30.4.07

PRIERE DES CHEVALIERS

Seigneur Jésus,
De qui descend toute noblesse et toute chevalerie,
Apprenez-nous à servir noblement ;
Que notre fait ne soit point parade ni littérature,
Mais loyal ministère et sacrifice coûteux.
Tenez nos âmes hautes, tout près de Vous,
Dans le dédain des marchandages,
Des calculs et des dévouements à bon marché.
Car nous voulons gagner notre paradis
Non pas en commerçants,
Mais à la pointe de notre épée,
Laquelle se termine en croix, et ce n’est pas pour rien.
Nous avons fait de beaux rêves pour Votre amour ;
Dans l’obscurité des journées banales,
Préparez-nous aux grandes choses par la fidélité aux petites
Et enseignez-nous que la plus fière épopée
Est de conquérir notre âme et de devenir des Saints.
Nous n’avons pas visé moins haut, Seigneur,
Et nous sommes bien ambitieux,
Mais heureusement nous sommes faibles
Et cette grâce, nous l’espérons de votre miséricorde,
Nous conservera humbles.
Demandez-nous beaucoup, et aidez-nous à Vous donner davantage.
Et puisque nous sommes livrés à vous,
Ne Vous gênez pour nous prendre au mot et pour nous sacrifier ;
Nous Vous le demandons malgré le tremblement de notre chère,
Car nous voulons n’avoir qu’une crainte, celle de ne pas vous aimer assez.
Et quand, au soir de notre dernière bataille,
Votre voix de chef sonnera le ralliement de tous Vos chevaliers,
Faites Seigneur, c’est notre suprême prière,
Faites que notre mort serve à quelque chose,
Et accordez-nous la grâce de mourir debout.

Ainsi soit-il.

13.4.07

TESTAMENT DE LOUIS XVI

Au nom de la Très Sainte Trinité du père du Fils et du Saint Esprit, aujourd’hui vingt cinquième jour de Décembre, mil sept cent quatre vingt douze Moi Louis XVIe du nom Roy de France étant depuis plus de quatre mois enfermé avec ma famille dans la Tour du Temple à Paris par ceux qui étaient mes sujets, et privé de toute communication quelconque, même depuis le onze du courant avec ma famille de plus impliqué dans un Procès, dont il est impossible de prévoir l’issue à cause des passions des hommes et dont on ne trouve aucun prétexte ni moyen dans aucune Loi existante, n’ayant que Dieu pour témoin de mes pensées et auquel je puisse m’adresser, je déclare ici en sa présence mes dernières volontés et mes sentiments.
Je laisse mon âme à Dieu mon créateur, je le prie de la recevoir en sa miséricorde, de ne pas la juger d’après ses mérites, mais par ceux de Notre Seigneur Jésus Christ, qui s’est offert en sacrifice à Dieu son Père, pour nous autres hommes quelqu’indignes que nous en fussions et moi le premier.
Je meurs dans l’union de notre sainte Mère l’Eglise Catholique Apostolique et Romaine qui tient ses pouvoirs par une succession non interrompue de St Pierre auquel Jésus Christ les avait confiés. Je crois fermement et je confesse tout ce qui est contenu dans le Symbole et les commandements de Dieu et de l’Eglise, les Sacrements et les Mystères tels que l’Eglise Catholique les enseigne et les a toujours enseignés.
Je n’ai jamais prétendu me rendre juge dans les différentes manières d’expliquer les dogmes qui déchire l’Eglise de Jésus Christ mais je m’en suis rapporté et rapporterai toujours si Dieu m’accorde vie, aux décisions que les supérieurs Ecclésiastiques unis à la Saint Eglise Catholique donnent et donnèrent conformément à la discipline de l’Eglise suivie depuis Jésus Christ. Je plains de tout mon cœur nos frères qui peuvent être dans l’erreur, mais je ne prétends pas les juger, et je ne les aime pas moins tous en Jésus Christ suivant ce que la charité Chrétienne nous l’enseigne.
Je prie Dieu de me pardonner tous mes péchés. J’ai cherché à les connaître scrupuleusement, à les détester, à les détester, à m’humilier en sa présence, ne pouvant me servir du Ministère d’un Prêtre Catholique je prie Dieu de recevoir la confession que je lui en ai faite et surtout le repentir profond que j’ai d’avoir mis mon nom (quoique cela fut contre ma volonté) à des actes qui peuvent être contraires à la discipline et à la croyance de l’Eglise Catholique à laquelle je suis toujours resté sincèrement uni de cœur, je prie Dieu de recevoir la ferme résolution où je suis s’il m’accorde vie, de me servir aussitôt que je le pourrai du Ministère d’un Prêtre Catholique pour m’accuser de tous mes péchés, et recevoir le Sacrement de Pénitence.
Je prie tous ceux que je pourrais avoir offensés par inadvertance (car je ne me rappelle pas d’avoir fait sciemment aucune offense à personne) ou ceux à qui j’aurais pu donner de mauvais exemples ou des scandales de me pardonner le mal qu’ils croient que je peux leur avoir fait.
Je prie tous ceux qui ont de la Charité d’unir leurs prières aux miennes, pour obtenir de Dieu le pardon de mes péchés.
Je pardonne de tout mon cœur, à ceux qui se sont fait mes ennemis sans que je leur en ai donné aucun sujet et je prie Dieu de leur pardonner, de même que ceux qui par un faux zèle, ou par un zèle malentendu, m’ont fait beaucoup de mal.
Je recommande à Dieu, ma femme, mes enfants, ma sœur, mes tantes, mes frères, et tous ceux qui me sont attachés par les Liens du Sang ou par quelqu’autre manière que ce puisse être. Je prie Dieu particulièrement de jeter de yeux de miséricorde, sur ma femme, mes enfants et ma sœur qui souffrent depuis longtemps avec moi, de les soutenir par sa grâce s’ils viennent à me perdre, et tant qu’ils resteront dans ce monde périssable.
Je recommande mes enfants à ma femme, je n’ai jamais douté de sa tendresse maternelle pour eux, je lui recommande surtout d’en faire de bons Chrétiens et d’honnêtes hommes, de leur faire regarder les grandeurs de ce monde-ci (s’ils sont condamnés à les éprouver) que comme des biens dangereux et périssables et de tourner leurs regards vers la seule gloire solide et durable de l’Eternité, je prie ma sœur de vouloir bien continuer sa tendresse à mes enfants, et de leur tenir lieu de mère, s’ils avaient le malheur de perdre la leur.
Je prie ma femme de me pardonner tous les maux qu’elle souffre pour moi, et les chagrins que je pourrais lui avoir donné dans le cours de notre union, comme elle peut être sure que je ne garde rien contre elle, si elle croyait avoir quelque chose à se reprocher.
Je recommande bien vivement à mes enfants, après ce qu’ils doivent à Dieu qui doit marcher avant tout, de rester toujours unis entre eux, soumis et obéissants à leur mère, et reconnaissant de tous les soins et peines qu’elle se donne pour eux, et en mémoire de moi je les prie de regarder ma sœur comme une seconde mère.
Je recommande à mon fils s’il avait le malheur de devenir Roi, de songer qu’il se doit tout entier au bonheur de ses concitoyens, qu’il doit oublier toute haine et tout ressentiment et nommément tout ce qui a rapport aux malheurs et aux chagrins que j’éprouve, qu’il ne peut faire le bonheur des Peuples qu’en régnant suivant les Lois, mais en même temps qu’un Roi ne peut les faire respecter, et faire le bien qui est dans son cœur, qu’autant qu’il a l’autorité nécessaire, et qu’autrement étant lié dans ses opérations et n’inspirant point de respect, il est plus nuisible qu’utile.
Je recommande à mon fils d’avoir soin de toutes les personnes qui m’étaient attachées autant que les circonstances où il se trouvera lui en donneront les facultés, de songer que c’est une dette sacrée que j’ai contractée envers les enfants ou le parents de ceux qui ont péris pour moi et ensuite de ceux qui sont malheureux pour moi, je sais qu’il y a plusieurs personnes de celles qui m’étaient attachées qui ne se sont pas conduites envers moi comme elles le devaient, et qui ont même montré de l’ingratitude, mais je leur pardonne (souvent dans les moments de troubles et d’effervescence on n’est pas le maître de soi) et je prie mon fils, s’il en trouve l’occasion, de ne songer qu’à leur malheur.
Je voudrais pouvoir témoigner ici ma reconnaissance à ceux qui m’ont montré un véritable attachement et désintéressé, d’un côté si j’étais seulement touché de l’ingratitude et de la déloyauté des gens à qui je n’avais jamais témoigné que des bontés, à eux à leurs parents ou amis, de l’autre j’ai eu de la consolation à voir l’attachement et l’intérêt gratuit que beaucoup de personnes m’ont montrés, je les prie d’en recevoir tous mes remerciements, dans la situation où sont encore les choses, je craindrait de les compromettre si je parlais plus explicitement mais je recommande spécialement à mon fils de chercher les occasions de pouvoir les reconnaître.
Je croirais calomnier cependant les sentiments de la Nation si je ne recommandais ouvertement à mon fils M. De Chamilly et Hue, que leur véritable attachement pour moi, avait porté à s’enfermer avec moi dans ce triste séjour, et qui ont pensé en être les malheureuses victimes, je lui recommande aussi Cléry des soins duquel j’ai eu tant lieu de me louer depuis qu’il est avec moi comme c’est lui qui est resté avec moi jusqu’à la fin, je prie Messieurs de la Commune de lui remettre mes hardes, mes livres, ma montre, ma bourse, et les autres petits effets qui ont été déposées au Conseil de la Commune.
Je pardonne encore très volontiers à ceux qui me gardaient, les mauvais traitements et les gènes dont ils ont cru devoir user envers moi, j’ai trouvé quelques âmes sensibles et compatissantes, que celles-là jouissent dans leur cœur de la tranquillité que doit leur donner leur façon de penser.
Je prie Messieurs de Malesherbes, Tronchet et de Sèze, de recevoir ici tous mes remerciements et l’expression de ma sensibilité, pour tous les soins et les peines qu’ils se sont donnés pour moi.
Je finis en déclarant devant Dieu et prêt à paraître devant lui que je ne me reproche aucun des crimes qui sont avancées contre moi. Fait en double à la tour du Temple le vingt cinq décembre mil sept cent quatre vingt douze.
LOUIS

12.4.07

Le Bien Commun

La politique aspire secrètement à produire l'éclosion de la sagesse et, pour donner suite à ses voeux, elle promeut la pratique des lettres, des sciences, des arts et l'instruction en général. Elle a également soin de maintenir la discipline, de favoriser la vertu et d'assurer la protection tant intérieur que extérieur par l'organisation de la police et de l'armée. Il lui appartient aussi de veiller à la santé publique, au dévelopement de la famille, à la distribution des biens, à leur transmission, à leur circulation par le commerce, à leur production par l'agriculture et l'industrie. Et le plus mystérieux est que tout cela ne constitue qu'un seul bien, le Bien Commun.
L. LACHANGE O.P.

PROCES DE SAINTE JEANNE D'ARC

Au nom du Seigneur, ainsi soit-il.
Ici commence le procès en matière de foi contre défunte femme Jeanne, appelée vulgairement la Pucelle.
A tous ceux qui les présentes lettres verront, Pierre1, par la miséricorde divine évêque de Beauvais, et frère Jean Lemaître, de l’Ordre des frères prêcheurs, commis, dans le diocèse de Rouen, et chargé spécialement, eu qualité de vice-inquisiteur, de suppléer dans ce procès religieuse et prudente personne maître Jean Graverent, dudit Ordre, docteur distingué en théologie, inquisiteur de la foi et de la plaie hérétique, député, par délégation apostolique, au royaume de France; salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ auteur et consommateur de la foi.
Il a plu à la céleste Providence qu’une femme nommée Jeanne et vulgairement la Pucelle ait été prise et appréhendée par les gens de guerre dans les bornes et limites de nos diocèse et juridiction.
Or, c’était un bruit public que cette femme, au mépris. de la pudeur et de toute vergogne et respect de son sexe, portait, avec une impudence inouïe et monstrueuse, des habits difformes convenant au sexe masculin.

1. Pierre Cauchon.


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On disait encore que sa témérité l'avait conduite à faire, dire et semer beaucoup de choses contraires à la foi catholique et aux articles de la croyance orthodoxe. Ce faisant, elle s'était rendue gravement coupable tant dans notre diocèse que dans plusieurs autres lieux du royaume.
L'Université de Paris ayant eu connaissance de ces faits, ainsi que frère Martin Belorme, vicaire général de mon dit seigneur l'inquisiteur ès perversité hérétique, s'adressèrent aussitôt à l'illustre prince monseigneur le duc de Bourgogne et au noble seigneur Jean de Luxembourg, chevalier, qui tenaient ladite Pucelle sous leur puissance et autorité. Ils requirent lesdits seigneurs, par sommation, au nom du vicaire, sous les peines juridiques, de nous rendre et envoyer ladite femme ainsi diffamée et suspecte d'hérésie, comme au juge ordinaire.
Nous, évêque susdit, remplissant notre office pastoral, travaillant de toutes nos forces à l'exaltation et promotion de la foi chrétienne, avons voulu nous livrer à une en- quête légitime sur les faits ainsi divulgués et procéder , avec mûre délibération, conformément au droit et à la raison, à la conduite ultérieure qui nous paraîtrait légitime.
C'est pourquoi nous avons à notre tour, et sous les peines de droit, requis lesdits prince et seigneur de remettre à notre juridiction spirituelle ladite femme pour être jugée.
A son tour, le sérénissime et très chrétien prince notre maître, le roi de France et d' Angleterre 1 , a requis lesdits

1. Henri VI d’Angleterre

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seigneurs, pour parvenir au même résultat. Enfin le très illustre duc de Bourgogne et le seigneur susnommé Jean de Luxembourg, accordant favorable accueil auxdites monitions et désirant, dans leurs âmes catholiques, accorder leur aide à des actes ayant pour but l'accroissesement de la foi, ont livré et envoyé ladite Pucelle à notre dit seigneur et à ses commissaires.
Ledit seigneur, dans son zèle et sa royale sollicitude en faveur de la foi, nous a ensuite délivré ladite femme, pour que nous soumettions les faits et dits de la prévenue à une enquête préalable et approfondie, avant de. procéder ultérieurement.
En suite de ces actes, nous avons prié l'illustre et célèbre chapitre de Rouen, détenteur de toute la juridiction spirituelle et administration, le siège épiscopal vacant, de nous accorder territoire dans cette ville de Rouen, pour y déduire ce procès: ce qui nous a été gracieusement et libéralement concédé.
Avant de procéder contre ladite Pucelle à la procédure ultérieure, nous avons jugé raisonnable de nous concerter, par une grave et mûre délibération, avec des personnes lettrées et habiles en droit divin et humain, dont le nombre, grâce à Dieu, en cette ville de Rouen, est considérable.


PREMIÈRE JOURNÉE DU PROCÈS
9 JANVIER 1431 (1)

Le jour de mardi, 9e du mois de janvier de l'an du

1. L'année commençait alors à Pâques; ainsi jusqu'à la date de cette fête tombant cette année-là le 1er avril, les actes portent le millésime 1430, que nous corrigeons partout en 1431.


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Seigneur mil quatre cent et trente[-un], selon le rite et comput de I’Eglise de France, indiction 9e, la quatorzième année du pontificat de notre très saint père et seigneur Martin V, pape par la divine Providence, dans la maison du conseil royal proche du château de Rouen, nous, évêque susdit, avons fait convoquer les maîtres et docteurs qui suivent, savoir:

Messeigneurs:

Gilles [de Duremort], abbé de Fécamp, docteur en théologie;
Nicolas [Le Roux], abbé de Jumièges, docteur en droit canon;
Pierre [Miget], prieur de Longueviile, docteur en théologie;
Raoul [Roussel], trésorier de l’Eglise de Rouen, docteur en l’un et l’autre droit;
Nicolas [de Venderès], archidiacre d’Eu, licencié en droit canon;
Robert [Barbier], licencié en l’un et l’autre droit;
Nicolas [Coppequêne], bachelier en théologie, et
Nicolas [Loiseleur], maître ès arts.
Ces notables personnages étant réunis, nous leur avons exposé les diligences qui avaient été faites et qui ont été dites ci-dessus, leur demandant de nous éclairer de leurs lumières sur le mode et la conduite à suivre. Ces maîtres et docteurs, en ayant pris connaissance, jugèrent qu’il fallait avoir des informations touchant les faits et dits imputés à cette Pucelle. Déférant à cet avis, nous leur


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avons représenté les enquêtes déjà faites par nos ordres à ce sujet et nous avons décidé d’en faire poursuivre de nouvelles.
Nous avons encore ordonné que toutes ces informations ensemble et à jour fixe déterminé par nous fussent présentées au conseil, afin de le bien éclairer sur la conduite à tenir dans le traitement de toute l’affaire. Pour mieux et plus convenablement opérer ces informations et le reste, il a été délibéré qu’il était besoin de certains officiers spéciaux chargés personnellement de s’y entremettre.
En conséquence, sur l’avis et délibération du conseil, il a été élu par nous, évêque, conclu et délibéré que:
Vénérable et discrète personne maître Jean d’Estivet, chanoine des Églises de Beauvais et de Bayeux, remplirait l’office de promoteur ou procureur général en la cause.
Scientifique personne maître Jean de la Fontaine, maître ès arts et licencié en droit canon, a été nommé conseiller commissaire et instructeur.
Prudentes et honorables personnes Guillaume Colles, autrement dit Bois-Guillaume 1, et Guillaume Manchon, prêtres, greffiers de l’officialité de Rouen, d’autorité impériale et apostolique, rempliraient l’office de greffiers ou scribes.
Maître Jean Massieu, prêtre, doyen de la cathédrale de Rouen, a été constitué exécuteur des exploits et convocations à émaner de notre autorité. Le tout en vertu de ce qui est contenu tout au long dans les lettres


1. Ou Bosc Guillaume.


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de création données pour chacun de ces offices 1.


DEUXIÈME JOURNÉE DU PROCÈS

13 JANVIER 1431.

Lecture des informations prises sur la Pucelle.

Le lundi suivant [treizième de janvier], nous, évêque susdit, avons rassemblé en notre domicile à Rouen messieurs et maîtres:
Gilles, abbé de la Sainte-Trinité de Fécamp, docteur en théologie;
Nicolas de Venderés, licencié en droit canon;
Guillaume Haiton, bachelier en théologie;
Nicolas Couppequene, bachelier en théologie;
Jean de la Fontaine, licencié en droit canon,
Et Nicolas Loyseleur, chanoine de l’Eglise de Rouen.
En présence desquels nous avons exposé ce qui s’était


1. Suivent les diverses lettres closes et patentes mentionnées dans les actes qui précèdent, ce sont : 1° lettre de l’Université de Paris au duc de Bourgogne (14 juillet 1430) ; 2° lettre de l’Université à Jean de Luxembourg (14 juillet 1430); 3° lettre du vicaire général de l’Inquisition au duc de Bourgogne (26 mai 1430); 40 sommation faite par nous, évêque susdit, au duc de Bourgogne et à Jean de Luxembourg (14 juillet 1430) ; exploit de signification de la sommation qui précède (14 juillet); lettre de l’Université à l’évêque de Beauvais (21 novembre) ; lettre de l’Université au roi d’Angleterre (21 novembre) ; ordre du roi d’Angleterre de nous livrer ladite Jeanne (3 janvier 1431) ; lettres de territoire à nous accordées par le vénérable chapitre de l’Eglise de Rouen, pendant la vacance du siège (28 décembre 1430); lettres d’institution des notaires (9 janvier 1431); lettres d’institution d’un conseiller, commissaire et ordonnateur des témoins (9janvier); lettres d’institution de l’appariteur (9 janvier). Tous ces documents se trouvent dans J. Quicherat et les trois traductions françaises dont nous avons parlé plus haut.


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fait dans la précédente séance, en leur demandant avis sur la marche ultérieure à suivre.
Nous leur avons, en outre, fait donner lecture des informations recueillies au pays natal de cette femme et ès autres lieux, ainsi que de diverses notes sur divers points, les unes stipulées dans ces informations, les autres alléguées par la rumeur publique.
Tout cela vu et entendu, lesdits maîtres ont délibéré qu’il serait dressé là-dessus des articles ou propositions en due forme, afin que la matière pût être distinguée d’une manière plus précise et que l’on pût mieux examiner ultérieurement s’il y a motif suffisant d’introduire citation et instance en cause de foi,
Conformément à cet avis, nous avons résolu de faire dresser de tels articles, et avons commis à ce soin certains docteurs notables dans l’un et l’autre droit, pour y pourvoir avec les notaires 1. Ceux-ci, nous obtempérant avec diligence, ont procédé les dimanche, lundi et mardi qui suivirent.


