26.9.07

SIÈGE ET CONQUÊTE DE JÉRUSALEM (1099) de "histoire des croisades" de Michaud


Jérusalem, la cité des rois hébreux, des prophètes et du Christ sau­veur, la cité tant célébrée et dévastée tant de fois, présentait à l'époque de la première croisade la même étendue, la même forme, le môme aspect qu'aujourd'hui. La physionomie des lieux était la même ; alors comme aujourd'hui, le pâle olivier, le figuier, le térébinthe, formaient la rare végétation du sol de Jérusalem. La nature qui environne la cité sainte apparut aux compagnons de Godefroy telle qu'elle nous est apparue à nous-mêmes, obscurs pèlerins des derniers temps : nature austère, morne et muette. Les malédictions de l'Écriture semblent y recevoir un éternel accomplissement. Et, du reste, observons que les tristes images de ces montagnes stériles vont bien à Jérusalem : ne fallait-il pas que la nature fût morte à côté du tombeau d'un Dieu?
Indiquons d'abord le campement de l'armée chrétienne. Un terrain plat couvert d'oliviers s'étend vers le côté septentrional de Jérusalem ; c'est le seul endroit autour de la ville qui puisse se prêter à un cam­pement. Godefroy de Bouillon, Robert de Normandie et Robert de Flandre dressèrent leurs tentes sur cette esplanade, au nord-est de Jérusalem ; ils avaient devant eux la porte appelée maintenant porte de Damas, et la petite porte d'Hérode, aujourd'hui murée. Le point nord-ouest, qui faisait la porte de Bethléhem, fut occupé par Tancrède; venait ensuite le camp de Raymond de Toulouse; ses tentes couvraient les hauteurs appelées maintenant collines de Saint-Georges; l'étroit vallon de Réphraïm et une vaste et profonde piscine le sé­paraient des murs de Jérusalem. Cette position n'était pas heureuse pour servir le siège. Aussi le comte de Toulouse se détermina à porter une partie de son camp sur le mont Sion, au midi de la ville. Les vallées, ou plutôt les profonds ravins de Josaphat et de Siloé, ne permettaient ni campement ni attaque vers le côté oriental de la cité.
La garnison égyptienne, maîtresse de Jérusalem, se composait de quarante mille hommes. Vingt mille habitants avaient pris les armes. Une multitude de musulmans des bords du Jourdain, de la mer Morte et de diverses contrées voisines était venue dans la capitale de la Judée pour y chercher un abri ou pour la défendre. Les imans parcouraient les rues de Jérusalem, ranimant par leurs paroles le courage des défenseurs de l'islamisme et promettant la victoire au nom du Prophète.
Dès les premiers jours du siège, un solitaire du mont des Oliviers était venu conseiller un assaut général; les croisés, acceptant les mer­veilleuses promesses de l'ermite, décidèrent qu'on escaladerait les murailles. Malheureusement l'enthousiasme et la bravoure ne suffi­saient point pour renverser des murs et des tours; il fallait des échelles et des machines de guerre. Malgré les grosses pierres, l'huile et la poix bouillante qui tombaient sur eux, les chrétiens, réunis en bataillons serrés, attaquèrent la ville. Les Sarrasins purent admirer ce jour-là le prodigieux courage de leurs ennemis. Si les croisés avaient eu des instruments et des machines, ce premier assaut leur eût ouvert Jéru­salem. Mais le Ciel n'accomplit point les miracles promis par le soli­taire ; les croisés rentrèrent dans leur camp, après avoir laissé plusieurs de leurs compagnons tombés glorieusement sous les murs. Les chefs de l'armée songèrent alors à se procurer le bois nécessaire pour la instruction des machines; ce n'était pas chose facile dans un pays qui n'offrait qu'un sol dépouillé. Le premier bois qui servit aux travaux du siège provenait de maisons et même d'églises du voisinage démolies par les pèlerins.
Les ardeurs de l'été avaient commencé quand l'armée des Francs arriva sous les murs de la ville sainte. A l'approche des croisés, l'en­nemi avait comblé ou empoisonné les citernes. Pas une goutte d'eau N’était restée dans le lit poudreux du Cédron. La fontaine de Siloé, coulant par intervalles, ne pouvait suffire à la multitude des pèlerins: au-dessus de leur tête un ciel de feu, autour d’eux un sol desséché et des roches brûlantes. Les guerriers de la croix furent livrés à tous les tourments de la soif ; tel était ce fléau, qu’on s’apercevait à peine du manque de vivre. Une flotte génoise entrée au port de Joppé avec des provisions de toute espèce vint distraire les chrétiens de leurs sombres pensées; des vivres, des instruments de construction, un grand nombre d'ingénieurs et de charpentiers génois arrivèrent au camp de Jérusalem sous les ordres de trois cents hommes commandés par Raymond Pelet.
