Il est difficile de deviner ce que l'année nouvelle réserve d'heur ou de malheur à la cause de la décentralisation. Mais il faut être satisfait de l'année qui s'en va. Elle s'est ouverte au moment des campagnes fédéralistes de la Cocarde. Elle a pu voir, dès le printemps, la Nouvelle Revue devenir l'organe de tous les décentralisateurs de France, puis se fonder la Ligue nationale de décentralisation. Les éloquents discours de M. de Marcère à Nancy, de M. Maurice Barrès à Bordeaux et à Marseille, les protestations de plusieurs conseils généraux contre l'Exposition de 19001, la Conférence des publicistes fédéralistes n'ont pas laissé l'opinion indifférente pendant les mois d'été et d'automne. Enfin, voici qu'à l'entrée de l'hiver (pendant que le ministre de l'instruction publique déposait un important projet de loi sur les Universités régionales et que la Chambre nommait une commission favorable à ce projet) la Ligue de décentralisation se reconstituait sur un plan plus vaste et plus net.
On a lu ici même, le 15 décembre dernier, quel programme nouveau le comité songeait à soumettre à l'assemblée générale de la Ligue. Cette assemblée a eu lieu, et les nouveautés proposées ont été adoptées sans discussion. Point de changement essentiel, mais seulement quelques modifications de détail, qui, sans mettre en péril aucun des résultats acquis, ont permis d'étendre le cercle de l'influence de la Ligue. Les adhésions (dont quelques-unes fort précieuses) ne cessent d'affluer, depuis que, renonçant à toute espèce de particularisme politique, on a admis les Français de toute opinion à ce commun effort de défense et de réorganisation nationales.
Rien, d'ailleurs, n'était plus désirable à tous les égards. La Nouvelle Revue n'a cessé de redire que la décentralisation constituait une question économique ou une question nationale, et nullement une question « politique » au sens étroit du mot. L'on peut concevoir un régime individualiste et un régime collectiviste qui soient également décentralisés l'un et l'autre et au même degré. L'on peut imaginer, et l'on peut même voir, la décentralisation également pratiquée dans des monarchies et dans des républiques. La Suisse, la Prusse, la Belgique, les empires d'Allemagne et d'Autriche, les États-Unis d'Amérique sont des pays décentralisés ; inégalement, je le veux mais le plus ou moins de décentralisation n'est, en aucune sorte, lié à l'essence du régime politique adopté en ces divers pays. Toutes les libertés politiques sont, du reste, inscrites dans la constitution actuelle de la France ; l'on y trouve fort peu de libertés locales.
Et nous voyons aussi, en France, que chacun de nos grands partis compte dans ses rangs des centralisateurs et des décentralisateurs également acharnés. Il y a des uns et des autres chez les socialistes et les légitimistes, chez les bonapartistes et les républicains modérés, chez les radicaux et les opportunistes. La plupart de nos grands journaux politiques du Temps à la Justice, de la Gazette de France au Journal des débats, de la Libre Parole à l'Intransigeant, sont semblablement divisés. Il faut donc bien que, sur ce point, les partis en présence se dédoublent et se déclassent, absolument comme s'il s'agissait du problème viticole ou séricicole, de la réduction des frais de justice ou du libre-échangisme. M. de Cassagnac et M. Vigné d'Octon peuvent parfaitement s'entendre sur les remèdes à trouver aux fléaux de la vigne dans le Gers et l'Hérault on ne voit pas pourquoi ces messieurs et leurs collègues des autres départements ne pourraient pas semblablement s'entendre, s'associer, se liguer dans cette pensée définie de combattre un fléau qui sévit sur toute l'étendue du territoire.
Un peu de clairvoyance, uni à quelque bonne volonté, suffira à réaliser cette alliance pour la décentralisation. On mettra la politique à la porte. Ce sera peut-être un moyen de faire de la bonne et efficace politique. Ainsi, disait Pascal, la vraie philosophie se moque de philosopher. Supposez, en effet, que, sur la fin de notre XIXe siècle, ce dédain de la politique pure nous vaille une solide organisation régionale et municipale : tout le reste de l'édifice national s'en trouverait singulièrement consolidé. Contre les révolutions aussi bien que contre les guerres, le Français moderne aurait trouvé enfin un abri durable et résistant. Il se soucierait moins, dès lors, de renverser les bons régimes. Et il supporterait plus facilement les mauvais, puisqu'il n'en souffrirait presque plus et que l'action du pouvoir central se serait éloignée de lui.
Voilà un résultat désirable. La Ligue nationale y concourra certainement. Je voudrais que ce fût un concours tout à fait réel. En aucun cas, il ne faut se payer de mots. À Paris, dans cette grande salle de la Bourse de commerce où se retrouvait, l'autre soir, l'élite des décentralisateurs de tous les partis, monarchistes et républicains, conservateurs et radicaux ont généreusement suspendu leurs divisions et juré de maintenir l'union décentralisatrice : un écrivain enthousiaste a comparé la scène au spectacle que donna l'Assemblée nationale dans la nuit du 4 août. Ces mouvements sont honorables. Ne seront-ils pas vains ? Je crains un peu qu'ils ne le soient si la Ligue demande à tous ses adhérents la même somme d'abnégation politique qu'aux membres de son comité de direction... Elle aura beau vouloir écarter toute politique, la politique n'en sera pas moins présente. Et l'on invoquera toujours la politique, ne fût-ce que pour déguiser quelques querelles de personnes. Je sais telle sous-préfecture ou même telle grande ville (et, toutefois, l'esprit de clocher, le sentiment de l'autonomie, le désir de la décentralisation y sont très forts), dans lesquelles les « réactionnaires » et les « opportunistes », ou les « opportunistes » et les « socialistes » ne pourront jamais consentir à délibérer de concert, même sur la décentralisation. Puisque tout l'effort de la Ligue doit tendre à former des comités et des sous-comités jusque dans les moindres villages, il faut bien tenir compte de pareils sentiments il faut chercher à réunir, sans les brusquer, et à concilier, sans les effaroucher, tous ces irréconciliables.
Et cela n'est pas impossible. Il suffirait d'admettre, dans les bureaux de la Ligue nationale de décentralisation, des adhésions de deux espèces : les unes individuelles, les autres collectives. Des sociétés républicaines de toutes nuances, monarchistes de toutes couleurs, religieuses ou irreligieuses de tout rite et de toute confession, des conférences de Saint-Vincent-de-Paul et des loges maçonniques, des syndicats d'ouvriers et des syndicats de patrons, devraient pouvoir figurer comme des personnes morales, au même titre que vous et moi, sur les registres de la Ligue nationale : à plus forte raison se pourrait-il former tout exprès, dans les mêmes villes, plusieurs groupes indépendants et autonomes, également voués aux propagandes de la Ligue, mais différant les uns des autres par leur étiquette politique ou philosophique et chacun opérant dans son milieu distinct.
Ce serait le système de la fédération, dont le parti socialiste ne s'est point mal trouvé. Il a ici un grand mérite : c'est à peu près le seul qui puisse être mis en usage.
Charles Maurras