TROISIÈME JOURNÉE DU PROCÈS

23 JANVIER 1431.

Conclusion de faire enquête préparatoire.

Le mardi 23, au même lieu, comparurent les assesseurs dénommés en la précédente séance
Nous leur avons fait donner lecture des articles rédigés, en leur demandant avis sur la suite. Ces assesseurs

1. Bois-Guillaume et Manchon.


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déclarèrent alors que ces articles étaient rédigés en bonne forme et qu’il convenait de procéder aux interrogatoires correspondant à ces articles. Ensuite ils dirent que nous pouvions et devions procéder à l’enquête préparatoire sur les faits et dits de la prisonnière.
Acquiesçant à leur avis et attendu que nous sommes occupés ailleurs, nous avons délégué à cette enquête le commissaire ci-dessus Jean de la Fontaine.


QUATRIÈME JOURNÉE DU PROCÈS

13 FÉVRIER 1431.

Prestation de serment par les officiers de la cause.

Le mardi 13, au même lieu, présents:
Gilles, abbé, etc., Jean Beaupère, Jacques de Touraine, Nicolas Midi, Pierre Maurice, Gérard Feuillet, Nicolas de Venderès, Jean de la Fontaine, William Heton, Nicolas Couppequêne, Thomas de Courcelles, Nicolas Loyseleur;
Avons mandé les officiers de la cause, savoir: Jean d’Estivet, promoteur: Jean de la Fontaine, commissaire; Guillaume Boisguillaume, Guillaume Manchon, notaires; et J. Massieu, appariteur; lesquels, sur notre requête, ont prêté serment de bien et fidèlement remplir leurs offices.


CINQUIÈME, SIXIÈME ET SEPTIÈME JOURNÉES

14, 15, 16 FÉVRIER 1431.

Enquête préparatoire.

Les mercredi, jeudi, vendredi et samedi suivants, par


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le ministère de maître Jean de la Fontaine, commissaire, assisté de deux notaires, il a été procédé à ladite enquête.


CINQUIÈME SÉANCE DU PROCÈS

19 FÉVRIER 1431.
Le ministère de l’Inquisition sera invoqué.

Le lundi après les Brandons comparurent, à environ 8 heures du matin, dans notre dite maison d’habitation:
Gilles, abbé de Fécamp; J. Beau père, Jacques de Touraine, N. Midi, Pierre Maurice, Gérard Feuillet, docteurs en théologie; N. de Venderès, Jean de la Fontaine, licenciés en droit canon; G. Haiton, N. Coupequesne, Th. de Courcelles, bacheliers en théologie; Nic. Loyseleur, chanoine de Rouen.
Nous, évêque susdit, avons exposé en leur présence qu’une instruction préalable avait été faite par nos soins contre cette femme pour voir s’il y avait lieu à suivre l’action. Nous avons ensuite fait lire, séance tenante, devant lesdits présents, la teneur des articles et dépositions des témoins contenus dans cette information préalable.
Lesquels conseillers, cette pièce ouïe, en délibérèrent longuement, et, sur leur avis, nous avons prononcé qu’il y avait matière suffisante pour faire livrer la prévenue en cause de foi.
En outre, par égard pour le Saint-Siège apostolique, qui a spécialement institué MM. les inquisiteurs pour connaître des affaires de ce genre, nous avons décidé, de

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l’avis des mêmes assesseurs, que M. l’inquisiteur du royaume serait appelé et requis, pour s’adjoindre, s’il lui plaisait, à nous, dans le procès. Et comme le dit inquisiteur pour lors était absent de cette ville de Rouen, nous avons ordonné que son vicaire, présent à Rouen, serait mandé en son lieu et place.


SIXIÈME SÉANCE DU PROCÈS

19 FÉVRIER 1431.
Réquisition du vicaire de l’inquisiteur.

Le même jour, vers quatre heures après midi, comparut audit lieu devant nous, vénérable et discrète personne frère Jean Lemaître, vicaire de M. l’inquisiteur du royaume de France, par lui député pour la métropole et diocèse de Rouen.
Lequel avons sommé et requis de s’adjoindre à nous pour ledit procès, offrant de lui communiquer tout ce qui avait été déjà fait ou se ferait à l’avenir dans la cause. A cela, le vicaire répondit qu’il était prêt à nous montrer sa commission, ou lettres de vicariat, et que, vu la teneur de cette commission, il ferait volontiers, dans la cause, ce qu’il devrait faire pour l’office de la sainte Inquisition.
Il représenta cependant que sa commission s’appliquait uniquement au ressort ou diocèse de Rouen. Or, attendu que, encore bien que le chapitre de Rouen nous eût prêté juridiction et territoire en ce diocèse, cependant le présent procès avait été intenté à raison de notre juridiction comme évêque de Beauvais, par ce motif, ledit

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vicaire a émis ce doute: si sa commission pouvait s’étendre à ta poursuite du présent procès. Sur ce, nous lui avons fait réponse qu’il se rendît de nouveau, le jour suivant, par-devant nous et que d’ici là nous aviserions sur ce point.


SEPTIÈME SÉANCE DU PROCÈS

20 FÉVRIER 1431.

Le vicaire de l’inquisiteur se récuse dans la cause.

Le lendemain comparurent au même lieu: Lemaître, Beaupère, Touraine, Midi, Venderès, Maurice, Feuillet, Courcelles, Loyseleur et frère Martin Ladvenu de l’Ordre des frères prêcheurs.
Nous avons exposé en leur présence que, vu la commission du vicaire et ouï l’avis des conseillers auxquels. cette commission a été présentée, nous avions conclu que le vicaire était autorisé par ladite commission à procéder conjointement avec nous.
Néanmoins, pour plus de sûreté en faveur de ce procès, nous avons décidé d’adresser personnellement sommation et requête à l’inquisiteur général de se rendre en ce diocèse afin de nous assister ou de se faire suppléer par un vicaire muni dans ce but de pouvoirs spéciaux.
A quoi frère Lemaître a répondu que, tant pour tranquilliser sa conscience que pour donner une marche plus sûre au procès, il ne consentirait d’aucune façon à s’entremettre en cette affaire, sauf le cas où il recevrait un pouvoir spécial et dans la limite de ce pouvoir. Toutefois il a consenti, en tant qu’il le pouvait et qu’il lui

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était permis, à ce que nous, évêque, procédassions plus outre, jusqu’à ce qu’il eût un avis plus éclairé sur la question de savoir si les termes de sadite commission lui permettaient de s’adjoindre au procès.
Après lequel acquiescement, nous avons derechef offert au vicaire communication des actes de notre procédure. Et les opinions des assistants étant recueillies, avons arrêté que ladite femme serait citée à comparaître devant nous le lendemain mercredi 21 février 1.


HUITIÈME SÉANCE DU PROCÈS

21 FÉVRIER 1431.

Première séance publique. Interrogatoire.

Le mercredi, vers huit heures du matin, nous évêque, nous sommes rendu à la chapelle royale du château de Rouen, où nous avions cité la prévenue. Là, nous avons pris séance, assisté des révérends pères seigneurs et maîtres [au nombre de 43] 2.
En premier lieu, il a été, devant ces assesseurs, donné lecture des lettres du roi qui nous renvoient la prévenue et des lettres de territoire.
Lecture faite, maître Jean d’Estivet, promoteur, a


1. Suivent la teneur des lettres de vicariat de frère Lemaître et la lettre de P. Cauchon à l’Inquisiteur général, frère Jean Graverend (22 février 1431). Celui-ci répondit de Constance qu’étant légitimement empêché il déléguait frère Jean Lemaître, qui siégea officiellement à partir du 13 mars.
2. Nous omettons, pour abréger, la liste des assistants de Pierre Cauchon, elle varie presque à chaque séance, mais les noms que nous avons déjà transcrits plusieurs fois s’y retrouvent.


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rapporté qu’il avait fait citer la prévenue à comparaître 1.
A l’exhibition de ce rapport, le promoteur a requis qu’il fût procédé à la comparution. Et entre temps ladite femme ayant demandé à ouïr la messe, nous avons exposé aux assesseurs que, de l’avis de notables maîtres avec qui nous en avons conféré, attendu les crimes dont ladite prévenue est diffamée, notamment la difformité de son habillement dans laquelle elle persévère, nous avons cru devoir surseoir à lui accorder la licence par elle demandée d’entendre la messe et d’assister aux divins offices.
[L’exécution de l’exploit atteste que] ladite Jeanne a en effet répondu que volontiers elle comparaîtrait... et répondrait la vérité aux interrogatoires qui seraient à lui faire; qu’elle demandait que, dans cette cause, vous voulussiez bien vous adjoindre des ecclésiastiques de ces parties de France [d’où venait la prévenue, c’est-à-dire docteurs de l’obédience du roi Charles VII].
[Jeanne est introduite par l’huissier Jean Massieu, prêtre.]
Pendant que nous disions ce qui précède, la prévenue a été amenée par l’exécuteur des exploits. Nous avons rappelé qu’elle avait été appréhendée sur le territoire de notre diocèse de Beauvais,... à nous envoyée par le roi,... et citée pour répondre en justice des faits criminels qui lui sont imputés...
C’est pourquoi, désirant, dans cette cause, remplir le devoir de notre office à la conservation et exaltation de

1. Suit la lecture des lettres de citation et de l’exécution de l’exploit.


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la foi catholique, avec le secours favorable de Jésus-Christ, dont la cause est en jeu, nous avons préalablement admonesté et requis ladite Jeanne, alors assise devant nous, que, pour accélérer le procès et pour la décharge de sa propre conscience, elle nous dît pleinement sur ce la vérité sans faux-fuyants ni subterfuges.


Prestation de serment.

Là-dessus, nous avons requis l’accusée de prêter serment sur l’Évangile qu’elle dira la vérité.
RÉPONSE DE JEANNE : J’ignore la matière de l’interrogatoire. Peut-être me demanderez-vous telles choses que je ne dois pas vous dire.
CAUCHON: Jeanne, je vous requiers encore de prêter serment de dire la vérité.
JEANNE: De mon père, de ma mère et des choses que j’ai faites depuis que je pris le chemin de France, volontiers je jurerai. Mais quant aux révélations qui me viennent de Dieu, je n’en ai onques rien dit ni révélé à personne, sinon à Charles mon roi; je n’en dirai pas plus, dût-on me couper la tête, parce que mon conseil secret — mes visions, j’entends — m’a défendu d’en dire rien à personne. Au reste, avant huit jours, je saurai bien si je dois rien vous dire.
CAUCHON : Derechef, nous vous avertissons et requé-


1. L’original emploie ici le style indirect: laquelle Jeanne à cela répondit en ces termes : Je ne sais, etc. Et comme nous lui dîmes :Vous jugerez, etc. Elle répondit de nouveau; Quant à mon père, etc. A cette forma nous substituons le style direct. Seuls les incidents seront présentés sous la forme de récit.


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rons de prêter serment, de dire la vérité dans les choses touchant notre foi.
JEANNE (à genoux et les deux mains posées sur. le missel): Je jure de dire la vérité sur les choses qui me seront demandées et que je saurai concernant la foi.
[La prévenue garde le silence sur la condition susdite, c’est-à-dire qu’elle ne dira ou révélera à personne les révélations à elle faites.]

Premier interrogatoire après le serment.

CAUCHON: Votre nom?
JEANNE: Dans mon pays on m’appelait Jeannette. En France, on m’appelle Jeanne depuis que j’y suis venue.
CAUCHON: Votre surnom?
JEANNE: Du surnom je ne sais mie.
CAUCHON: Votre lieu de naissance?
JEANNE: Je suis née au village de Domrémy, qui est tout un avec Grus; c’est à Grus qu’est la principale église.
CAUCHON: Les noms de vos père et mère?
JEANNE: Mon père s’appelle Jacques d’Arc, et ma mère Isabelle.
CAUCHON: Où avez-vous été baptisée?
JEANNE: A Domrémy.
CAUCHON: Quels ont été vos parrains et marraines?
JEANNE: Le nom de l’un de mes parrains est Jean Lingué; un autre : Jean Barrey. L’une de mes marraines s’appelle Agnès ; une autre Sibylle. J’en ai encore eu d’autres, ainsi que j’ai entendu dire à ma mère.
CAUCHON: Quel prêtre vous a baptisée?

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JEANNE: Messire Jean Minet, à. ce que je crois.
CAUCHON: Vit-il encore?
JEANNE: Oui, j’imagine.
CAUCHON: Votre âge?
JEANNE: Dix-neuf ans, je pense, environ.
[CAUCHON: Que vous a-t-on appris?]
JEANNE: Ma mère m’a appris Pater noster, Ave Maria, Credo. Je n’ai appris ma créance d’aucun autre que de ma mère.
CAUCHON: Dites votre Pater noster 1.
JEANNE: Entendez-moi en confession, je vous le dirai volontiers.
[CAUCHON: Derechef, je vous requiers de dire votre Pater noster.]
[JEANNE: Je ne vous dirai point Pater noster, à. moins que vous ne m’écoutiez en confession.]
[CAUCHON: Une troisième fois, je vous requiers de dire Pater noster.]
[JEANNE: Je ne vous dirai Pater noster qu’en confession . ]
CAUCHON: Volontiers, nous vous donnerons un ou deux notables hommes de la langue de France, devant lesquels vous direz Notre Père.
JEANNE : Je ne leur dirai que s’ils m’entendent en confession.
CAUCHON: Jeanne, défense vous est faite de sortir de la prison à vous assignée sans notre congé, sous peine d’être assimilée à un coupable convaincu d’hérésie.
JEANNE: Je n’accepte pas cette défense. Si je m’é-

1. Cette demande que nous répétons trois fois est ainsi mentionnée: Cumque iterum pluries super lice requiremus eam.

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chappais, nul ne serait en droit de me reprocher d’avoir rompu ou violé ma foi, car je n’ai onques engagé ma foi à personne.
[CAUCHON: Avez-vous à vous plaindre de quelque chose?]
JEANNE: J’ai à me plaindre d’être enchaînée avec chaînes et entraves de fer.
CAUCHON: Ailleurs vous avez tenté plusieurs fois de vous échapper. C’est pour ce motif qu’il a été donné ordre de vous mettre aux fers.
JEANNE: Il est vrai, je l’ai voulu et le voudrais encore, comme il est permis à tout prisonnier de s’échapper.
CAUCHON: Cela étant, nous évêque, pour plus grande sûreté, commettons à la garde de Jeanne noble homme John Gris 1, écuyer du corps de notre seigneurie roi, et, avec lui, Jean Berwoit et Guillaume Talbot, en leur enjoignant de la bien et fidèlement garder, sans permettre à quiconque de conférer avec elle sans notre congé.
Vous, les trois susdits gardes, les mains sur les saints Évangiles, jurez qu’ainsi vous ferez.
Ce que lesdits gardes ont juré.
Finalement, nous avons assigné Jeanne pour comparaître le lendemain jeudi, 8 heures du matin, dans la chambre de parement, au bout de la grande cour du château.

NEUVIÈME SÉANCE DU PROCÈS

22 FÉVRIER 1431.

Deuxième interrogatoire public.

[Le jeudi 22 février, dans la chambre de parement, au

1. Ou John Grey.

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bout de la grande salle du château; 47 assesseurs siègent à côté de l’évêque.]
CAUCHON: Révérends Pères, Docteurs et Maîtres, frère Jean Lemaître, vicaire de l’Inquisition, présent à l’audience, a été par nous sommé et requis de s’adjoindre au procès ; à l’offre de lui communiquer tous les actes, ledit vicaire a répondu ne se reconnaître de pouvoirs suffisants que pour le diocèse de Rouen, tandis que la cause se jugeait à raison de notre juridiction de Beauvais et sur son territoire prêté.
C’est pourquoi, afin de ne pas invalider le procès et de tranquilliser sa conscience, il avait différé de s’adjoindre à nous jusqu’à plus ample information ou réception de pouvoirs plus étendus de Monsieur l’inquisiteur. Ledit vicaire, toutefois, a déclaré se prêter volontiers à ce que nous continuassions la procédure sans désemparer.
FR. J. LEMAÎTRE: Ce que vous exposez est la vérité. J’ai approuve et j’approuve, autant que je puis et qu’il dépend de moi, que vous poursuiviez.
[Jeanne est introduite devant l’évêque.]
CAUCHON : Jeanne, nous vous requérons, sous les peines de droit, de répéter le serment prêté hier et de jurer simplement et absolument de répondre avec vérité.
JEANNE: J’ai juré hier. Cela doit suffire.
CAUCHON : Nous vous requérons [derechef] de jurer, attendu que toute personne, fût-ce un prince, requise en matière de foi, ne peut refuser le serment.
JEANNE: Je vous ai fait serment hier. Cela doit bien vous suffire. Vous me chargez trop.
[CAUCHON: Une fois encore, jurez.]

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JEANNE: Je jure de dire la vérité touchant la foi.
Ensuite, l’illustre professeur en sacrée théologie, maître Jean Beaupère, sur l’ordre et commandement de nous [évêque], interroge comme il suit la prévenue:
L’INTERROGATEUR 1 : [Je commence, Jeanne], par vous exhorter à dire, comme vous l’avez juré, la vérité.
JEANNE: Vous pourriez me demander telle chose sur laquelle je vous répondrai la vérité et, de telle autre, je ne la répondrai pas. Si vous étiez bien informés de moi, vous devriez vouloir que je fusse hors de vos mains. Je n’ai rien fait que par révélation.
L’INTERROGATEUR: Quel âge aviez-vous en quittant la maison paternelle?
JEANNE: Je ne sais.
L’INTERROGATEUR : Dans votre jeune âge, aviez-vous appris quelque art ou métier?
JEANNE: Oui, à coudre et à filer. Pour coudre et filer je ne crains femme de Roue n.
[L’INTERROGATEUR: N’êtes-vous pas sortie une fois de la maison de votre père?]
JEANNE: Oui-da, par peur des Bourguignons, je partis de la maison de mon père et m’en fus en la ville de Neuf-château, en Lorraine, chez une femme qu’on appelait la Rousse. J’y demeurai quinze jours..


1. « Selon l’usage et comme l’indiquent divers témoignages du procès de revision, outre l’évêque et l’interrogateur spécial nommé par lui, les assesseurs, particulièrement les six docteurs de l’Université de Paris, interrogeaient Jeanne. En général, les procès-verbaux du procès de condamnation ne précisent point par qui sont faites les questions adressées à Jeanne. Dès lors il est entendu que, dans tout le cours des interrogatoires, cette rubrique : l’interrogateur, pourra désigner, en même temps que l’interrogateur attitré, des interrogateurs quelconques. » (Note de M. J. Fabre.)


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[L'INTERROGATEUR : Que faisiez-vous chez votre père ? ]
JEANNE: Chez mon père, je faisais le ménage. J e n'allais [guère] aux champs avec les brebis et autres bêtes 1.
L'INTERROGATEUR: Vous confessiez-vous tous les ans ?
JEANNE : Oui, à mon propre curé, et quand le curé était empêché, à un autre prêtre. Quelquefois aussi, deux ou trois fois, je pense, je me suis confessée à des religieux mendiants. C'était à Neufchâteau. Je communiais à la fête de Pâques.
L'INTERROGATEUR : [Communiez-vous] aux autres fêtes ?
JEANNE: Passez outre.
[L'INTERROGATEUR: Quand avez-vous commencé à entendre des voix ? ]
JEANNE: J'avais treize ans quand j'eus une voix de Dieu pour m'aider à me bien conduire. La première fois j'eus grand'peur. Cette voix vint sur l'heure de midi. pendant l'été, dans le jardin de mon père.
[L'INTERROGATEUR: Étiez-vous à jeun ?]
JEANNE: J'étais à jeun.
[L'INTERROGATEUR : Aviez-vous jeûné la veille ?]
JEANNE: Je n'avais pas jeûné la veille 2 ?
[L'INTERROGATEUR : De quel côté entendîtes-vous la voix ?]
JEANNE: J'ai entendu cette voix à droite, du côté de



1. On reviendra plus loin sur cette question, que le texte donne ici d'une façon un peu obscure.
2. Je suis ici l'interrogatoire d'après M. J. Fabre. Le procès-verbal omet les mots: et tunc erat jejuna qu'on trouve dans l'extrait du procès-verbal du 22 février à la suite de l'article 10 du réquisitoire. Le texte de J. Quicherat est fautif, il omet non dans cette phrase: et ipsa Johanna non jejunaverat die praecedenti, Vallet de Viriville, p. 36, a traduit: j'avais jeûné la veille. Sainte-Beuve avait également adopté cette traduction.