Le bois manquait toujours. Mais les croisés eurent connaissance d'une forêt du côté de Naplouse ; bientôt on vit arriver à la file dans le camp des chameaux chargés de sapins, de cyprès et de chênes. Tous les bras furent employés au travail; aucun pèlerin de l'armée ne restait en repos. Tandis que les uns construisaient des béliers, des catapultes, des galeries couvertes, des tours, les autres, guidés par des chrétiens du pays, s'en allaient avec des outres demander un peu d'eau à la fontaine d'Elpire, sur la route de Damas; à celle des Apôtres, un peu au delà de Béthanie; à la fontaine de Marie, dans le vallon appelé Désert de Saint-Jean; à une autre source, à l'ouest de Bethléem, où le diacre saint Philippe baptisa, dit-on, l'esclave de Gandace, reine d'Ethiopie. Parmi les machines de guerre qui s'élevaient me­naçantes, on remarquait trois énormes tours d'une structure nouvelle, chacune de ces tours avait trois étages : le premier, destiné aux ouvriers qui en dirigeraient le mouvement; le second et le troisième, aux guerriers qui devaient livrer un assaut. Ces trois forteresses roulantes s'élevaient plus haut que les murailles de la ville assiégée. On avait adapté au sommet une espèce de pont-levis qu'on pouvait abattre sur le rempart, et qui devait offrir un chemin pour pénétrer jusque dans la place. A ces puissants moyens d'attaque il fallait joindre l'enthousiasme religieux, qui déjà avait enfanté tant de prodiges dans cette croisade. Après trois jours d'un jeûne rigoureux, les croisés, dans I attitude de l'humilité la plus profonde, firent une procession autour de la sainte cité.
Les assiégés avaient élevé un grand nombre de machines vers les côtés de la ville qui paraissaient les plus menacés par les chrétiens; ils avaient laissé sans défense le côté oriental; c'est dans cette direction, en face de la porte Saint-Étienne, que Godefroy et les deux Robert transportèrent leur camp ; ce grand déplacement, pour lequel il fallut démonter pièce à pièce les tours et les diverses machines de guerre, et qui devait décider de la prise de Jérusalem, se fit dans une seule nuit, et dans une nuit du mois de juillet, c’est-à-dire dans l’espace de cinq à six heures. Le 14 juillet 1099, au lever du jour, les chefs donnèrent le signal d’une attaque générale ; toutes les forces de l’armée, toutes les machines s’ébranlèrent contre les remparts. Les trois grandes tours ou forteresses roulantes, conduites l’une par Godefroy à l’orient, l’autre par Tancrède au nord-ouest, la troisième par Raymond de Toulouse au midi, s’avancèrent vers les murailles au milieu du tumulte des armes et des cris des ouvriers et des soldats. Ce premier choc fut terrible, mais non pas décisif; douze heure, d'un combat opiniâtre ne purent fixer la victoire. Quand la nuit les fit rentrer dans leur camp, les chrétiens gémissaient de ce que Dieu ne les avait point encore jugés dignes d'entrer dans la ville sainte et d'adorer le tombeau de son Fils.
Le jour suivant ramena les mêmes combats. Les assiégés, qui avaient appris l'arrivée prochaine d'une armée égyptienne, étaient animés par l'espoir de la victoire. Le courage des guerriers de la croix avait pris une invincible énergie. Des trois points d'attaque partaient des chocs impétueux. Deux magiciennes qui, debout sur les remparts conjuraient les éléments et les puissances de l'enfer, tombèrent sous une grêle de traits et de pierres. L'assaut avait duré la moitié de la journée, et Jérusalem restait fermée aux croisés. Tout à coup on vit paraître sur le mont des Oliviers un cavalier agitant un bouclier et donnant à l'armée chrétienne lé signal pour entrer dans la ville. Cette soudaine apparition embrase les assaillants d'une ardeur nouvelle. La tour de Godefroy s'avance au milieu d'une terrible décharge de pierres, de traits, de feux grégeois, et laisse tomber son pont-levis sur la muraille. Les croisés lancent en même temps dès dards enflammés contre les machines des assiégés, contre les sacs de paille et de foin et les ballots de laine qui recouvraient les derniers murs de la ville. Le vent allume l'incendie et pousse les flammes sur les Sarrasins, qui, enveloppés de noirs tourbillons, se troublent et reculent. Godefroy, précédé des deux frères Lethalde et Engelbert de Tournay, suivi de Baudouin du Bourg, de son frère Eustache, de Raimbaud Croton, de Guicher, de Bernard de Saint-Vallier, d'Amenjeu d'Aldret, enfonce les ennemis et s'élance sur leurs traces dans Jérusalem. De leur côté, Tancrède, les deux Robert et Raymond de Toulouse ne tardèrent pas à pénétrer dans la place. Ce fut un vendredi à trois heures du soir, jour et heure du trépas du Sauveur, que les croisés entrèrent dal Jérusalem.
L'histoire a raconté avec effroi le carnage des musulmans dans la cité conquise; ce carnage dura une semaine. Soixante-dix mille Sarrasins furent immolés. La difficulté de garder un trop grand nombre de prisonniers, l'idée qu'il faudrait tôt ou tard combattre encore les musulmans qu'on renverrait de Jérusalem, furent les motifs sur lesquels s'appuya une politique barbare. Les scènes du massacre ne furent interrompues que par une fervente visite dans l’église de la Résurrection. Mystérieux contraste! Ces mêmes hommes qui venaient d’égorger dans les rues des ennemis vaincus se montraient nu-pieds, la tête découverte, poussant de pieux gémissements, versant des larmes de dévotion et d’amour. La prière et les sanglots religieux avaient tout à coup remplacé dans Jérusalem les hurlements de la rage et les cris des victimes.