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l'église, et rarement elle est venue à moi sans être accompagnée d'une grande clarté. Cette clarté vient du même côté que la voix, et il y a ordinairement une grande clarté. Quand je vins en France, j'entendais souvent la voix 1.
L'INTERROGATEUR: Comment voyiez-vous cette clarté, puisqu'elle se produisait de côté ?
JEANNE ne répond rien et passe à autre chose. Puis elle dit: Si j'étais dans un bois, j'entendrais bien ces voix venir.
L'INTERROGATEUR : Comment était la voix ?
JEANNE: Il me semble que c'était une bien noble voix, et je crois qu'elle m'était envoyée de la part de Dieu. A la troisième fois que je l'entendis, je reconnus que c'était la voix d'un ange. Elle m'a toujours bien gardée.
L'INTERROGATEUR: Pouviez-vous la comprendre ?
JEANNE: Je l'ai toujours bien comprise.
L'INTERROGATEUR : Quel enseignement vous donnait la voix pour le salut de votre âme ?
JEANNE: Elle m'enseignait à me bien conduire et à fréquenter les églises. Elle m'a dit qu'il était nécessaire que je vinsse en France.
L'INTERROGATEUR : De quelle sorte était cette voix ?
JEANNE: Vous n'en aurez pas davantage aujourd'hui sur cela.
[L'INTERROGATEUR: La voix parlait-elle souvent ?]
JEANNE: Deux ou trois fois par semaine elle m'exhortait à partir pour la France.
[L'INTERROGATEUR: Votre père savait-il votre départ?]
JEANNE :Mon père ne sut rien de mon départ. La voix

1. L'extrait du procès-verbal porte magnam vocem audiebat au lieu de illam vocem audiebat.

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me pressait toujours et je ne pouvais plus durer où j’étais.
[L’INTERROGATEUR: Que vous disait la voix?]
JEANNE: Elle me disait que je ferais lever le siège d’Orléans.
[L’INTERROGATEUR: Que disait-elle encore?]
JEANNE.: Elle me disait d’aller trouver Robert de Baudricourt, capitaine, et qu’il me donnerait des gens pour cheminer avec moi; car j’étais pauvre fille, ne sachant ni chevaucher, ni mener guerre.
[L’INTERROGATEUR: Continuez.]
JEANNE: J’allai chez mon oncle et lui dis que je voulais demeurer chez lui pendant quelque peu de temps, et j’y demeurai à peu près huit jours. Pour lors je dis à mon oncle qu’il me fallait aller à Vaucouleurs, et mon oncle m’y conduisit. Quand je fus à Vaucouleurs, je reconnus le capitaine 1, quoique je ne l’eusse onques vu auparavant; ce fut par le moyen de ma voix qui me dit que c’était lui. Je dis alors au capitaine qu’il fallait que je vinsse en France. Deux fois il me repoussa et rejeta; mais la troisième fois il me reçut et me donna des hommes, Aussi bien la voix m’avait dit que cela serait ainsi,
[L’INTERROGATEUR: Parlez-nous touchant le duc de Lorraine.]
JEANNE: Le duc de Lorraine manda qu’on me conduisît vers lui. J’y fus et je lui dis que je voulais aller en France. Le duc m’interrogea sur la recouvrance de sa santé. Mais moi je lui dis que de cela je ne savais mie.
[L’INTERROGATEUR: Que dites-vous au duc sur le fait de votre voyage?]

1. Robert, sire de Baudricourt.


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JEANNE: Je ne lui fis pas de grandes communications sur le fait du voyage. Je lui demandai de me donner son fils 1 avec des gens pour m’accompagner en France, et que je prierais Dieu pour sa santé. J’étais allée vers le duc sans sauf-conduit. De chez lui je revins à Vaucouleurs.
[L’INTERROGATEUR : En quel équipage avez-vous quitté Vaucouleurs?]
JEANNE: De Vaucouleurs je m’en fus avec un habillement d’homme, portant une épée que m’avait donnée le capitaine, sans autres armes. J’avais pour mon escorte un chevalier, un écuyer et quatre serviteurs. Je gagnai Saint-Urbain où je pris gîte à l’abbaye. Sur ma route, je rencontrai Auxerre et y entendis la messe à la cathédrale.
[L’INTERROGATEUR: Entendiez-vous vos voix pendant votre voyage?]
JEANNE: J’avais alors souvent mes voix avec celle que j’ai déjà dite.
[L’INTERROGATEUR: Dites-nous par quel conseil vous prîtes l’habit d’homme?]
[JEANNE : Passez outre.]
[L’INTERROGATEUR Mais répondez donc?]
[JEANNE : Passez outre.]
[L’INTERROGATEUR: Est-ce un homme qui vous le conseilla?]
JEANNE : De cela je ne charge homme quelconque 2.

1. C’est-à-dire son beau-fils, René d’Anjou.
2. Le texte relate ainsi cette partie de l’interrogatoire : « Item requise de déclarer par quel conseil elle avait pris l’habit d’homme, à cela elle refusa à plusieurs reprises de répondre. Finalement elle dit que là-dessus elle ne donnait de charge à personne; et elle varia plusieurs fois. »


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L’INTERROGATEUR : Que dit Baudricourt, le jour de votre départ?]
JEANNE : Robert de Baudricourt fit jurer à ceux qui m’accompagnaient de bien et sûrement me conduire. A moi, il me dit : « Va », et au moment du départ: « Va, et advienne que pourra »!
[L’INTERROGATEUR: Que savez-vous du duc d’Orléans qui est prisonnier en Angleterre?]
JEANNE: Je sais que Dieu aime le duc d’Orléans. J’ai eu plus de révélations sur son fait que touchant homme qui vive, excepté mon seigneur le roi.,
[L’INTERROGATEUR: Dites maintenant pourquoi vous avez pris un habillement d’homme?]
JEANNE: Il a fallu changer mon habillement de femme et m’habiller en homme.
[L’INTERROGATEUR : Votre conseil vous l’a-t-il dit?]
JEANNE: Je crois que mon conseil, en cela, m’a bien avisée.
[L’INTERROGATEUR : Que fîtes-vous à l’arrivée à Orléans?]
JEANNE: J’ai envoyé une lettre aux Anglais qui étaient devant Orléans. Elle leur disait qu’ils partissent, comme il est porté en la copie de ladite lettre qui m’a été lue en cette ville de Rouen. Sauf deux ou trois mots qui sont dans la copie et pas dans la lettre. Ainsi est dit dans la copie: « Rendez à la Pucelle »; il faut y mettre «Rendez au roi ». Il y a aussi ces mots: « corps pour corps » et « chef de guerre », qui n’étaient pas dans ma lettre à moi 1.

1. Cf. J. Quicherat, Procès, t. I, p. 55, note 2. Jeanne avait dicté sa lettre, et sans doute son secrétaire aura ajouté ces mots à son insu. La concordance des copies citées par les hommes du parti français et par les hommes du parti anglais témoigne que la copie lue à Jeanne n’avait pas été falsifiée.


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[L’INTERROGATEUR : Racontez ce qui est du fait de la rencontre avec votre prétendu roi.]
JEANNE: J’arrivai sans empêchement auprès de mon roi. Étant au village de Sainte-Catherine de Fierbois, je commençai par envoyer au château de Chinon, où était le roi. J’y fus’ à midi et me logeai dans une hôtellerie. Après le dîner, j’allai vers le roi, qui était dans le château .
[L’INTERROGATEUR : Qui vous montra le roi?]
JEANNE : Quand j’entrai dans la chambre du roi, je le reconnus entre les autres, par le conseil et révélation de ma voix, et lui dis que je voulais aller faire la guerre aux Anglais.
L’INTERROGATEUR: Lorsque la voix vous désigna votre roi, y avait-il quelque lumière?
JEANNE: Passez outre.
L’INTERROGATEUR : Y avait-il là quelque ange au-dessus de votre roi?
JEANNE: Épargnez-moi; passez outre.
[L’INTERROGATEUR: Répondez donc.]
JEANNE: Plus d’une fois, avant que mon roi me mît en œuvre, il eut des révélations et de belles apparitions.
L’INTERROGATEUR : Quelles révélations et apparitions a eues votre roi?
JEANNE : Ce n’est pas moi qui vous le dirai. Ce n’est pas encore à répondre. Envoyez vers le roi, et il vous le dira.




1. Au procès de réhabilitation, les dépositions des témoins, notamment celle de Dunois, nous apprennent que Jeanne dut attendre deux jours avant d’être admise devant le roi.


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[L’INTERROGATEUR : Comptiez-vous être reçue par le roi?]
JEANNE: La voix m’avait promis que le roi me recevrait aussitôt après ma venue. Ceux de mon parti reconnurent bien que cette voix m’avait été envoyée de par Dieu; ils ont vu et reconnu [la voix], je le sais bien.
[L’INTERROGATEUR: De qui parlez-vous?]
JEANNE: Mon roi et plusieurs autres ont vu et entendu les voix venant à moi; là était Charles de Bourbon avec deux ou trois autres.
[L’INTERROGATEUR : Entendez-vous souvent la voix?
JEANNE : Il n’est pas de jour que je ne l’entende, et aussi en ai bien besoin.
[L’INTERROGATEUR : Que lui demandiez-vous?]
JEANNE : Je ne lui ai jamais demandé autre prix final que le salut de mon âme.
[L’INTERROGATEUR : La voix vous encourageait-elle à suivre l’armée?]
JEANNE : Ma voix m’a dit que je persistasse devant Saint-Denys en France. J’y voulais rester. Mais, contre ma volonté, les seigneurs m’emmenèrent. Si pourtant je n’eusse été blessée, je ne me fusse retirée.
[L’INTERROGATEUR : Où fûtes-vous blessée?]
JEANNE : C’est dans les fossés de Paris, quand j’y vins de Saint-Denys, que je fus blessée. En cinq jours je me trouvai guérie.
[L’INTERROGATEUR : Qu’avez-vous entrepris contre Paris?]
JEANNE: Je fis faire une démonstration — en français escarmouche — devant la ville de Paris.
L’INTERROGATEUR: Était-ce jour de fête?
JEANNE : Je crois bien qu’oui.


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L’INTERROGATEUR : Était-ce bien fait d’attaquer un jour de fête ?
JEANNE : Passez outre.
Ceci ayant eu lieu, estimant que c’en était assez pour ce jour, nous, évêque, avons remis l’affaire au lendemain samedi, huit heures du matin.


Déposition de Hauviette, femme Gérard 1.

Étant petite fille, j’ai connu Jeannette. Son père et sa mère étaient d’honnêtes laboureurs, gens de bonne renommée et bons catholiques. Je ne sais rien que par ouï-dire sur ses parrains et marraines, parce qu’elle avait quatre ans de plus que moi 2.
Étant petites filles, Jeannette et moi demeurions volontiers ensemble chez son père. C’était un grand plaisir de coucher dans le même lit. Jeannette était bonne, simple et douce. Elle allait volontiers à l’église. Les gens lui disaient qu’elle y allait trop dévotement, et sur ce elle avait honte. J’ai ouï dire au curé de son temps qu’elle se confessait souvent. Elle s’occupait comme les autres petites filles. Au logis, elle faisait le ménage et



1. C’était l’amie préférée de Jeanne; son interrogatoire, traduit ici, est de l’année 1456, au procès de réhabilitation. Pour ces interrogatoires des témoins cités au procès de 1456 je ferai un usage constant de la traduction de M. J. Fabre, voulant, ainsi que lui, « donner à chaque déposition la forme d’un exposé suivi et capable d’intéresser le lecteur ». Toutefois j’ai cru pouvoir, en adoptant le même ordre logique d’exposition, employer des tournures et des expressions qui m’ont semblé préférables.
2. Ce point est inexact, puisque Hauviette avait 45 ans en 1456 et que Jeanne, qui en accusait dix-neuf en 1431, aurait eu alors 44,


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elle filait. Maintes fois je l’ai vue garder les bêtes de son père.
Il y avait chez nous un arbre que, depuis l’ancien temps, on nommait l’arbre des Dames. Les vieilles gens disaient qu’il était hanté des dames appelées fées. Cependant, je n’ai jamais ouï citer personne qui ait vu les fées.
Les petits du village, filles et garçons, avec du pain et des noix, allaient à l’arbre des Dames et à la Fontaine-des-Groseilliers, le dimanche de Laetare Jerusalem, appelé le dimanche des Fontaines.
J’ai souvenance d’y être allée avec Jeannette, qui était ma camarade, et d’autres filles. Nous mangions, nous courions et nous jouions.
Il arriva que Jeannette s’en fut à Neufchâteau. Je puis jurer qu’elle y fut toujours avec son père et sa mère. Moi aussi j’étais alors à Neufchâteau, et je ne cessai pas de la voir,
Quand Jeannette s’en fut pour toujours de chez nous, elle ne m’avisa point de son départ, je ne le sus qu’après; et je pleurai fort. Elle était si bonne et je l’aimais tant!


Déposition de Mengette, femme Joyart.


Les parents de Jeanne la Pucelle étaient de bons chrétiens, considérés de tout le monde. Elle avait eu plusieurs parrains et marraines. Jean More!, de Greux, était son parrain; Jeannette, femme de Thévenin, de Domrémy, et Edite, veuve de Jean Barrey, demeurant à Frébecourt, près de Domrémy, étaient ses marraines.
Nos deux maisons, celle de mon père et celle du père d’Arc, se touchaient. Je connaissais bien Jeannette.

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Souvent nous filions ensemble et faisions de jour ou de nuit le ménage ensemble. Elle avait été nourrie dans la foi chrétienne et formée aux bonnes moeurs. Elle aimait à aller souvent à l’église. Elle donnait l’aumône avec l’argent du père d’Arc. Elle était bonne, simple, pieuse, si pieuse que ses compagnes et moi lui disions qu’elle l’était trop. Elle allait à confesse volontiers. Je l’ai vue à genoux devant M. le curé plusieurs fois.
Elle était courageuse au travail et à maintes besognes. Jeannette filait, faisait le ménage, allait à la moisson et à la saison, quand c’était son tour, gardait quelquefois les bêtes, sa quenouille à la main.
Il y avait chez nous un arbre qu’on appelait aux Loges-les-Dames. C’est un arbre bien ancien. Les vieilles l’ont toujours vu là où il est. Chaque année, au printemps, particulièrement le dimanche de Laetare Jerusalem, dit le dimanche des Fontaines, cet arbre était un lieu de rendez-vous. Filles et garçons y venaient en bande, apportant de petits pains. J’y fus souvent avec Jeannette. Nous mangions sous l’arbre, puis nous allions boire à la Fontaine-des-Groseilliers. Que de fois nous avons mis la nappe sous l’arbre et mangé ensemble! Après cela, on jouait, on dansait. C’est encore de même aujourd’hui; nos enfants font comme nous faisions.
En un temps, tous ceux de Domrémy s’enfuirent à Neufchâteau avec leurs bêtes. Jeannette fit comme tout le monde. Elle fut à Neufchâteau avec son père et sa mère. Tout le temps, elle fut en leur compagnie et repartit avec eux. Je le sais bien, car j’y étais.
Plus tard, elle voulut aller à Vaucouleurs. Elle dit à Durand Laxart, son oncle, qui demeurait à Burey-lePetit, de la demander à son père et à sa mère pour


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soigner sa tante. En quittant Domrémy, elle me dit: « Adieu, Mengette, je te recommande à Dieu. »

Déposition de Isabellette, femme Gérardin.

Depuis mon premier âge, j’ai toujours connu le père et la mère de Jeannette. Pour Jeannette, je l’ai connue, quand j’étais petite fille, aussi longtemps qu’elle demeura chez ses parents. C’était une brave fille, bonne, chaste, pieuse, craignant Dieu, donnant l’aumône, faisant le bien. Elle accueillait les pauvres; elle les faisait coucher dans son lit et elle, elle allait au coin du foyer. Elle ne dansait pas. Nous, ses compagnes, nous la grondions de cela. Elle aimait le travail, filait, cultivait la terre avec son père, faisait le ménage et quelquefois gardait les bêtes.
On ne la voyait pas par les chemins ; elle était le plus souvent dans l’église à prier. Elle aimait les lieux de dévotion et allait de temps en temps à la chapelle de Notre-Dame de Bermont. Je l’ai vue souvent se confesser; car il faut dire qu’elle était ma commère, ayant tenu au baptême mon fils Nicolas. Souvent je l’accompagnais et je la voyais aller à confesse, dans l’église, aux pieds de messire Guillaume, alors curé.
Quand le château était en prospérité, les seigneurs du village et leurs dames allaient prendre du bon temps aux Loges-les-Dames. Le dimanche de Laetare, que nous appelons aussi le dimanche des Fontaines, et certains autres jours, dans la belle saison, ils amenaient avec eux garçons et filles. Je le sais bien, puisque Pierre de I3our-iemont, seigneur du village, et sa femme, qui était de

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France, m’y ont conduite avec les autres petites filles du village à divers jours du printemps, et notamment le dimanche des Fontaines. Ce dimanche-là, toute la jeunesse du village, garçons et filles, va à l’arbre jouer et danser. Jeannette venait danser et jouer avec nous. Comme nous, elle portait son petit pain, et puis s’en venait boire à la Fontaine-des-Groseilliers. Aujourd’hui, on va encore à l’arbre des Dames, et petits pains, jeux et danses, tout est resté de mode.
Lors d’un passage d’hommes d’armes, Jeannette s’enfuit à Neufchâteau avec son père et sa mère, ses frères et ses soeurs, emmenant leurs bêtes menacées. Mais son séjour à Neufchâteau ne dura pas longtemps. Elle revint à Domrémy avec son père. Ce que je vous dis là, je l’ai vu. Elle ne voulait pas rester à Neufchâteau et disait qu’elle aimerait mieux demeurer à Domrémy.
C’est Durand Laxart qui amena Jeannette à Robert de Baudricourt. Voici un propos de Durand que j”ai entendu : « Jeannette, disait-il, m’e pria de dire à son père qu’il fallait qu’elle vînt assister ma femme en couches, afin d’avoir ainsi moyen de se faire conduire par moi à messire Robert. »
C’est tout ce que je sais.


Déposition de Jeannette, veuve de Thierselin, clerc de notaire, marraine de Jeanne.

[Cette déposition nous fournit le détail suivant:]
Elle (Jeanne) ne jurait jamais, et, pour affirmer, elle se contentait de dire « sans manque ». Elle n’était pas danseuse, et maintes fois, tandis que les autres chantaient et dansaient, elle allait prier.

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Déposition de Jean Morel, laboureur, parrain de Jeanne.


[Le témoin confirme tous les détails donnés et presque dans les mêmes termes; puis il ajoute :]
Elle (Jeanne) était si excellente fille que, dans le village, tout le monde l’aimait.
Elle connaissait sa croyance et savait son Pater et son Ave aussi bien qu’aucune de ses pareilles. Ses parents n’étaient guère riches, Jeannette vivait honnêtement selon leur condition.
Je suis témoin que Jeannette allait volontiers et souvent à la chapelle dite l’Hermitage de la bienheureuse Marie de Bermont, près de Domrémy. Tandis que ses parents la croyaient dans les champs, à la charrue ou ailleurs, elle était là. Quand elle entendait sonner la messe et qu’elle était aux champs, elle rentrait au village et se rendait à l’église pour ouïr messe. Je l’affirme, car je l’ai vu.


Plus tard, quand Jeannette partit de la maison de son père, elle alla deux ou trois fois à Vaucouleurs parler au bailli. J’ai ouï dire que Monseigneur Charles, alors duc de Lorraine, voulut la voir et lui donna un cheval noir,


Je n’ai plus rien à déclarer, sinon qu’au mois de juillet je fus à Châlons, au moment où il se disait que le roi allait à Reims se faire sacrer. Je trouvai Jeanne à Châlons et elle me fit cadeau d’une veste rouge qu’elle avait portée.

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Déposition de Gérardin, d’Épinal, laboureur, compère de Jeanne.

[Le témoin ajoute les détails qui suivent à ceux que nous savons déjà:]
Du départ de Jeannette pour Vaucouleurs, je ne sais rien. Mais je tue rappelle une chose. Au temps où elle avait en tête de quitter le village, Jeannette me dit: « Compère, si vous n’étiez Bourguignon, je vous dirais une chose. » J’ai pensé que c’était une idée de mariage avec un garçon de ses camarades d’enfance.
Plus tard, j’ai revu Jeannette à Châlons. Je m’y trouvai avec quatre habitants de Domrémy. Elle disait qu’elle ne craignait que la trahison.

Déposition de Michel Lebuin, laboureur.

[Aux détails que nous connaissons, le témoin ajoute ceux-ci:]
Étant petit garçon, je suis allé plusieurs fois avec Jeannette en pèlerinage à l’Hermitage de la bienheureuse Marie-de Bermont. Elle y allait presque chaque samedi avec une de ses soeurs; elle apportait des cierges et donnait avec joie pour Dieu ce qu’elle pouvait donner... Elle était toute bonne.
Sur le départ de Jeanne pour Vaucouleurs, je ne sais rien. Mais un jour, la veille de la Saint-Jean-Baptiste, elle me dit: « Il y a, entre Coussey et Vaucouleurs, une pucelle qui, avant qu’il soit un an, fera sacrer le roi de France. » En effet, l’année d’après, le roi fut sacré à Reims.

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Déposition de Jean Waterin, laboureur.

J’étais petit garçon quand Jeannette était petite fille et je la voyais souvent. Nous allions ensemble à la charrue du père d’Arc ou dans les prés et les pâturages, avec d’autres petites filles. Souvent, tandis que nous jouions, Jeannette se tirait à part et parlait à Dieu. D’autres et moi nous la plaisantions là-dessus. Notre curé la citait comme se confessant volontiers.

Déposition de Colin, laboureur.

[Le témoin confirme le détail précédent:]
Jeannette, dit-il, apportait des cierge s et était très dévote à Dieu et à la sainte Vierge, si bien que mes camarades et moi, qui alors étions jeunes, nous nous moquions d’elle à cause de sa dévotion. Jeanne était bonne travailleuse. Elle veillait à la nourriture des bestiaux, s’occupait volontiers de ceux de son père, filait, faisait le ménage, allait à la charrue, bêchait et, son tour venu, gardait les bêtes. Je me souviens d’avoir entendu dire par feu notre curé de ce temps-là, messire Guillaume Fronte, que Jeannette était une bonne catholique et ..qu’il n’avait jamais vu ni ne possédait meilleure qu’elle dans la paroisse.

Déposition de Gérard Guillemette, laboureur.

J’ai connu Jeannette depuis le temps où j’ai pu me connaître moi-même. Elle était bonne, honnête, simple, ne fréquentant que les filles et les femmes honnêtes,


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allant souvent à l’église et à confesse. A mon avis, il n’y avait pas de meilleure qu’elle dans le village.

Je fus à Neufchâteau avec Jeannette. Je l’y vis toujours avec son père et sa mère, sauf que, pendant trois ou quatre jours, ses parents étant présents, Jeannette aida l’hôtesse chez qui ils étaient logés. Cette hôtesse était une honnête femme de Neufchâteau, nommée la Rousse. Je sais bien que Jeanne et ses parents ne restèrent à Neuf-château que quatre ou cinq jours, en attendant la disparition des gens de guerre. Jeannette rentra à Domrémy avec son père et sa mère.
Lorsque Jeannette s’en fut, je la vis passer devant la maison de mon père, avec un oncle à elle nommé Durand Laxart. Elle dit à mon père : « Adieu, je vais à Vaucouleurs. » Plus tard, je sus qu’elle partait pour France.
C’est tout ce que je sais.

Déposition de Simonin Musnier, laboureur.

J’ai été élevé avec Jeannette... J’ai éprouvé sa bonté, car, étant tout petit, je fus malade et Jeannette m’assista. Quand les cloches sonnaient, Jeannette se signait et s’agenouillait. Elle n’était pas une paresseuse...

Déposition de honorable homme Nicolas Bailly, tabellion et substitut à Andelot, chargé en 1430 par les Anglais de l’enquête sur les moeurs de Jeanne.

Le père de Jeanne, tel que je l’ai vu et connu, était un brave laboureur. Bien des fois j’ai vu Jeanne dans sa jeunesse, avant qu’elle quittât la maison de son père.

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Elle fut toujours une brave fille, de moeurs honnêtes, bonne catholique, assidue à l’église, aimant le pèlerinage de la chapelle de Bermont et se confessant presque chaque mois. J’ai ouï attester par plusieurs habitants de Domrémy ce que j’avance et je l’ai constaté dans une enquête à laquelle je procédai jadis avec le prévôt d’Andelot.
En effet, en qualité de tabellion, je fus chargé d’informer de par messire Jean de Torcenay, chevalier, alors bailli de Chaumont, muni des pouvoirs et lettres commissoires de Henri VI, soi-disant roi de France et d’Angleterre. J’étais associé pour ce faire à feu Gérard Petit, prévôt d’Andelot. Nous avions mandat d’enquérir sur le fait de Jeanne la Pucelle, alors détenue en prison, était-il dit, dans la ville de Rouen, Feu Gérard et moi enquêtâmes avec la diligence convenable, et nous nous mîmes à même de pouvoir produire, sur les points marqués, à peu près douze ou quinze témoins pour attester la vérité de notre information. Notre information fut certifiée devant Simon de Thermes ou (Simon de Charmes), écuyer, lieutenant du capitaine de Montelair; car nous étions suspects; on nous en voulait de ne l’avoir pas faite mauvaise. Ledit lieutenant manda à messire Jean, bailli de Chaumont, que les faits consignés dans l’information faite par le prévôt et par moi étaient vrais. Ce que voyant, le bailli déclara que nous étions des traîtres armagnacs 1.


1. Le tabellion Bailly dit vrai et sa déposition est confirmée par celles de Michel Lebuin, et de Jean Jacquard, tous deux de Domrémy. D’après Lebuin, les enquêteurs « ne trouvèrent sur le fait de Jeanne rien qui fût à reprendre » : d’après Jacquard, les enquêteurs « ne forçaient personne ». Néanmoins il dit que lesdits commissaires durent se retirer prudemment s par crainte des gens de Vaucouleurs s Bailly n’avait pas conservé son information ni même une copie et Cauchon, après avoir fait lire, dans la séance du 13 janvier 1431, ces mémoires et documents, semble les avoir fait disparaître. Les assesseurs qui, ultérieurement, firent partie du tribunal n’en eurent pas connaissance et ne la réclamèrent pas. C’étaient gens accommodants. Le procès-verbal officiel ne contient rien au sujet de ces informations de 1430.

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Déposition de Perrin le drapier, ancien marguillier et sonneur de cloches.

Jeannette est née à Domrémy de Jacques d’Arc et d’Isabellette. Les deux époux étaient de bons catholiques et d’honnêtes laboureurs, estimés de tout le monde. Jeannette fut baptisée à Saint-Remy, l’église paroissiale du village... Depuis le premier âge, dès qu’elle eut connaissance jusqu’à son départ de la maison de son père, Jeannette fut une fillette bonne, chaste, simple, réservée, ne jurant ni Dieu, ni ses saints, craignant Dieu, fréquentant l’église et allant à confesse. Je sais bien ce que je dis, car en ce temps-là j’étais marguillier de l’église de Domrémy, et souvent je voyais Jeannette y venir à la messe ou aux complies.
Lorsque je manquais de sonner les complies, elle me reprenait et me grondait, disant que ce n’était pas bien fait. Elle m’avait même promis de me donner de la laine de ses moutons 1, à condition que je sonnerais exactement.

1. Lanas (ms. du fonds Notre-Dame) tandis que le ms. Bibi. nationale, n° 5970, porte Lunas; ce seraient alors des gâteaux ronds en forme de lunes.

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Il y a chez nous un arbre qu’on appelle communément l’arbre des Dames. J’ai vu une dame châtelaine de notre village, la femme du seigneur Pierre de Bourlemont, ainsi que la mère dudit seigneur, aller quelquefois s’y promener. Elles emmenaient avec elles leurs demoiselles et quelques jeunes filles du village. On emportait du pain, des oeufs, du vin. Au printemps et le dimanche Laetare, que nous appelons dimanche des Fontaines, filles et garçons ont coutume d’aller à l’arbre des Dames et aux Fontaines. Ils emportent des petits pains, et mangent sous l’arbre, et s’amusent, et chantent, et dansent. Jeannette, en ses jeunes ans, allait quelquefois, en compagnie des autres fillettes, à l’arbre des Dames et à la Fontaine-des-Groseilliers, pour courir et danser avec ses compagnes.

Déposition de messire Henri Arnolin, de Gondrecourt-le-Château, prêtre.

…Pour ma part, j’ai confessé Jeanne trois fois en carême et une autre fois pour une fête. C’était une bonne enfant, craignant Dieu. A l’église, on la voyait tantôt prosternée devant le Crucifix, tantôt les mains jointes, le visage et les yeux levés vers le Christ ou la sainte Vierge.

Déposition de messire Etienne de Sionne, curé de Roncessey-sous-Neufchâteau.

…Plusieurs fois j’ai ouï dire par Guillaume Fronte, en son vivant curé de Domrémy, que Jeannette était une bonne et simple fille, dévote, bien éduquée, craignant


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Dieu, telle enfin qu’il n’y avait pas sa pareille dans le village. Elle lui confessait souvent ses péchés. Le même curé me disait que, si Jeannette eût eu de l’argent, elle le lui aurait donné pour faire dire des messes. Chaque jour, quand il était à l’autel, elle assistait à la messe.

Déposition de messire Dom inique Jacob, curé de Moutier-sur-Saulx.

…Quelquefois, quand les cloches du village sonnaient complies, elle se mettait à genoux et disait pieusement ses oraisons. C’était une fille bonne et sage.

Déposition de Bertrand Lacloppe, couvreur en chaume, âgé de 90 ans.

... Jeannette était une fille bien élevée, simple, douce et pieuse. Elle aimait à se confesser. Elle aimait aussi à fréquenter les églises, particulièrement l’église paroissiale où je la voyais souvent. Elle faisait le ménage et filait, ainsi que font nos fillettes. Tantôt elle allait à la charrue avec son père; tantôt, quand venait le tour de son père, elle gardait les bêtes.

Déposition de Durand ,Laxart, laboureur, oncle de Jeanne.

Jeanne avait bon naturel; elle était pieuse, patiente, charitable. Elle aimait aller à l’église, était exacte à se confesser, faisait l’aumône aux pauvres toutes les fois qu’elle le pouvait. Je parle de ce que j’ai vu soit à Domrémy, soit à Burey-le-Petit, dans ma maison, où Jeanne demeura l’espace de six semaines. Elle était laborieuse,

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filait, conduisait la charrue, gardait les bêtes et s’acquittait des autres besognes revenant aux femmes.
J’allai la prendre au logis de son père et l’emmenai chez moi. Elle me disait vouloir aller en France, vers le dauphin, pour le faire couronner. « N’a-t-il pas été dit jadis, me disait-elle, que la France serait désolée par une femme et puis devait être rétablie par une femme? »Elle me demanda d’aller dire au sire Robert de Baudricourt de la faire conduire là où était monseigneur le dauphin. Robert me dit à plusieurs reprises : « Ramenez-la au logis de son père et donnez-lui des soufflets. »
Quand elle vit que Robert ne la voulait pas faire mener vers le dauphin, Jeannette prit des habits à moi et me dit qu’elle voulait partir. Elle partit et je fus avec elle jusqu’à Saint-Nicolas. De là, munie d’un sauf-conduit, elle fut amenée auprès du seigneur Charles, pour lors duc de Lorraine. Le duc la vit, lui parla et lui donna quatre francs qu’elle me montra.
Jeannette étant revenue à Vaucouleurs, les gens de Vaucouleurs lui achetèrent des vêtements d’homme, des chaussures et tout un équipement de guerre. En même temps, Alain de Vaucouleurs et moi, nous lui achetâmes un cheval coûtant douze francs, dont nous prîmes la dette à notre charge, mais que fit ensuite payer le sire de Baudricourt. Cela fait, Jean de Metz, Bertrand de Poulengy, Colet de Vienne et Richard l’archer, avec deux serviteurs de Jean et de Bertrand, conduisirent Jeannette au lieu où était le dauphin. Je ne la revis qu’à Reims, au sacre du roi.
Tout ce que je vous ai dit, je l’ai dit jadis au roi.
C’est là tout ce que je sais.


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Déposition de Henri le Roger, charron à Vaucouleurs.

Quand Jeanne vint à Vaucouleurs, elle logea en ma maison. C’était, il me semble, une très bonne fille. Elle travaillait avec ma femme et allait volontiers à l’église. Je l’ai entendue dire des paroles comme celles-ci: « Il faut que j’aille vers le gentil dauphin. C’est la volonté de mon Seigneur, le roi du ciel, que j’aille à lui. C’est de la part du Roi du ciel que je me suis ainsi présentée. Dussé-je aller sur mes genoux, j’irai. »
Quand Jeanne vint en mon logis, elle portait une robe rouge...
Au moment où elle s’apprêtait à partir, on lui disait: « Comment pourrez-vous faire un semblable voyage, il se rencontre gens de guerre en tous lieux? » Elle répondait: « Je ne crains pas les gens de guerre, car j’ai mon chemin tout aplani; et, s’il se rencontre des hommes d’armes, j’ai Dieu, mon Seigneur, qui saura bien me frayer la route pour aller jusqu’à messire le dauphin. Je suis née pour ce faire. »

Déposition de Catherine, femme du précédent.


J’ai vu Jeanne pour la première fois quand elle s’en lut de chez son père et que Durand Laxart l’amena chez nous. Elle voulait aller trouver le dauphin. Je l’ai trouvée simple, bonne, douce, fille de bon naturel et de bonne conduite. Elle allait volontiers à la messe et à confesse, Je puis le dire, car je l’ai menée à l’église et l’ai vue se confesser à messire Jean Fournier, qui était pour lors

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curé de Vaucouleurs. Jeanne aimait à filer et filait bien. Je nous revois encore, filant ensemble, chez moi.
Jeanne a demeuré environ trois semaines dans notre logis, en plusieurs fois. Elle fit parler ai sire Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, pour qu’il la menât où était le dauphin. Sire Robert refusa, Un jour, j’aperçus le capitaine Robert qui venait chez nous en compagnie de messire Jean Fournier, notre curé. Ils virent Jeanne à part. Ensuite j’interrogeai Jeanne et elle me raconta ce qui s’était passé. Le curé avait apporté son étole; et, en présence du capitaine, il l’avait adjurée, disant: « Si tu es chose mauvaise, va-t’en; situ es chose bonne, approche. » Pour lors Jeanne se traîna vers le prêtre et resta à ses genoux. Toutefois elle disait que le curé n’avait pas bien fait, vu qu’il la connaissait, l’ayant ouïe en confession.
Comme Robert n’était pas disposé à la conduire au roi, Jeanne me dit: « Bon gré, mal gré, il faut que j’aille trouver le dauphin. Ne savez-vous pas la prophétie qui dit que la France sera perdue par une femme et sera relevée par une pucelle des marches de Lorraine? » Je me rappelai cette prophétie et demeurai stupéfaite. Le désir de Jeannette était bien fort; le temps lui pesait comme à une femme enceinte, parce qu’on ne la menait pas vers le dauphin. Depuis lors, beaucoup d’autres et moi eûmes foi en elle. Aussi arriva-t-il qu’un certain Jacques Alain et Durand Laxart voulurent eux-mêmes la conduire. Ils la conduisirent jusqu’à Saint-Nicolas [-du-Port]; mais ils revinrent à Vaucouleurs. Jeanne leur ayant dit, à ce que j’ai ouï dire, qu’il n’était pas honnête à elle de partir en telles conditions, les gens de Vaucouleurs lui firent faire une tunique, des chausses, des

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guêtres, un éperon, une épée et tout un équipement. Un cheval lui fut acheté, et Jean de Metz, Bertrand de Poulengy, Colet de Vienne, avec trois autres, la conduisirent au lieu où était le dauphin. Je les ai vus monter à cheval et s’en aller.
Je ne sais rien de plus.


Déposition de noble homme Jean de Novelompont, dit Jean de Metz, guide de Jeanne.

La première fois que je vis Jeanne à son arrivée à Vaucouleurs, elle portait une robe rouge, pauvre et usée. Je lui dis : « Ma mie, que faites-vous ici? Faut-il que le roi soit chassé du royaume et que nous soyons Anglais? » Jeanne me répondit : « Je suis venue ici, à chambre du roi, parler au sire de Baudricourt, afin qu’il veuille me conduire ou me faire conduire au roi. Mais il n’a cure de moi ni de mon dire. Pourtant, avant que soit mi-carême, je dois être devers le roi, dussé-je user mes pieds jusqu’aux genoux; car nul au monde, ni rois, ni ducs, ni fille du roi d’Écosse, ni autres, ne peuvent recouv,rer le royaume de France. Il n’y a secours que de, moi, quoique j’aimerais mieux filer près de ma pauvre mère, vu que ce n’est point là mon état. Mais il me faut aller et le ferai parce que Dieu veut que je le fasse. » Je lui demandai quel était son seigneur. Elle me répondit:
« C’est Dieu. » Alors je donnai à Jeanne ma foi en lui touchant la main, et je lui promis que, Dieu aidant, je la conduirais devers le roi. En même temps, je lui demandai quand elle voudrait partir. Elle tue dit : « Plutôt maintenant que demain et demain qu’après. » Je lui demandai encore si elle voulait faire chemin avec ses vête-

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ments de femme. Elle me dit: « Je prendrais volontiers habit d’homme. » Pour lors, je lui donnai les vêtements et la chaussure d’un de mes hommes. Ensuite, les gens de Vaucouleurs lui firent faire un costume d’homme, des chausses, des guêtres, tout l’équipement, et lui donnèrent un cheval qui coûta seize francs ou à peu près.
Là-dessus, munie d’un sauf-conduit de Charles, duc de Lorraine, Jeanne s’en fut parler à ce seigneur, et je l’accompagnai jusqu’à Toul. Elle rentra peu après à Vaucouleurs; et, le premier dimanche de carême que nous appelons le dimanche des Bures, — il y aura, ce me semble, vingt-sept ans de cela au carême prochain, — Bertrand de Poulengy et moi, avec nos deux servants, Colet, envoyé du roi, et l’archer Richard, nous partîmes pour la mener au roi, alors à Chinon.
Le voyage se fit aux frais de Bertrand et à mes frais. Nous voyageâmes la nuit, de peur des Anglais et des Bourguignons qui étaient maîtres du pays. Nous chevauchâmes sans cesse, l’espace de douze jours. Pendant la route, je disais plusieurs fois à Jeanne : « Ferez-vous bien ce que vous dites? » Elle répondait : « N’ayez crainte. Ce que je fais, je le fais par commandement. Mes frères du paradis me disent ce que j’ai à faire. Voilà quatre ou cinq ans que mes frères du paradis et mon seigneur Dieu m’ont dit d’aller en guerre pour recouvrer le royaume de France. »
En route, Bertrand et moi nous reposions chaque nuit avec elle. Jeanne dormait à côté de moi, serrée dans son habit d’homme. Elle m’inspirait un tel respect que jamais je n’eusse osé la solliciter à mal; et je puis bien vous jurer que jamais je n’eus pour elle de pensée mauvaise ni de mouvement charnel J’avais foi entière dans.

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cette pucelle. J’étais enflammé par ses paroles et par l’amour divin qui était en elle.
Pendant la route, Jeanne eût été bien aise d’ouïr toujours la messe. « Si nous pouvions ouïr la messe, disait-elle, nous ferions bien. » Mais, par crainte d’être reconnus, nous ne l’entendîmes que deux fois.
En vérité, je crois que Jeanne ne pouvait qu’être envoyée de Dieu, car elle ne jurait jamais, elle aimait ouïr la messe, elle se signait dévotement, se confessait souventes fois et se montrait zélée à faire l’aumône.
A plusieurs reprises je lui baillai de l’argent qu’elle distribuait pour l’amour de Dieu. Enfin, tout le temps que je fus en sa compagnie, je la trouvai bonne, simple, pieuse, excellente chrétienne, de bonne conduite et craignant Dieu.
Nous arrivâmes ainsi le plus secrètement possible à Chinon. Là, nous présentâmes Jeanne aux conseillers du roi et elle eut à subir force interrogatoires.
Je ne sais rien de plus.

Déposition de noble homme Bertrand de Poulengy, écuyer du roi, guide de Jeanne.

Je fus à plusieurs reprises chez les parents de Jeanne. C’étaient de bons laboureurs. Quant à Jeanne, j’ai entendu dire que c’était une bonne enfant, de bonne conduite, allant à l’église et, à peu près chaque samedi, à l’Hermitage de la bienheureuse Marie de Bermont, où elle apportait des cierges, filant et quelquefois aussi gardant les bestiaux et les chevaux de son père.
Depuis son départ du logis de son père, je l’ai vue à Vaucouleurs et ailleurs à la guerre. Elle se confessait

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souvent, jusqu’à deux fois en une semaine, communiait et était fort pieuse.

Jeanne vint à Vaucouleurs vers la fête de l’Ascension de Notre-Seigneur. Je la vis parler au capitaine Robert de Baudricourt. Elle lui disait: « Je suis venue à vous de la part de mon Seigneur, pour que vous mandiez au dauphin de se bien tenir et de ne pas cesser la guerre contre ses ennemis. Avant la mi-carême le Seigneur lui donnera secours. De fait, le royaume n’appartient pas au dauphin, mais à mon Seigneur. Mais mon Seigneur veut que le dauphin soit fait roi et ait le royaume en commande. Malgré ses ennemis le dauphin sera fait roi, et c’est moi qui le mènerai au sacre. » Robert lui dit « Quel est ton Seigneur? » Et elle dit: « Le roi du Ciel! ».
Après cette entrevue, Jeanne s’en retourna au logis de son père, avec un oncle à elle, nommé Durand Laxart, de Burey-le-Petit.
Plus tard, vers le commencement du carême, elle vint à Vaucouleurs chercher compagnie pour aller trouver le dauphin. Ce que voyant, Jean de Metz et moi, nous pro. posâmes de la conduire au roi, pour lors dauphin.
Après un pèlerinage à Saint-Nicolas, Jeanne s’en fut trouver monseigneur le duc de Lorraine qui lur avait envoyé un sauf-conduit et la voulait voir. De là elle re‘vint à Vaucouleurs et y logea chez Henri le Royer.
Cependant Jean de Metz et moi finies tant, avec l’aide d’autres gens de Vaucouleurs, que Jeanne quitta ses vêtements de femme qui étaient de couleur rouge et que nous lui procurâmes une tunique et des vêtements d’homme, des éperons, des guêtres, une épée et tout ce qui s’ensuit, avec un cheval. Puis moi avec Jean de Metz,

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son servant Julien et Jean de Honecourt, mon servant, accompagnés de Colet de Vienne et de Richard l’archer, nous nous mîmes en route pour aller trouver le dauphin.
La première journée du voyage, craignant d’être appréhendés par les Bourguignons et par les Anglais, nous marchâmes. toute la nuit. Les nuits suivantes, Jeanne couchait à nos côtés près de Jean de Metz et moi, tout habillée, avec une couverture sur elle et gardant ses chausses liées à son justaucorps. J’étais jeune pour lors et cependant je ne ressentis contre cette fille aucun désir coupable, aucun appétit charnel, tant la bonté que je voyais en elle m’inspirait de révérence. Pendant les onze jours que dura le voyage, nous eûmes bien des angoisses. Mais Jeanne nous disait toujours: « Ne craignez rien. Vous verrez comme à Chinon le gentil dauphin nous fera bon visage. » En l’entendant parler, je me sentais tout enflammé. Elle était pour moi une envoyée de Dieu.
Je n’ai jamais rien vu de mal chez Jeanne. Elle fut toujours bonne comme si elle eût été une sainte. Elle ne jurait jamais. Pendant le voyage, elle nous disait qu’il serait bien d’entendre la messe. Mais tant que nous étions en pays ennemi, nous ne pouvions. Il ne fallait pas être reconnu.
Voilà comment nous finies route ensemble sans grand empêchement et arrivâmes à Chinon où était le roi, pour lors dauphin. Une fois à Chinon, nous présentâmes la Pucelle aux nobles et aux gens du roi.
Sur les faits et gestes de Jeanne, je m’en rapporte à eux.
Je ne sais rien de plus dont je puisse rendre témoignage.

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Déposition de noble homme sire Aubert d’Ourches, chevalier.

La Pucelle me parut être imbue des meilleures moeurs. Je voudrais bien avoir une fille aussi bonne... Elle parlait moult bien.



DIXIÈME SÉANCE DU PROCÈS

24 FÉVRIER 1431.

Troisième interrogatoire public.

[Le samedi 24 février, dans la chambre du parement au bout de la grande salle du château de Rouen; 62 assesseurs siègent à côté de l’évêque.]
CAUCHON : Jeanne, nous vous requérons de dire absolument et simplement la vérité, sans réserve ni condition.
[Cet avis a été répété trois fois.]
JEANNE: Donnez-moi congé de parler.
[CAUCHON: Je vous le donne.]
JEANNE: Par ma foi, vous pourriez me demander telles choses que je ne vous dirais pas, comme par exemple de ce qui touche mes révélations. Car vous pourriez m’amener ainsi à révéler telle chose que j’ai juré de tenir secrète. Je vous le dis: prenez bien garde à ce que vous prétendez que vous êtes mon juge, car vous prenez une grande charge en me chargeant moi-même.
[CAUCHON : Jurez de dire la vérité.]

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JEANNE: Il me semble que c’est assez d’avoir juré deux fois en jugement.
CAUCHON: Voulez-vous ou non jurer simplement et absolument?
JEANNE : Vous pouvez bien passer par là-dessus. J’ai déjà juré deux fois.
[CAUCHON: Vous serez pour sûr condamnée.]
JEANNE: Toute la clergie de Rouen et de Paris ne saurait me condamner sans droit,
[L’INTERROGATEUR: Dites toute la vérité.]
JEANNE : Sur ma venue, je dirai la vérité, mais non’ pas tout; huit jours ne suffiraient pas à tout dire.
CAUCHON : Prenez avis des assistants pour savoir si vous devez jurer, ou non.
JEANNE: Pour le fait de ma venue en France, je dirai volontiers la vérité, mais rien autrement. Ne m’en rebattez pas davantage.
CAUCHON: En refusant de jurer de dire la vérité, vous vous rendez suspecte.
JEANNE : Je répète ce que j’ai déjà dit.
CAUCHON: Derechef je vous requiers de jurer précisément et absolument.
JEANNE: Je dirai volontiers ce que je sais, et encore pas tout. Je viens de la part de Dieu et n’ai rien à faire ici. Je vous prie que vous me renvoyiez à Dieu de qui je viens..
CAUCHON : Jeanne, je vous requiers et avertis de jurer, sous peine d’être chargée de ce qu’on vous impose.
JEANNE: Passez outre.
CAUCHON: Une dernière fois je vous requiers de jurer et vous avertis qu’il vous faut dire la vérité sur tout ce qui touche au procès, car votre refus vous exposerait à un grand péril.

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JEANNE : Je suis prête à jurer de dire ce que je sais touchant le procès.
[CAUCHON: Jurez donc alors.]
JEANNE: Je le jure.
CAUCHON : Jeanne, maître Jean Beaupère, docteur insigne, va vous interroger.
L’INTERROGATEUR : Jeanne, quand est-ce la dernière fois que vous avez mangé et bu?
JEANNE: Depuis hier midi je n’ai pas mangé 1.
L’INTERROGATEUR : Depuis quand n’avez-vous entendu la voix qui vient à vous?
JEANNE: Je l’ai entendue hier et aujourd’hui.
L’INTERROGATEUR: A quelle heure, hier, l’avez-vous entendue? ,
JEANNE: Hier, je l’ai entendue trois fois : une fois le matin, une fois à l’heure de vêpres et une troisième fois au coup de l’Ave Maria du soir. Il m’arrive de l’entendre
plus souvent encore.
L’INTERROGATEUR: Que faisiez-vous hier matin quand vint la voix?
JEANNE : Je dormais et j’ai été éveillée.
L’INTERROGATEUR : Vous a-t-elle éveillée en vous touchant les bras?
JEANNE : Elle m’a éveillée sans me toucher.
L’INTERROGATEUR : La voix était-elle dans votre chambre?
JEANNE : Non, que je sache, mais elle était dans le château.
L’INTERROGATEUR : L’avez-vous remerciée ? Vous êtes-vous agenouillée?

1. On était dans le temps de carême.

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JEANNE : Je l’ai remerciée en me soulevant et m’asseyant sur mon lit, les mains jointes. J’avais demandé son assistance.
[L’INTERROGATEUR: Que vous a-t-elle dit ? ]
JEANNE: Elle m’a dit de répondre hardiment.
L’INTERROGATEUR: Que vous a dit la voix quand vous fûtes éveillée?
JEANNE: Je demandai conseil à la voix sur ce que je devais répondre, lui disant de demander conseil là-dessus à Notre-Seigneur. La voix me dit: « Réponds hardiment, Dieu t’aidera ».
L’INTERROGATEUR : La voix vous a-t-elle dit quelques paroles avant d’être invoquée?
JEANNE : La voix m’a dit quelques paroles, mais je n’ai pas tout compris. Ce que je sais bien, c’est qu’après mon réveil elle me dit de répondre hardiment. [Et s’adressant à Cauchon :] Vous, évêque, vous dites que vous êtes mon juge; prenez garde à ce que vous faites, car en vérité je suis envoyée de la part de Dieu et vous vous mettez en grand danger.
L’INTERROGATEUR : La voix a-t-elle eu des avis différents ?
JEANNE: Onques ne lui ai trouvé deux langages contraires. Cette nuit, je l’ai entendue me dire de répondre hardiment.
L’INTERROGATEUR La voix vous a-t-elle défendu de tout dire
JEANNE: Je ne vous répondrai pas là-dessus. J’ai des révélations touchant le roi que je ne vous dirai point
L’INTERROGATEUR La voix vous a t elle défendu de dire des révélations?
JEANNE Je n’ai pas été conseillée sur cela Donnez-


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moi un délai de quinze jours, et je vous répondrai.
[L’INTERROGATEUR: Répondez tout de suite.] .
JEANNE Je vous demande délai Si ma voix me le défend, que voulez-vous que je dise?
L’INTERROGATEUR: La voix vous a-t-elle fait aucune défense?
JEANNE: Croyez bien que ce ne sont pas les hommes. qui me l’ont défendu.
L’INTERROGATEUR: Vous ne voulez donc pas répondre?
JEANNE: Aujourd’hui je ne répondrai pas. Je dois attendre, pour me décider, jusqu’à ce que cela m’aura été révélé.
[L’INTERROGATEUR : La voix vient-elle de Dieu?]
JEANNE : Oui, et par son ordonnance. Je le crois fermement, comme je crois la foi chrétienne et que Dieu nous a rachetés des peines de l’enfer.
L’INTERROGATEUR: La voix que vous dites vous apparaître est-elle un ange, ou Dieu immédiatement, ou bien un saint ou une sainte?
JEANNE: Cette voix vient de la part de Dieu.
[L’INTERROGATEUR: Expliquez-vous.]
JEANNE: Je crois que je ne vous dis pas pleinement ce que je sais. J’ai plus grande crainte de faillir en disant quelque chose qui déplaise à ces voix que je n’ai souci de vous répondre à vous. Quant à votre question sur ma voix, je vous demande délai.
L’INTERROGATEUR: Croyez-vous qu’il déplaise à Dieu qu’on dise la vérité?
JEANNE: Les voix m’ont dit de révéler certaines choses au roi et non pas à vous. Cette nuit même, la voix m’a dit beaucoup de choses pour le bien de mon roi que je voudrais être dès maintenant sûre de lui, dussè-je ne pas


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boire de vin jusqu’à Pâques. Lui en serait plus joyeux à son dîner 1.
L’INTERROGATEUR: Ne pouvez-vous tant faire que la voix, vous obéissant, aille porter au roi le message?
JEANNE : Je ne sais si la voix y voudrait consentir, sinon que ce fût le vouloir de Dieu et que Dieu le permît. Et si c’est le plaisir de Dieu, il pourra bien le faire révéler au roi, et j’en serais bien contente.
L’INTERROGATEUR: Pourquoi la voix ne parle-t-elle plus maintenant au roi, ainsi qu’elle faisait quand vous étiez en sa présence?
JEANNE: Je ne sais si c’est la volonté de Dieu. N’était la grâce de Dieu, je ne saurais aucunement agir.
L’INTERROGATEUR : Votre conseil vous a-t-il révélé que vous vous échapperiez de prison?
JEANNE : Je ne vous ai à dire.
L’INTERROGATEUR: Cette nuit, la voix vous a-t-elle donné conseil et avis de ce que vous devez répondre?
JEANNE: Si elle m’a avisée là-dessus, je n’ai pas bien compris.
L’INTERROGATEUR: Les deux derniers jours que vous avez entendu les voix, est-il venu au même lieu quelque lumière ?
JEANNE: La clarté vient au nom de la voix.
L’INTERROGATEUR : Avec les voix voyez-vous autre chose?
JEANNE : Je ne vous dirai pas tout. Je n’en ai pas congé. Mon serment ne touche point cela. La voix est bonne et digne. Je ne suis pas tenue de vous répondre là-dessus.

1. Charles VII

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Au surplus, donnez-moi par écrit les points sur lesquels je ne réponds pas actuellement.
L’INTERROGATEUR: La voix à laquelle vous demandez conseil a-t-elle un visage et des yeux?
JEANNE : Vous n’aurez pas encore cela de moi. C’est un dicton des petits enfants que l’es gens sont pendus quelquefois pour avoir dit la vérité.
L’INTERROGATEUR : Savez-vous être en la grâce de Dieu?
JEANNE : Si je n’y suis, Dieu m’y mette; et, si j’y suis, Dieu m’y tienne ! Je serais la plus dolente du monde si je savais ne pas être en la grâce de Dieu. Mais si j’étais en état de péché, je crois que la voix né viendrait pas à moi. Je voudrais que chacun l’entendît aussi bien que je l’entends.
L’INTERROGATEUR : Quand l’avez-vous d’abord entendue?
JEANNE : Je tiens que j’avais treize ans ou à peu près quand la voix vint à moi pour la première fois.
L’INTERROGATEUR : Dans votre jeunesse, alliez-vous vous ébattre aux champs avec les autres filles?
JEANNE: J’y suis bien allée quelquefois, mais je ne sais à quel âge.
L’INTERROGATEUR : Ceux de Domrémy tenaient-ils pour le parti bourguignon ou pour le parti adverse?
JEANNE : Je n’y ai connu qu’un seul Bourguignon. J’aurais voulu qu’il eût la tête coupée, toutefois si c’eût été le plaisir de Dieu.
L’INTERROGATEUR : Au village de Maxey 1 étaient-ils Bourguignons ou adversaires des Bourguignons?

1. Aujourd’hui Maxey-sur-Meuse, près de Domremy.


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JEANNE : Ils étaient Bourguignons.
L’INTERROGATEUR: La voix vous avait-elle dit, quand vous étiez jeune, de haïr les Bourguignons?
JEANNE: Depuis que j’eus compris que les voix étaient pour le roi de France, je n’aimai pas les Bourguignons. Les Bourguignons auront la guerre s’ils ne font ce qu’ils doivent, je le sais par ma voix.
L’INTERROGATEUR: Dans votre jeunesse, avez-vous eu révélation par votre voix que les Anglais viendraient en France?
JEANNE : Les Anglais étaient déjà en France quand les voix commencèrent à me visiter.
L’INTERROGATEUR: Fûtes-vous jamais avec les petits enfants qui se battaient pour le parti dont vous êtes?
JEANNE: Je n’en ai pas souvenance. Mais j’ai bien vu plusieurs de Domrémy qui se battaient avec ceux de Maxey revenir tout blessés et sanglants.
L’INTERROGATEUR: Avez-vous eu, dans votre jeunesse, grande intention de combattre les Bourguignons ?
JEANNE : J’avais grande volonté et affection que mon roi recouvrât son royaume.
L’INTERROGATEUR: Auriez-vous ‘bien voulu être homme, quand vous deviez venir en France?
JEANNE : J’ai répondu déjà à cela.
J.~’INTERROGATEUR : Ne conduisiez-vous pas les animaux aux champs?
JEANNE : J’ai répondu déjà à cela. Depuis que je fus un peu grande et que j’eus l’âge de discrétion, je ne gardais pas les bêtes communément, mais j’aidais bien à les mener au pré, ainsi qu’à un château nommé l’Ile, par crainte des hommes d’armes. Dans mon tout jeune âge, je ne me rappelle pas si je les gardais ou non.

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L’INTERROGATEUR: N’avez-vous pas de souvenir au sujet d’un certain arbre qui existait près de votre village?
JEANNE : Près de Domrémy il y avait un arbre appelé l’arbre des Dames ; d’autres l’appelaient l’arbre des Fées. Auprès est une fontaine. J’ai ouï dire que les fiévreux boivent de cette fontaine et y vont quérir de l’eau pour se remettre en santé. Je l’ai vu moi-même, mais je ne sais s’ils guérissent ou non.
[L’INTERROGATEUR: Ne savez-vous rien autre ? ]
JEANNE : J’ai oui dire que les malades une fois relevés, vont à cet arbre pour se divertir. Il y a un grand arbre appelé le Fou, d’où vient le beau mai. Il appartenait, d’après le commun dire, à monseigneur Pierre de Bourlemont, chevalier.
[L’INTERROGATEUR: Alliez-vous souvent à cet arbre,?]
JEANNE : J’allais parfois avec d’autres filles m’ébattre au pied de l’arbre et j’y faisais des guirlandes pour l’image de la Notre-Dame de Domrémy. Souventes fois j’ai ouï dire par des anciens, — non ceux de mon lignage —que les dames fées le hantaient. J’ai même ouï dire à une de mes marraines, nommée Jeanne, femme du maire Rubery, qu’elle-même avait vu là des fées. J’ignore si c’était vrai ou non. Je n’ai, moi, jamais vu les fées près de cet arbre, que je sache. Si j’en ai vu ailleurs, je ne sais s je les ai vues ou non.
[L’INTERROGATEUR: Ne mettiez-vous pas des guirlandes à cet arbre?]
JEANNE: J’ai vu des filles mettre des guirlandes aux branches de cet arbre ; moi-même j’y en ai mis avec les autres. Tantôt nous les emportions, tantôt nous les laissions.


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[L’INTERROGATEUR: Vous mêliez-vous aux divertissements de vos compagnes?]
JEANNE: A partir du moment où je sus que je devais venir en France, je m’en retirai et donnai aux jeux et promenades le moins que je pus. Je ne sais même si, depuis l’âge de raison, j’ai dansé au pied de l’arbre. J’ai bien puy danser avec les autres enfants, mais j’y ai plus chanté que dansé.
[L’INTERROGATEUR: N’y a-t-il pas aussi un bois près de Domrémy?]
JEANNE: Il y a là un bois qu’on nomme le Bois-Chênu, qu’on voit de la porte demonpère. Il en est à moins d’une demi-lieue.
[L’INTERROGATEUR: Ce bois est-il hanté par les fées?]
JEANNE : Je ne sais et n’ai pas oui dire qu’il fût hanté par les fées. Mais j’ai ouï conter par mon frère qu’on disait dans le pays: « Jeannette a pris son fait près de l’arbre des Fées » Il n’en est rien et je le lui ai dit.
[L’INTERROGATEUR: Ne vous a-t-on pas regardée comme l’envoyée du Bois-Chênu?]
JEANNE: Quand je vins vers mon roi, quelques-uns me demandaient si, dans mon pays, il y avait quelque arbre qui s’appelait Bois-Chênu, parce qu’il y avait des prophéties disant que des environs de ce bois devait venir une pucelle qui ferait des merveilles Mais à cela je n’ajoutai pas foi.
L’INTERROGATEUR: Jeanne, voulez-vous avoir un habit de femme?
JEANNE: Donnez-m’en un, je le prendrai et partirai. Autrement, non. Je suis contente de celui-ci, puisqu’il plaît à Dieu que je le porte.
[La séance est levée et renvoyée au mardi de la semaine suivante.]

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ONZIÈME SÉANCE DU PROCÈS

27 FÉVRIER 1431.

Quatrième interrogatoire public.

[Le mardi 27 février, dans la chambre du parement au bout de la grand’salle du château de Rouen. 53 assesseurs siègent autour de Cauchon.]
CAUCIION: Jeanne, nous vous requérons de jurer de dire la vérité sur le fait du procès.
JEANNE: Volontiers je jurerai de dire la vérité sur le fait du procès, mais non sur ce que je sais.
CAUCHON: Nous vous requérons de jurer de dire la vérité sur tout ce qui vous sera demandé.
JEANNE: Vous devez vous contenter. J’ai assez juré.
CAUCHON: Maître Jean Beaupère, interrogez-la.
L’INTERROGATEUR: Comment vous êtes-vous portée depuis samedi dernier?
JEANNE: Vous voyez bien comment je me suis portée. Je me suis portée le mieux que j’ai pu.
L’INTERROGATEUR : Jeûnez-vous chaque jour de ce carême?
JEANNE: Est-ce de votre procès?
L’INTERROGATEUR: Oui.
JEANNE: Oui vraiment. Eh bien, j’ai jeûné tous les jours de ce carême.
L’INTERROGATEUR: Depuis samedi avez-vous entendu la voix?
JEANNE: Oui vraiment et plusieurs fois.
L’INTERROGATEUR: Samedi, à l’audience, avez-vous
entendu la voix?

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JEANNE: Ceci n’est pas de votre procès.
[L’INTERROGATEUR: C’est du procès. Répondez donc.]
JEANNE: Je l’ai entendue.
L’INTERROGATEUR: Que vous a-t-elle dit, ce samedi?
JEANNE: Je ne l’entendais pas bien, ni rien que je pusse vous redire, jusqu’à mon retour dans ma chambre.
L’INTERROGATEUR: Que vous a dit la voix à votre retour?
JEANNE: Elle m’a dit de vous répondre hardiment.
[L’INTERROGATEUR: A quel propos vous l’a-t-elle dit?]
JEANNE: Je demande conseil à ma voix sur les questions que vous me faites.
[L’INTERROGATEUR: La voix vous a-t-elle dit de cacher quelque chose?]
JEANNE: Je répondrai volontiers sur ce que Dieu me permettra de révéler. Quant à ce qui touche les révélations concernant le roi de France, je ne les dirai pas sans congé de ma voix.
L’INTERROGATEUR: La voix vous a-t-elle défendu de tout dire?
JEANNE: Je ne l’ai pas bien comprise.
L’INTERROGATEUR: Que vous a dit la voix en dernier lieu?
JEANNE : Je lui ai demandé conseil relativement à quelques points sur lesquels j’avais été interrogée.
[L’INTERROGATEUR : La voix vous a-t-elle conseillé sur ces points?]
JEANNE : Sur quelques points j’ai eu conseil. Sur d’autres vous aurez beau me demander réponse, je n’en ferai pas sans congé de ma voix. Si je répondais sans congé, peut-être n’aurais-je plus mes voix en garant. Mais quand j’aurai congé de Dieu, je ne craindrai pas de parler, vu que j’aurai bon garant.

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L’INTERROGATEUR Est-ce la voix d’un ange qui vous parlait? ou bien celle d’un saint ou d’une sainte, ou la voix de Dieu directement?
JEANNE: C’est la voix de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Là-dessus, j’ai congé de Notre-Seigneur. Que si vous en doutez, envoyez à Poitiers où j’ai autrefois été interrogée.
L’INTERROGATEUR: Comment savez-vous que ce sont ces deux saintes? Les distinguez-vous bien l’une de l’autre?
JEANNE: Je sais bien que ce sont elles. Je les distingue bien l’une de l’autre.
L’INTERROGATEUR : Comment cela?
JEANNE : Par le salut qu’elles me font.
L’INTERROGATEUR: Y a-t-il longtemps qu’elles communiquent avec vous?
JEANNE : Il y a bien sept ans passés qu’elles m’ont prise sous leur garde.
L’INTERROGATEUR : A quoi les reconnaissez-vous?
JEANNE: Elles se nomment à moi.
L’INTERROGATEUR : Ces saintes sont-elles vêtues de même étoffe?
JEANNE: Je ne vous en dirai pas davantage à cette heure. Je n’ai pas congé de le révéler. Si vous ne me croyez, allez à Poitiers.
L’INTERROGATEUR : Ne nous cachez rien.
JEANNE: Ces choses sont au roi de France, non àvous.
L’INTERROGATEUR: Ces saintes sont-elles du,même âge?
JEANNE: Je n’ai pas congé de vous le dire.
L’INTERROGATEUR: Ces saintes parlent-elles à la fois ou l’une après l’autre?
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Jeanne d’Arc
JEANNE: Je n’ai point congé de vous le dire. Cependant j’ai toujours eu conseil de toutes les deux.
L’INTERROGATEUR: Laquelle des deux vous est apparue la première?
JEANNE: Je ne les ai point connues tout de suite. Je l’ai bien su jadis, mais je l’ai oublié. Si j’en ai congé, je vous le dirai volontiers. C’est d’ailleurs marqué au registre de Poitiers.
[L’INTERROGATEUR: N’y a-t-il que les saintes qui vous aient apparu?]
JEANNE: J’ai reçu aussi confort de saint Michel.
L’INTERROGATEUR: Laquelle des apparitions vous est venue la première?
JEANNE: C’est saint Michel.
L’INTERROGATEUR : Y a-t-il longtemps que vous avez eu la voix de saint Miche!?
JEANNE: Je ne vous nomme pas la voix de saint Michel; mais je vous parle du grand confort venu de lui.
L’INTERROGATEUR: Quelle fut la première voix qui vint à vous quand vous aviez treize ans ou environ?
JEANNE: Ce fut saint Michel. Je le vis devant mes yeux et il n’était pas seul, mais bien accompagné d’anges du ciel.
[L’INTERROGATEUR: Est-ce de vous-même que vous vîntes en France?]
JEANNE: Je ne vins en France que par l’ordre de Dieu.
L’INTERROGATEUR: Vîtes-vous saint Michel et les anges en corps et en réalité?
JEANNE: Je les vis des yeux de mon corps aussi bien que je vous vois. Quand ils s’en furent, je pleurai, et j’aurais bien voulu qu’ils m’emportassent avec eux.

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L’INTERROGATEUR: En quelle figure était saint Miche!?

JEANNE: Il n’y a pas de réponse là-dessus ; je n’ai pas encore congé de vous le dire.
L’INTERROGATEUR: Que vous dit saint Miche! cette première fois?
JEANNE: Vous n’en aurez pas réponse aujourd’hui.
[L’INTERROGATEUR: Vos voix vous ont-elles dit ce que dit saint Michel?]
JEANNE: Elles m’ont dit de répondre hardiment.
[L’INTERROGATEUR: Pourquoi dire à votre roi ce que vous nous cachez?]
JEANNE: J’ai bien dit à mon roi en une fois tout ce qui m’avait été révélé, parce que j’allais à lui. Mais, maintenant, je n’ai pas congé de vous révéler ce que saint Michel m’a dit. Je voudrais bien que vous qui m’interrogez vous eussiez copie du livre qui est à Poitiers, pourvu qu’il plût à Dieu.
L’INTERROGATEUR: Vos voix vous ont-elles défendu de dire vos révélations sans congé d’elles?
JEANNE: Je ne vous réponds pas encore là-dessus. Sur ce dont j’aurai congé je répondrai volontiers. Je n’ai pas bien compris si mes voix me l’avaient défendu.
L’INTERROGATEUR: Quel signe donnez-vous que vous teniez cette révélation de la part de Dieu et que ce soient bien sainte Catherine et sainte Marguerite qui conversent avec vous?
JEANNE: Je vous ai assez dit que ce sont elles. Croyez m’en si vous voulez.
L’INTERROGATEUR: Vous est-il défendu de le dire?
JEANNE: Je n’ai pas bien compris si cela m’est permis ou non.
L’INTERROGATEUR: Comment savez-vous faire la dis-
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tinction que sur tels points vous devez répondre et sur d’autres non?
JEANNE: Sur quelques points j’ai demandé congé, sur d’autres je l’ai.
[L’INTERROGATEUR: Aviez-vous congé de Dieu pour venir en France?]
JEANNE: J’aurais mieux aimée être tirée à quatre chevaux que de venir en France sans congé de Dieu.
L’INTERROGATEUR: Dieu vous a-t-il prescrit de prendre l’habit d’homme?
JEANNE: Le fait de l’habit est peu de chose et des moindres. Je n’ai pris cet habit par le conseil d’aucun homme qui soit au monde. Je n’ai pris cet habit ni fait quoi que ce soit, que du commandement de Dieu et des anges..
L’INTERROGATEUR : Ce commandement à vous fait de prendre l’habit d’homme est-il licite?
JEANNE: Tout ce que j’ai fait, c’est par commandement de Notre-Seigneur. S’il me commandait d’en prendre un autre, je le prendrais, puisque ce serait par le commandement de Dieu.
L’INTERROGATEUR: N’avez-vous pas pris ce vêtement par l’ordre de Robert de Baudricourt?
JEANNE: Non.
L’INTERROGATEUR : Pensez-vous avoir bien fait de prendre l’habit d’homme?
JEANNE : Tout ce que j’ai fait par le commandement de Notre-Seigneur, je cuide l’avoir bien fait et j’en attends bon garant et bonne aide.
L’INTERROGATEUR: Dans ce cas particulier, en prenant l’habit d’homme, pensez-vous avoir bien fait?
JEANNE: Je n’ai rien fait au monde que par le commandement de Dieu,

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L’INTERROGATEUR: Quand vous vîtes la voix qui venait à vous, y avait-il de la lumière?
JEANNE: Il y avait beaucoup de lumière de toutes parts, ainsi qu’il convient. Elle ne vient pas toute à vous,
L’INTERROGATEUR: Y avait-il un ange sur la tête de votre roi, quand vous le vîtes pour la première fois?
JEANNE: Par Notre-Dame, s’il y était, je n’en sais rien, je ne l’ai pas vu.
L’INTERROGATEUR: Y avait-il de la lumière?

JEANNE: Il y avait plus de trois cents hommes d’armes et cinquante flambeaux ou torches, sans compter la lumière spirituelle. Rarement j’ai révélations qu’il n’y ait de la lumière.
L’INTERROGATEUR: Comment votre roi a-t-il cru vos dires?
JEANNE: Il avait bonnes enseignes et par son clergé.
L’INTERROGATEUR: Quelles révélations eut votre roi?
JEANNE: Vous ne les aurez pas de moi encore de cette année. Pendant trois semaines j’ai été interrogée par les clercs à Chinon et à Poitiers. Mon roi eut un signe touchant mes faits avant d’y avoir créance. Les clercs de mon parti furent d’avis que dans mon fait il n’y avait rien que de bon.
L’INTERROGATEUR: Avez-vous été à Sainte-Catherine-de-Fierbois?
JEANNE: Oui, j’y ai ouï trois messes en un jour. Ensuite j’allai à Chinon.
[L’INTERROGATEUR : En quelle manière êtes-vous entrée en communication avec le roi ? ]
JEANNE: (Etant encore à Sainte-Catherine-de-Fierbois), j’envoyai lettres au roi pour savoir si j’entrerais

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dans la ville où il était. Je lui dis que j’avais fait cent cinquante lieues pour venir vers lui. Il me semble même qu’il y avait dans ces lettres que je saurais le reconnaître entre tous les autres.
[L’INTERROGATEUR: Aviez-vous une épée?]

JEANNE: J’avais une épée que j’avais prise à Vaucouleurs.
[L’INTERROGATEUR: N’aviez-vous pas une autre épée ?)]
JEANNE: Etant à Tours ou à Chinon, j’envoyai quérir une épée qui était dans l’église de Sainte-Catherine-de-Fierbois, derrière l’autel. Cette épée fut trouvée sur-le-champ, toute rouillée.
L’INTERROGATEUR: Comment saviez-vous que cette épée était là?
JEANNE: Je le sus par mes voix. Il y avait par-dessus cinq croix. Onques n’avais vu l’homme qui l’alla quérir. J’écrivis aux gens d’Eglise du lieu d’avoir pour agréable que j’eusse cette épée, et les clercs me l’envoyèrent. Elle était sous terre, pas fort avant, et derrière l’autel comme il me semble. Au fait, je ne sais pas au juste si elle était devant l’autel ou derrière. Je cuide avoir écrit qu’elle était derrière. Aussitôt qu’ils eurent trouvé cette arme, les clercs du lieu la frottèrent. La rouille tomba aussitôt sans efforts. Ce fut un marchand d’armes de Tours qui l’alla quérir. Les clercs du lieu me donnèrent un fourreau ; ceux de Tours également. Les deux fourreaux qu’ils me firent étaient de velours vermeil et l’autre de drap noir. J’en fis faire encore un autre de cuir bien fort.
[L’INTERROGATEUR : Aviez-vous l’épée de Fierbojs quand vous fûtes prise?]
JEANNE: Quand je fus prise, je ne l’avais point. Je la

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portai constamment depuis que je l’eus jusqu’à mon départ de Saint-Denis, après l’assaut de Paris.

[L’INTERROGATEUR :Quelle bénédiction fîtes-vous ou fîtes-vous faire sur cette épée?]
JEANNE: Je ne l’ai point bénite ni fait bénir. Je ne l’eusse su faire.
[L’INTERROGATEUR : Vous teniez beaucoup à cette épée?]
JEANNE : Je l’aimais bien parce qu’elle avait été trouvée dans l’église de Sainte-Catherine que j’aimais bien.
L’INTERROGATEUR : Avez-vous été à Coulonge-la-Vineuse?
JEANNE: Je ne sais.
L’INTERROGATEUR: Avez-vous posé quelquefois votre épée sur l’autel pour la rendre plus fortunée?
JEANNE : Non, que je sache.
L’INTERROGATEUR: N’avez-vous jamais fait des prières pour que votre épée fût plus fortunée?
JEANNE: Il est bon à savoir que j’aurais voulu voir tout mon harnais bien fortuné.
L’INTERROGATEUR: Aviez-vous votre épée quand vous fûtes prise?
JEANNE : Non, j’en avais une qui avait été prise sur un Bourguignon.
L’INTERROGATEUR : Où est restée l’épée de Fierbois? dans quel village?
JEANNE : A Saint-Denis, j’ai offert une épée et des armes, mais ce n’était pas celle-là.
[L’INTERROGATEUR: Aviez-vous cette épée à Lagny?]
JEANNE : Je l’avais à Lagny. De Lagny à Compiègne je portai l’épée du Bourguignon que j’ai dit. C’était une bonne épée de guerre, bonne à donner de bonnes buffes et de bons torchons.

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[L’INTERROGATEUR: Où avez-vous laissé l’épée de Fier-bois ? ]
JEANNE : Dire où je la laissai ne touche point le procès et ne répondrai pas là-dessus quant à maintenant.
[L’INTERROGATEUR: En quelles mains est votre avoir ?]
JEANNE : Mes frères ont mes biens, chevaux, épée et le reste, ainsi le crois, montant à plus de douze mille écus.
L’INTERROGATEUR: Quand vous allâtes à Orléans, aviez-vous un étendard ou bannière, et de quelle couleur?
JEANNE : J’avais une bannière dont le champ était semé de lis. Il y avait la figure du monde et deux anges à ses côtés. Elle était de toile blanche, de celle qu’on appelle boucassin. Il y avait écrit dessus : Jhesus Maria, comme il me semble, et elle était frangée de soie.
L’INTERROGATEUR: Ces noms Jhesus Maria étaient-ils écrits en haut, en bas ou sur le côté?
JEANNE : Sur le côté, comme il me semble.
L’INTERROGATEUR: Qu’aimiez-vous mieux, votre bannière ou votre épée?
JEANNE : J’aimais quarante fois mieux ma bannière que mon épée.
L’INTERROGATEUR: Qui vous fit faire cette peinture sur la bannière?
JEANNE : Je vous ai assez dit que je n’ai rien fait que du commandement de Dieu.
[L’INTERROGATEUR: Qui portait votre bannière?]
JEANNE: C’est moi-même qui portais ladite bannière quand je chargeais les ennemis, pour éviter de tuer personne. Je n’ai jamais tué un homme.
L’INTERROGATEUR : Quelle compagnie vous donna votre roi quand il vous mit en oeuvre?
JEANNE: Il me donna dix ou douze mille hommes.

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D’abord j’allai à Orléans, à la bastille de Saint-Loup, et puis à la bastille du Pont.
L’INTERROGATEUR : A quelle bastille fut-ce que vous fîtes retirer vos hommes?
JEANNE : Je ne m’en souviens pas.
[L’INTERROGATEUR : Vous attendiez-vous à la levée du siège d’Orléans?]
JEANNE: J’étais bien sûre de [faire] lever le siège d’Orléans, par une révélation que j’avais eue, et je l’avais dit à mon roi avant d’y venir.
L’INTERROGATEUR Au moment de l’assaut, ne dîtes-vous pas à vos gens que vous recevriez seule les flèches, viretons, pierres lancées par les canons et machines?
JEANNE : Non ; en preuve il y eut plus de cent blessés; mais je dis bien à mes gens : N’ayez doute, vous lèverez le siège.
[L’INTERROGATEUR: Fûtes-vous blessée?]
JEANNE: A l’assaut de la bastille du Pont, je fus blessée d’une flèche ou vireton au cou. Mais j’eus grand confort de sainte Catherine et fus guérie en quinze jours. D’ailleurs pour cela je ne laissai de chevaucher et besogner.
L’INTERROGATEUR: Saviez-vous que vous seriez blessée?
JEANNE: Je le savais bien et l’avais dit à mon roi ; mais que, nonobstant ce, il me laissât agir. Cela m’avait été révélé par les voix des deux saintes, savoir sainte Catherine et sainte Marguerite.
[L’INTERROGATEUR Dans quel moment fûtes-vous blessée?]
JEANNE: C’est moi qui la première hissai une échelle à la bastille du Pont; c’est en levant l’échelle que je fus touchée au cou par ce vireton.

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L’INTERROGATEUR : Pourquoi n’admîtes-vous point à traiter le capitaine de Gergeau?
JEANNE : Les seigneurs de mon parti répondirent aux Anglais qu’ils n’auraient pas le délai de quinze jours demandé par eux, mais qu’ils se retirassent sur l’heure, eux et leurs chevaux.
[L’INTERROGATEUR: Et vous, que dîtes-vous?]
JEANNE: Moi, je dis qu’ils se retireraient de Gergeau avec leurs petites cottes, la vie sauve, s’ils voulaient, sinon ils seraient pris d’assaut.
L’INTERROGATEUR: Communiquâtes-vous alors avec votre voix sur ce délai?
JEANNE: Il ne m’en souvient pas.
[La séance est levée et remise au jeudi suivant.]

Déposition de messire Simon Charles, président de la Chambre des comptes 1.

Ce fut l’année même où le roi m’envoya en ambassade à Venise que Jeanne le vint trouver. Je revins [de Venise] vers le mois de mars. Alors je sus par Jean de Metz, le guide de Jeanne, que Jeanne était là, attendant d’être reçue par le roi,
Le conseil du roi délibéra sur la question si on l’introduirait ou non auprès du roi. Tout d’abord on l’interrogea elle-même, lui demandant pourquoi et dans quel but elle était venue. Elle dit en commençant qu’elle ne dirait rien que parlant au roi. Alors on lui dit que c’était au nom

1. Il était maître des requêtes en 1429.

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même du roi qu’on lui demandait des explications; aussi elle fit connaître le motif de sa mission. Elle dit: e J’ai deux choses en mandat de la part du Roi des cieux: l’une, lever le siège devant Orléans, l’autre, conduire le roi à Reims pour son sacre et son couronnement. »
L’ayant ouïe, plusieurs conseillers déclarèrent que le roi ne devait accorder nulle créance à cette fille. D’autres dirent que puisqu’elle se disait envoyée de Dieu et avait à parler au roi, le roi devait au moins l’entendre. Le roi voulut que les clercs et gens d’Église l’examinassent au préalable. Ce qui fut fait.
Ensuite, et non sans difficulté, on décida que le roi entendrait Jeanne. Mais quand elle entra au château de Chinon pour venir devant le roi, le roi derechef, sur l’avis des principaux de sa Cour, hésita à lui donner audience. Alors on représenta au roi que Robert de Baudricourt lui avait annoncé par lettre l’envoi de cette femme; qu’elle avait été amenée à travers des provinces occupées par l’ennemi, et qu’elle avait, de manière en quelque sorte miraculeuse, traversé à gué de nombreuses rivières pour arriver jusqu’à lui. Cela décida le roi, qui accorda l’audience.
Informé qu’elle venait, le roi se retira en arrière des autres. Cependant Jeanne le reconnut et lui fit révérence. Elle s’entretint longtemps avec lui. Après quoi le roi se montra joyeux. Mais, ne voulant rien faire sans le conseil des clercs, le roi envoya Jeanne à Poitiers pour y être derechef examinée par les clercs de la ville. Quand le roi connut qu’elle l’avait été et qu’on ne trouvait que du bien en elle, il fit confectionner des armes, lui donna des gens et l’établit chef de guerre.
Jeanne était une fille fort simple en toutes ses actions,

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excepté au fait de la guerre, où elle était supérieurement experte.
Moi qui parle, j’ai entendu de la bouche du roi beaucoup de bonnes paroles à son adresse. C’était à Saint-Benoît-sur-Loire. Le roi avait pitié de Jeanne et de toute la peine qu’elle se donnait. Il l’engagea à prendre du repos. Alors Jeanne lui dit en pleurant : « N’ayez doute, vous gagnerez tout votre royaume et serez bientôt couronné ».
Étant absent pour lors, je ne sais ce qui se passa à Orléans, que par ouï-dire. Je tiens ceci du seigneur de Gaucourt. Jeanne étant à Orléans, les capitaines qui avaient le poids de la guerre avaient décidé qu’il n’était pas opportun qu’on donnât un assaut le [lendemain du] jour où fut prise la bastille des Augustins ; et c’est le sire de Gaucourt qui fut commis à la garde des portes pour empêcher qu’on ne sortît. Jeanne ne l’eut pas à gré. A son avis, les hommes d’armes devaient sortir avec les gens de la ville et donner l’assaut à la bastille. Maints bourgeois et maints hommes d’armes pensaient ainsi. Jeanne dit au sire de Gaucourt : « Vous êtes un vilain homme. Veuillez ou non, les gens d’armes viendront et gagneront comme ils ont gagné ». En effet, malgré la défense du sire de Gaucourt, les hommes d’armes sortirent et allèrent à l’assaut de la bastille de Saint-Augustin (lisez: des Tourelles), qui fut prise de force. Selon ce qu’il me dit, le sire de Gaucourt fut ce jour-là en très grand péril.
Jeanne escorta le roi à Troyes. Le roi voulait traverser cette ville pour aller à Reims se faire couronner. Étant devant les murailles de Troyes, comme on manquait de vivres, l’armée se mit à désespérer et fut sur le point de retourner. Alors Jeanne dit au roi : « N’ayez doute, demain vous aurez la ville ».

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Jeanne prit sa bannière, et, suivie de beaucoup de gens de pied, elle donna ordre de faire des fascines pour combler les fossés. Le lendemain Jeanne cria: « A l’assaut ! »en faisant le geste de jeter les fascines dans les fossés. A cette vue les gens de Troyes craignant l’assaut envoyèrent au roi pour traiter. L’entente faite, le roi entra dans la ville en grande pompe, Jeanne était à son côté, sa bannière à la main.
Peu après, le roi sortit de Troyes avec son armée et alla à Châlons, puis à Reims. Le roi craignait de rencontrer à Reims de la résistance. Jeanne lui dit : « N’ayez crainte, les bourgeois de Reims vous viendront au-devant » ; et elle l’assura qu’avant qu’il fût sous les murs de la ville, les bourgeois se rendraient. Ce qui faisait craindre au roi la résistance des gens de Reims, c’est qu’il manquait d’artillerie et de machines de siège. Ainsi il eût été empêché s’ils se fussent montrés rebelles. Mais Jeanne lui disait: « Avancez hardiment et ne doutez de rien. Si vous voulez énergiquement avancer, vous gagnerez tout votre royaume. »
Je cuide que Jeanne est venue de Dieu: car elle faisait les oeuvres de Dieu, se confessant souvent et communiant à peu près chaque semaine. Elle semonçait fort les hommes d’armes quand elle leur voyait faire chose à non faire. Lorsqu’elle était sous son armure et à cheval, elle ne descendait jamais de sa monture pour des nécessités naturelles, et tous les hommes d’armes admiraient qu’elle pût si longtemps demeurer à cheval.
Je ne sais rien de plus.


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Déposition du frère Séguin, frère prêcheur, examinateur de Jeanne à Poitiers.

Avant de connaître Jeanne, j’avais entendu dire par maître Pierre, de Versailles, maître en théologie, qu’un jour, parlant d’elle, il avait ouï conter le fait suivant par quelques hommes d’armes. Ces hommes d’armes étaient allés à la rencontre de Jeanne lors de sa venue vers le roi et s’étaient placés en embuscade pour s’emparer d’elle et de ses compagnons. Mais, au moment où ils cuidaient la prendre, ils n’avaient pu se mouvoir de place, et tandis qu’ils demeuraient comme cloués, Jeanne s’éloigna avec ses compagnons sans empêchement.
J’ai vu Jeanne pour la première fois à Poitiers. Le conseil du roi était réuni dans cette ville dans la maison d’une dame Lamacée et, parmi les conseillers, se trouvait l’archevêque de Reims, alors chancelier de France. On m’avait mandé ainsi que maître Jean Lombart, lecteur en sacrée théologie à l’Université de Paris ; Guillaume Lemaire, chanoine de Poitiers, bachelier en théologie; Guillaume Aimery, lecteur en sacrée théologie, de l’ordre des frères prêcheurs ; frère Pierre Turrelure, du même ordre ; maître Jacques Madelon, et plusieurs autres que je ne me rappelle pas. On nous avait dit que nous étions mandés de la part du roi pour interroger Jeanne, avec charge de rapporter devant le conseil ce qu’il nous en semblerait. On nous adressa donc au logis de maître Rabateau, à Poitiers, pour interroger Jeanne qui y demeurait. Nous nous y rendîmes et fîmes à Jeanne plusieurs questions.

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Entre autres questions, maître Lombart demanda à Jeanne :
« Pourquoi êtes-vous venue ? Le roi veut savoir quel mobile vous a poussée à le venir trouver.»
Elle répondit de grande manière: « Comme je gardais les animaux, une voix m’apparut. Cette voix me dit: « Dieu a grande pitié du peuple de France. Il faut que toi, Jeanne, tu ailles en France. »Ayant ouï cela, je me mis à pleurer. Lors la voix me dit: « Va à Vaucouleur. Tu trouveras là un capitaine qui te conduira sûrement en France et près du roi. Sois sans crainte.» J’ai obéi à la voix. Et je suis arrivée au roi sans empêchement quelconque.
Là-dessus, maître Guillaume Aimery la prit ainsi à partie : « D’après vos dires, la voix vous a dit que Dieu veut délivrer le peuple de France de la calamité où il est. Mais si Dieu veut délivrer le peuple de France, il n’est pas nécessaire d’avoir des hommes d’armes. — En nom Dieu, répondit Jeanne, les gens d’armes batailleront, et Dieu donnera victoire. » — Cette réponse plut et maître Guillaume en fut content.
Moi qui parle, je demandai à Jeanne quel idiome parlait sa voix. — « Un meilleur que le vôtre », me répondit-elle. Et, en effet, j’ai le parler limousin.
L’interrogeant derechef, je lui dis: « Croyez-vous en Dieu? — Oui, mieux que vous », me répondit-elle. — « Mais enfin, lui dis-je, Dieu ne veut pas qu’on vous croie, s’il n’apparaît quelque signe montrant qu’il faut vous croire. Nous ne saurions conseiller au roi, sur une simple assertion, de vous confier et de mettre en péril des hommes d’armes. N’avez-vous donc rien d’autre à dire? » Elle répondit: « En nom Dieu, je ne suis pas


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venue à Poitiers pour faire signes. Mais menez-moi à Orléans, et je vous montrerai signes pourquoi je suis envoyée. » Elle ajouta: « Qu’on me donne des hommes en si grand nombre qu’on le jugera bon, et j’irai à Orléans. »
En même temps elle nous dit quatre choses futures tqui sont arrivées depuis : premièrement, que les Anglais seraient détruits, le siège d’Orléans et la ville affranchie de ses ennemis, après sommation préalable par ladite Jeanne; deuxièmement, que le roi serait sacré à Reims; troisièmement, que la ville de Paris serait remise dans l’obéissance du roi; quatrièmement, que le duc d’Orléans reviendrait d’Angleterre. Or, moi qui parle,, j’ai vu ces quatre choses s’accomplir.
Nous dîmes cela au conseil du roi et opinâmes que, vu l’extrême nécessité et péril où était Orléans, le roi pouvait s’aider d’elle et l’envoyer en cette ville.
Au surplus, les autres commissaires et moi nous nous étions enquis de la vie et des moeurs de Jeanne. Nous trouvâmes qu’elle était bonne chrétienne, vivant catholiquement et jamais oisive. Pour savoir plus au juste quelle était sa vie intime, on avait mis auprès d’elle des femmes qui rapportaient au conseil tous ses faits et gestes.
Moi, je crois que Jeanne fut envoyée de Dieu, car, quand elle parut, le roi et ses sujets n’avaient plus d’espérance. Tous cuidaient qu’il n’y avait qu’à fuir.
Je me rappelle très bien qu’on demanda à Jeanne pourquoi elle portait une bannière. Elle dit: « Je ne veux pas nie servir de mon épée, je ne veux tuer personne. »
Quand elle entendait jurer en vain le nom de Dieu, elle était très en colère. Ceux qui juraient ainsi lui faisaient

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horreur, Elle disait à La Hire, qui était coutumier de tels jurements et reniait souvent le nom de Dieu: « Ne jurez plus et quand vous voudrez renier Dieu, reniez votre bâton.» Depuis, en effet, quand il se trouvait en présence de Jeanne, La Hire ne jurait plus que par son bâton.
Je ne sais rien de plus.

Déposition de maître Jean Barbin, docteur ès lois, avocat au Parlement.

…Jeanne fut envoyée à Poitiers pour y être examinée. J’étais alors dans cette ville et j’ai connu Jeanne pour la première fois. A son arrivée, Jeanne fut logée dans le logis de Jean Rabateau. Pendant qu’elle y fut, la femme dudit Rabateau me conta que, chaque jour, après dîner, elle se tenait à genoux un long espace de temps, qu’elle faisait de même la nuit et que souvent elle entrait dans un petit oratoire de la maison pour y prier longtemps.
… Au cours des délibérations [des clercs], maître Jean Erault, lecteur en théologie, raconta avoir ouï-dire par une certaine Marie d’Avignon, jadis venue auprès du roi, qu’elle avait annoncé à celui-ci que le royaume de France était appelé à souffrir beaucoup et à supporter force calamités; qu’elle avait eu beaucoup de visions touchant le royaume de France, et entre autres choses voyait beaucoup d’armures qui lui étaient présentées à elle Marie et qu’elles lui causaient de l’épouvante, dans la crainte d’être forcée de les prendre: mais qu’il lui avait été dit de ne rien craindre, vu que ce n’était pas elle qui aurait à s’armer, mais bien une pucelle, qui viendrait


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après elle, prendrait ces armes et délivrerait le royaume de France de ses ennemis…
Voici un fait que je tiens de la bouche de maître Pierre de Versailles. Un jour où il se trouvait à Loches avec Jeanne, certaines gens, se jetant dans les jambes de son cheval, lui baisaient les pieds et les mains. Maître Pierre dit à Jeanne: « Vous faites mal de souffrir telles choses. Cela ne vous est pas dû. Défendez-vous-en; car vous entraînez les hommes à l’idolâtrie », Jeanne répondit: « En vérité, je ne saurais m’en garder, si Dieu ne m’en gardait
Bref, à mon sens, Jeanne était bonne catholique; et tout ce qu’elle a fait est de Dieu. Si j’en parle de la sorte, c’est qu’en toutes choses, dans sa vie, dans le boire, dans le manger, elle était d’une vertu singulière.
Jamais je n’ai ouï parler d’elle en mal. Je l’ai toujours entendue réputer et maintenir brave fille et excellente chrétienne.

Déposition de Gobert Thibault, écuyer.

J’étais à Chinon quand Jeanne vint trouver le roi, demeurant pour lors en cette ville. Mais en ce temps je n’eus pas grande connaissance de Jeanne.
Plus tard, je l’ai mieux connue, quand le roi s’en fut à Poitiers et Jeanne avec lui, qui logea dans le logis de maître Jean Rabateau. A Poitiers, Jeanne fut interrogée et examinée.., dans le logis de maître Jean Rabateau.
Quand nous arrivâmes à son logis, Jeanne vint au-devant de moi, et, me frappant sur l’épaule, me dit: « Je voudrais bien avoir plusieurs hommes d’aussi bonne volonté ». Maître Pierre de Versailles lui dit : « Nous

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venons vers vous de la part du roi. — Je crois bien voir, dit-elle, que vous venez pour m’interroger. » Et elle ajouta: « Je ne sais ni a ni b ». — « Pourquoi donc venez-vous? » demandèrent les théologiens. Elle répondit: « Je viens de la part du Roi des cieux pour faire lever le siège d’Orléans et conduire le roi à Reims pour qu’il soit sacré et couronné. Avez-vous du papier et de l’encre? Maître Jean Erault, écrivez ce que je vais vous
dire 1:

« Au duc de Bethfort, soi-disant régent le royaume de France, ou à ses lieutenans estans devant la ville d’ Orliens.

+ JHESUS, MARIA +

Roy d’Angleterre, et vous, duc de Bethfort qui vous dictes régent le royaume de France ; vous, Guillaume de la Poule, conte de Suffort; Jehan, sire de Talebot; et vous, Thomas, sire d’Escales, qui vous dictes lieutenans dudit duc de Bethfort, faictes rason au Roy du ciel [de son sanc royal]; rendez à la Pucelle qui est cy envoiée de par Dieu, le roy du ciel, les clefs de toutes les bonnes villes que vous avez prises et violées en France. Elle est ci venue de par Dieu [le Roy du ciel] pour réclamer le sanc royal 2. Elle est toute prête de faire paix se vous lui voulez faire raison, par ainsi que France vous mectrés jus (= rendrez) et paierez de ce que l’avez tenue, Et entre vous, archiers, compaignons de guerre gentilz,

1. La déposition résume la lettre par sa première phrase. Nous la transcrivons ici intégralement. Cette lettre reparaîtra à l’audience publique du 1er mars,
2. Allusion au duc d’Orléans, prisonnier des Anglais dont Jeanne réclamait la délivrance.

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et autres qui estes devant la [bonne] ville d’Orliens, alez vous en en vos païs, de par Dieu ; et se ainsi ne le faictes, attendez nouvelle de la Pucelle qui vous ira voir briefmentà vos bien grans dommaiges. Roy d’Angleterre se ainsi ne le faictes, je suis chief de guerre, et en quelque lieu que je actaindray vos gens en France, je les en ferai aler, veuillent ou non veuillent, et si ne veullent obéir, je les ferai tous occire. Je suis cy envoiée de par Dieu, le roy du ciel, corps pour corps, pour vous bouter hors de toute France [encontre tous ceuix qui vouldroient porter traïson, malengin ne domaige au royaulme de France]1. Et si veullent obéir, je les prandray a mercy. Et n’aïez point en vostre oppinion que vous ne tendrez mie (= que vous tiendrez jamais) le royaume de France [de] Dieu, le Roy du ciel, filz [de] sainte Marie ; ainz le tendra le roy Charles, vrai héritier; car Dieu, le Roy du ciel, le veult, et lui est révélé par la Pucelle; lequel entrera à Paris en bonne compaignie. Se ne voulez croire les nouvelles de par Dieu et la Pucelle, en quelque lieu que nous vous trouverons, nous ferrons (férir, frapper) dedans [à horions] et y ferons ung si grant hahay que encore a-il mil ans que en France ne fut si grant, se vous ne faictes raison.
Et croyez fermement que le Roy du ciel envoiera plus de force à la Pucelle, que vous ne lui sauriez mener de tous assaulx, à elle et à ses bonnes gens d’armes; et aux horions verra-on qui ara meilleur droit de Dieu du ciel


1. La partie de cette phrase placée entre crochets manque au texte du Procès, au Journal du siège, à la Chronique de la Pucelle et au Registre delphinal. Elle se trouve uniquement dans la copie contemporaine.

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[ou de vous]. Vous, duc de Bethfort, la Pucelle vous prie et vous requiert que vous ne vous faictes mie détruire. Si vous lui faictes raison, encore pourrez-vous venir en sa compaignie, l’où que les Franchois feront le plus bel faict que oncques fut fait par la chrestienté. Et faictes response se vous voulez faire paix en la cité d’Orliens; et se ainsi ne le faictes, de vos bien grans domaiges vous souviengne briefment. Escript ce mardi [de la] semaine saincte.

[De par la Pucelle]. »


Maître Pierre de Versailles et maître Jean Erault ne firent cette fois rien autre dont je me souvienne.
Jeanne demeura à Poitiers autant que le roi.


Je n’ai point assisté aux événements d’Orléans. L’opinion commune était que tout s’était fait par le moyen de Jeanne et comme miraculeusement.
Le jour où le seigneur Talbot, qui avait été pris à Patay, fut conduit à Beaugency, j’allai à Beaugency. De Beaugency Jeanne alla à Jargeau avec les hommes d’armes. De là elle revint à Tours où était notre seigneur le roi. De Tours on se remit en route vers Reims pour le sacre et le couronnement du roi. Jeanne disait au roi et aux hommes de guerre: « Allez hardiment et n’ayez crainte. Tout tournera bien. Vous ne trouverez personne qui puisse vous nuire. Vous ne rencontrerez même pas de résistance. » Elle ajoutait: « Je ne redoute pas le manque de monde, force gens me suivront. »
Jeanne fit rassembler l’armée entre Troyes et Auxerre. On se trouva en grand nombre; car chacun suivait l’a Pucelle.

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Le roi et ses gens arrivèrent à Reims sans encombre. Le roi voyait les portes des villes s’ouvrir spontanément devant lui.
Jeanne était une bonne chrétienne, assidue à la messe où elle assistait tous les jours et faisant fréquemment la communion. Elle se fâchait fort quand elle entendait jurer. « C’est là un bon signe, » disait à ce propos le confesseur du roi qui s’enquérait avec sollicitude de sa vie et de ses faits et gestes.
A l’armée, Jeanne était toujours avec les hommes. d’armes. J’ai ouï dire par beaucoup qui vivaient en sa familiarité que jamais ils ne ressentirent de concupiscence pour elle, alors même qu’ils avaient parfois la volonté d’être incontinents. Onques ils ne présumèrent mal d’elle. La concupiscence, croyaient-ils, ne pouvait l’offenser. Assez souvent ils parlaient des péchés de la chair et il était prononcé des paroles capables d’allumer les sens. Voyaient-ils Jeanne, approchaient-ils de sa personne, ils ne pouvaient prolonger l’entretien ; bien plus, ils perdaient soudain tout appétit charnel. Sur ce point j’ai interrogé force gens à qui il est arrivé d’être couchés de nuit en compagnie de Jeanne. Ils me répondaient conformément à la déposition que vous venez. d’entendre, et ils m’assuraient que jamais, à la vue de Jeanne, ils n’avaient éprouvé de désir charnel.
Je ne sais rien de plus.


Déposition de maître François Garivel, conseiller général.

Il fut demandé à Jeanne pourquoi elle appelait le roi dauphin, au lieu de lui donner son nom de roi. Elle répondit: « Je ne l’appellerai pas roi jusqu’à ce qu’il aura

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été couronné et sacré a Reims C’est dans cette ville que je l’entends conduire. »

Déposition de illustre et très puissant prince Jean, duc d’Alençon.

Un jour, je chassais aux cailles, près Saint-Florentlez-Saumur; un de mes courriers me vint dire qu’il était arrivé près du roi une fille qui se disait envoyée de Dieu pour mettre en fuite les Anglais et délivrer Orléans. Sur ce, je m’en fus le lendemain à Orléans. J’y trouvai ladite Jeanne devisant avec le roi. Quand je fus près, Jeanne demanda qui j’étais: « C’est mon cousin, le duc d’Alençon, » répondit le roi. — « Vous, soyez le très bienvenu, me dit Jeanne. Plus on sera ensemble du sang du roi de France, mieux cela sera. »
Le jour d’après, Jeanne vint à la messe du roi, et, quand elle l’aperçut, elle lui fit révérence. Le roi la mena dans une chambre. Le seigneur de la Trémouille et moi étions avec lui. Il avait fait retirer tous autres et nous avait retenus. Alors Jeanne adressa au roi plusieurs requêtes et particulièrement de faire don de son royaume( au Roi des cieux, après ce le Roi des cieux ferait pour lui ce qu’il avait fait pour ses prédécesseurs et le replacerait en l’état de ses pères. Ce même jour, le roi étant allé à la promenade, Jeanne fit en sa présence une course, lance en main. Ayant vu comme elle avait bonne mine à courir et porter la lance, je lui donnai un cheval.
Le roi finit par décider que Jeanne serait examinée par les gens d’Église... Mais là-dessus les souvenirs me manquent. Dans la suite, un jour qu’elle dînait avec

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moi, Jeanne me déclara qu’elle avait été beaucoup examinée, mais savait et pouvait plus de choses qu’elle n’avait dit à ceux qui l’interrogeaient...
Le roi m’envoya vers la reine de Sicile m’occuper des préparatifs d’un convoi de vivres pour l’armée qui devait être dirigée sur Orléans. Je trouvai près de la reine le seigneur Ambroise de Loré et le seigneur Louis, dont je ne me rappelle pas l’autre nom 2, qui préparaient le convoi. Mais l’argent manquait. Pour en avoir et payer i les vivres, je revins vers le roi. Je lui dis que les vivres étaient prêts et qu’il ne restait qu’à avoir de quoi les solder, ainsi que les hommes d’armes. Le roi envoya des gens qui délivrèrent les sommes nécessaires, si bien qu’hommes et vivres, tout fut prêt pour marcher sur Orléans et tenter de faire lever le siège.
Jeanne, à qui le roi avait fait faire une armure et des armes, fut envoyée avec l’armée et partit.
De ce qui se passa en route et à Orléans je ne sais rien que par ouï-dire; je ne m’y trouvai pas et je ne partis pas avec le convoi. Mais ce que je sais bien, ayant vu plus tard les fortifications élevées par les Anglais, c’est que les bastilles de l’ennemi furent prises par miracle plutôt que par la force des armes. C’est vrai surtout du fort des Tourelles, au bout du pont, et du fort des Augustins. Si je me fusse trouvé dans l’un ou l’autre avec un petit nombre d’hommes d’armes, j’aurais bien osé défier pendant six ou sept jours la puissance d’une armée, et il me semble bien que les agresseurs n’auraient

1. Yolande d’Aragon, belle-mère de Charles VII.
2. Probablement Louis de Culan, amiral de France.


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pu s’en rendre maîtres. Au reste, j’ai entendu des capitaines qui avaient pris part aux opérations déclarer que; ce qui s’était fait à Orléans tenait du miracle; que c’était là une oeuvre d’en haut, non une oeuvre humaine. C’est ce que m’a dit notamment, à plusieurs reprises, le seigneur Ambroise de Loré, naguère gouverneur de Paris.
Après la levée du siège d’Orléans, je revis Jeanne, que je n’avais plus vue depuis son départ d’auprès du roi. Nous fîmes tant qu’il fut rassemblé jusqu’à 600 lances. Notre désir était de marcher sur Jargeau, que les Anglais occupaient. La première nuit nous couchâmes dans un bois. Le lendemain, à la pointe du jour, arrivèrent d’autres gens d’armes du roi, que conduisaient le seigneur bâtard d’Orléans, le seigneur Florentin d’Illiers et quelques autres capitaines. Une fois réunis, nous nous trouvâmes au nombre de 1.200 lances environ.
Il y eut alors contestation entre les capitaines. Les uns étaient d’avis qu’on donnât l’assaut; les autres étaient d’avis contraire, alléguant la force et le nombre des Anglais. Voyant ces difficultés entre nous, Jeanne nous dit: « Ne craignez quelque multitude que ce soit: n’hésitez pas à donner l’assaut aux Anglais, Dieu conduit notre armée. Si je n’avais l’assurance que Dieu conduit notre oeuvre, j’aimerais mieux garder les brebis que de m’exposer à de si grands périls. » Là-dessus nous marchâmes vers Jargeau, croyant gagner les faubourgs et y passer la nuit. Mais, sachant notre approche, les Anglais vinrent à notre rencontre et tout d’abord ils nous repoussèrent. Jeanne prit son étendard et se mit à attaquer, en invitant les hommes d’armes à avoir bon coeur. Nous fîmes si bien que les gens du roi purent se loger cette nuit dans les faubourgs de Jargeau.

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Vraiment je crois bien que Dieu conduisait notre oeuvre; car, pendant cette nuit, les gens du roi ne firent pour ainsi dire aucune garde, et si les Anglais eussent fait une sortie, nous eussions été en grand danger.
Nous préparâmes l’artillerie et, dès le matin, nous fîmes marcher machines et bombardes. Puis, au bout de quelques jours, nous tînmes conseil sur ce qu’il y avait à faire pour prendre la ville aux Anglais. Nous étions en conseil, lorsqu’il nous fut rapporté que La Hire conférait avec le duc de Suffolk. A cette nouvelle, les autres et moi, qui avions la charge de l’expédition, nous fumes mécontents de La Hire. Il fut mandé et vint.
La Hire venu, l’assaut fut résolu. Les hérauts d’armes se mirent à crier: « A l’assaut! » Et Jeanne me dit: « Avant, gentil duc, à l’assaut! » il me semblait qu’en commençant si promptement l’assaut, nous allions trop vite en besogne Jeanne me dit « Ne doutez pas. L’heure est bonne, quand il plait a Dieu Il faut besogner quand Dieu veut. Besognez, et Dieu besognera. » Un peu aprps elle me dit « Ah ! gentil duc, as tu peur? Ne sais-tu pas que j’ai promis à ta femme de te ramener sain et sauf? » Et en effet, lorsque je quittai ma femme pour venir à l’armée avec Jeanne, ma femme lui d dit : « Jeannette, je crains beaucoup pour mon mari. Il sort à peine de prison, et il a fallu dépenser tant d’argent pour sa rançon que je le prierais bien volontiers de rester au logis. » A quoi Jeanne répondit: « Madame, soyez sans crainte. Je vous le rendrai sain et sauf et en tel ou meilleur état qu’il n’est. »
Durant l’assaut, comme j’étais à une certaine place, Jeanne me dit: « Retirez-vous de là. Si vous ne vous retirez, cette machine vous tuera. » Je me retirai, et


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peu après la machine que Jeanne m’avait désignée tua le sire du Lude, à la place même d’où je m’étais tiré. Tout cela me fit une grande impression. J’étais fort émerveillé des paroles de Jeanne et de la vérité de ses prédictions.
Jeanne marcha à l’assaut, et moi avec elle. Comme nos gens envahissaient la place, le duc de Suffolk fit crier qu’il me voulait parler. Il ne fut pas écouté et l’assaut continua. Jeanne était sur une échelle, tenant à la main un étendard. L’étendard fut frappé et Jeanne elle-même fut frappée par une pierre qui vint tomber sur sa chapeline 1. Le coup avait jeté Jeanne à terre. Elle se releva et dit aux hommes d’armes : « Amys, amys, sus! sus! Notre Sire a condempné les Anglois. A cette heure ils sont nôtres, ayez bon coeur! » Et à l’instant Jargeau fut pris.
Les Anglais se retirèrent vers les ponts. Les Français les y poussèrent et leur tuèrent plus de 1.100 hommes.
La ville prise, l’armée, Jeanne et moi, nous allâmes à Orléans, d’Orléans à Meung-sur-Loire, où les Anglais occupaient la ville, sous le commandement de l’enfant de Warwick, et de Scales. Me trouvant près de Meung avec un petit nombre d’hommes d’armes, je passai la nuit dans une église et y fus en grand péril.
Le lendemain on alla sur Beaugency; on rallia, chemin faisant, d’autres soldats du roi et on attaqua les Anglais de la ville. A la suite de cette attaque, les Anglais découvrirent la ville et se retirèrent dans le château. De notre côté, nous établîmes des gardes devant le château, crainte que l’ennemi n’en sortît. Là-dessus nous apprîmes l’arn-

1. Casque léger en forme de calotte.


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vée du seigneur connétable avec un corps d’armée. Jeanne, d’autres capitaines et moi en furent mécontents. Nous voulûmes même nous retirer, parce que le roi nous avait donné commandement de ne pas recevoir dans notre société le seigneur connétable. Je dis à Jeanne « Si le connétable vient, je m’en irai. » Le lendemain, avant l’arrivée du connétable, la nouvelle courut que les Anglais marchaient sur nous en grand nombre, conduits par le seigneur Talbot. Nos gens crièrent: « A l’arme! »et comme je voulais toujours me retirer à cause de l’arrivée du connétable, Jeanne me dit qu’il était besoin de s’aider. Enfin, les Anglais rendirent le château par composition, et se retirèrent avec un sauf-conduit que je leur accordai, étant alors lieutenant du roi.
Ils étaient partis, quand vint un homme de la compagnie de La Hire qui dit aux autres capitaines du roi et à moi: « Les Anglais marchent sur nous. Nous allons les avoir en face. Ils sont bien là-bas mille hommes d’armes. » L’entendant parler, Jeanne demanda ce que disait cet homme d’armes. On le lui dit. Alors elle dit au seigneur connétable: « Ah! beau connestable, vous n’estes pas venu de par moy; mais puisque vous êtes venu, vous serez le bien venu. »
Beaucoup parmi les gens du roi craignaient et disaient qu’il serait bon de s’assurer des chevaux. Mais Jeanne dit: e En nom Dieu, il les fault combattre. S’ils estoient pendus aux nues, nous les a[u]rons; car Dieu nous les « envoie pour que nous les châtions. » Et elle affirmait son assurance de la victoire. ((Le gentil roy, disait-elle, a[u]ra aujourd’huy la plus grant victoire qu’il eut piéça (= de longtemps). Et m’a dit mon conseil qu’ils sont tous nostres. » De fait l’ennemi fut battu et mis en pièces

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sans grande difficulté. Talbot, entre autres, fut pris. Il y eut une grande tuerie d’Anglais et on s’en vint au village de Patay, en Beauce. C’est là que Talbot fut amené devant moi et le seigneur connétable. Jeanne était présente. Je dis à Talbot: « Vous ne croyiez pas ce matin qu’il vous adviendrait ainsi. » Talbot dit: « C’est la fortune de la guerre. » Nous retournâmes ensuite vers le roi, et il fut décidé qu’on irait sur Reims pour le sacre.
Maintes fois j’ai entendu Jeanne disant au roi qu’elle durerait un an, pas beaucoup plus, et qu’on pensât à bien besogner pendant cette année; car, selon son dire, elle cavait quatre charges : mettre en fuite les Anglais ; faine couronner et sacrer le roi à Reims, délivrer le duc d’Orléans des mains de l’ennemi, et faire lever le siège d’Orléans.
Jeanne était chaste et elle haïssait fort cette espèce de femmes qui suivent les armées. Un jour, à Saint-Denys, au retour du sacre du roi, je la vis qui poursuivait une jeune prostituée l’épée à la main ; elle brisa même son épée dans cette poursuite.
Elle s’irritait aussi grandement quand elle entendait jurer les hommes d’armes et elle les grondait avec véhémence. Elle me grondait moi en particulier, car il m’arrivait de jurer. Mais quand je la voyais, je cessais mes jurements.
Quelquefois à l’armée j’ai couché avec elle à la paillade 1 à côté d’autres hommes d’armes; j’ai pu la voir quand elle mettait son armure, et de temps en temps je voyais

1. C’est-à-dire « sur la paille ».

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ses seins qui étaient fort beaux; mais jamais je n’eus de désir charnel à son sujet.
Autant que j’ai pu en juger, je tiens Jeanne pour bonne catholique et prude femme. Je l’ai vue maintes fois recevoir le corps du Christ. A la vue du corps de Notre-Seigneur, elle se prenait souvent à pleurer avec une grande abondance de larmes. Elle communiait deux fois la semaine et se confessait fréquemment.
Dans tous ses faits, hors le fait de la guerre, Jeanne était simple et vraiment jeune fille. Mais dans le fait de la guerre elle était fort experte, tant pour porter la lance que pour réunir une armée et ordonner un combat et disposer l’artillerie. Tous s’émerveillaient de voir que, dans les choses militaires, elle, agît avec autant de sagesse et de prévoyance, que si elle eût été un capitaine ayant guerroyé vingt ou trente ans. C’était surtout au maniement de l’artillerie qu’elle s’entendait. Je ne sais rien de plus.


Déposition de Dunois, le bâtard d’Orléans.

Je crois que Jeanne fut envoyée de Dieu. Ses faits et gestes dans la guerre me semblent procéder non d’industrie humaine, mais ,de conseil divin. Ce que je vais dire expliquera ma créance.
J’étais à Orléans, alors assiégé, quand le bruit courut qu’une jeune fille, vulgairement appelée la Pucelle, avait passé à Gien. Elle disait aller auprès du gentil dauphin avec mission de faire lever le siège d’Orléans et mener le dauphin à Reims pour le sacre. Ayant la garde d’Orléans et la lieutenance générale du roi, j’envoyai le seigneur de Villars, sénéchal de Beaucaire, et Jamet du.

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Thillay, depuis bailli de Verinandois, se renseigner sur cette Pucelle. Ils me rapportèrent, en présence du peuple entier d’Orléans, très avide de savoir la vérité sur l’arrivée de cette Pucelle, qu’ils avaient vu Jeanne près du roi, à Chinon ; que le roi, à première vue, n’avait pas voulu la recevoir, et qu’elle avait dû même passer deux jours à attendre une audience, bien qu’elle persistât à dire: «Je suis venue pour faire lever le siège d’Orléans et conduire le dauphin à Reims. Il me faut des hommes, des chevaux et des armes. »
Trois, semaines ou un mois se passèrent, pendant lesquels le roi fit examiner Jeanne en tous ses dits et faits par des clercs, des prélats et des docteurs, pour savoir s’il pourrait l’accueillir avec sûreté. En même temps il s’occupa de réunir une multitude d’hommes d’armes pour mener à Orléans un convoi de vivres. Ayant été avisé qu’il n’y avait rien de mal dans le fait de la Pucelle, il l’envoya en compagnie du seigneur archevêque de Reims, alors chancelier de France, et du seigneur de Gaucourt, actuellement grand maître d’hôtel du roi, à Blois, où vinrent les seigneurs chargés de mener le convoi, savoir les seigneurs de Rais et de Boussac, maréchaux de France, le seigneur de Culan, amiral de France, La Hire et le seigneur Ambroise de Loré, nommé depuis gouverneur de la ville de Paris.
Tout ce monde se joignit à l’armée et à la Pucelle. On se mit en route ; et on arriva, par la Sologne, en bon ordre, au bord de la Loire, jusqu’en face de l’église Saint Loup, où les Anglais étaient nombreux et en force.
Ni aux autres capitaines, ni à moi-même, il ne nous semblait possible que l’armée qui conduisait le convoi fût capable de résister et de faire entrer les vivres par Ce

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côté. Force était de recourir à des bateaux par lesquels entrerait le convoi. Mais c’était difficile, car il fallait remonter le courant, et le vent était absolument contraire.
Alors Jeanne me dit : « Êtes-vous le bâtard d’Orléans? — Oui, répondis-je, et je me réjouis de votre arrivée. — Est-ce vous qui avez conseillé que je vienne ici, de ce côté de la rivière, et que je n’aille pas directement où étaient Talbot et les Anglais ? » — Je lui dis : « Moi et de plus sages que moi, nous avons donné conseil, croyant faire mieux et plus sûrement. — En nom pieu, répliqua Jeanne, le conseil de Notre-Seigneur est plus sûr et plus sage que le vôtre. Vous avez cru me tromper, et vous vous trompez davantage vous-même; car je vous amène meilleurs secours qu’il n’en est onques advenu à chevalier ni ville au monde, vu que c’est le secours du Roi des cieux. Toutefois il ne vous vient pas par amour de moi, il procède de Dieu même, qui, à la requête de saint Louis et de saint Charlemagne, a eu pitié de la ville d’Orléans et n’a pas voulu que les ennemis eussent à la fois le corps du duc et sa ville. »
Aussitôt et comme à l’instant même, le vent qui était contraire et rendait fort difficile aux bateaux de vivres la montée du fleuve dans la direction d’Orléans, le vent tourna et devint favorable. En conséquence on tendit les voiles à l’instant. J’entrai dans les bateaux, et avec moi y entra Nicole de Giresmes, aujourd’hui grand prieur de France. Nous longeâmes l’église Saint-Loup et nous passâmes outre malgré les Anglais. Dès ce moment j’eus bonne espérance de Jeanne plus que je n’avais fait jusque-là.
Je l’avais suppliée de se résoudre à passer la Loire et à entrer dans Orléans où elle était fort désirée. De cela elle

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fit difficulté, disant qu’elle ne voulait pas abandonner son monde. Pour rester avec ces gens d’armes, bien confessés, pénitents et de bonne volonté, elle refusait de venir. Je fus trouver les chefs de guerre qui avaient refusé de conduire les hommes d’armes, et je leur demandai en grâce de trouver bon, dans l’intérêt du roi, que Jeanne entrât à Orléans. Eux avec toute leur compagnie iraient jusqu’à Blois où ils passeraient la Loire pour venir à Orléans, faute de passage plus rapproché. Lesdits capitaines accueillirent ma requête. Ils consentirent à passer par Blois, et Jeanne vint avec moi. Elle portait son étendard qui était blanc et où se trouvait figuré Notre-Seigneur tenant à la main une fleur de lis. La Hire passa la Loire avec elle; et nous entrâmes tous ensemble à Orléans.
D’après ce que je viens de raconter, il me semble clair que les faits et gestes de Jeanne dans l’armée étaient chose divine plutôt qu’humaine. Ce changement de vent subit après que Jeanne vient de parler en donnant espoir de secours ; cette entrée d’un convoi de vivres malgré les Anglais beaucoup plus forts que l’armée royale ; cette affirmation de la jeune fille qu’elle sait par vision que saint Louis et saint Charlemagne priaient Dieu pour le salut du roi et de la ville d’Orléans, tout cela est de Dieu.
Un autre fait dans lequel je vois le doigt de Dieu. Comme je voulais aller chercher les hommes d’armes qui passaient la Loire à Blois, pour secourir Orléans, Jeanne n’était disposée ni à les attendre ni à consentir que j’allasse les chercher; mais elle voulait sommer sans répit les assiégeants de lever le siège, ou, s’ils refusaient, leur donner l’assaut. De fait, elle adressa aux Anglais une sommation, rédigée en sa langue maternelle et toute en pa-

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roles bien simples 11. Dans cette lettre elle leur disait en substance qu’ils eussent à se retirer du siège et à retourner en Angleterre, sans quoi elle leur donnerait un grand assaut qui les forcerait à s’en aller. La lettre fut envoyée au seigneur Talbot. Or j’affirme que depuis cette heure, tandis qu’auparavant 200 Anglais mettaient en fuite 800 ou 1000 des nôtres, il nous suffit de quatre ou cinq cents hommes de guerre pour lutter contre toute la puissance des Anglais, et il nous arriva de tenir si bien en respect les assiégeants qu’ils n’osaient plus sortir des bastilles qui leur servaient de refuge.
Je dirai un autre fait dans lequel je vois également le doigt de Dieu. Le 27 mai, nous commençâmes de grand matin l’attaque contre le boulevard du Pont, lorsque Jeanne fut blessée d’une flèche qui lui pénétra la chair entre le cou et l’épaule, de la longueur d’un demi-pied. Ce nonobstant, Jeanne ne se retira pas de la bataille, et elle n’accepta pas de remède pour sa blessure. L’assaut dura depuis le matin jusqu’à huit heures du soir, dans telles conditions qu’il n’y avait en quelque sorte espérance aucune de vaincre ce jour-là. Moi, j’étais d’avis de faire retirer l’armée et de rentrer dans Orléans. Sur ce, la Pucelle m’aborde et me requiert d’attendre encore un peu. En même temps, elle monte à cheval, se retire dans une vigne, seule à l’écart, et y reste en prière l’espace d’un demi-quart d’heure; puis elle revient, prend son étendard en ses mains et se place sur les bords du fossé, pressant l’ennemi. A sa vue les Anglais frémissent et sont saisis d’épouvante ; les soldats du roi reprennent coeur et

1. 5 mai 1429. Nous en donnons le texte dans la déposition de l’aumônier de Jeanne.

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courent à l’escalade. Le boulevard est assailli. Pas de résistance. La bastille fut prise ; les anglais qui y étaient s’enfuirent et tous périrent. Classidas (Glasdale) et les autres principaux capitaines avaient cru trouver une retraite dans la tour du pont d’Orléans. Ils tombèrent dans le fleuve et s’y noyèrent. Ce Classidas était l’homme qui parlait de la Pucelle le plus injurieusement, de la manière la plus vilaine et la plus ignominieuse.
La bastille prise, la Pucelle, nos hommes d’armes et moi rentrâmes dans Orléans et y fûmes reçus avec grande joie et affection. Jeanne fut conduite en son logis pour le pansement de sa blessure. Un chirurgien l’ayant pansée, elle songea à réparer ses forces et prit quatre ou cinq tranches de pain qu’elle trempa dans l’eau rougie. Là, se bornèrent en ce jour sa nourriture et sa boisson.
Le lendemain, de très grand matin, les Anglais sortirent de leurs tentes et se rangèrent en bataille, prêts au combat. A cette vue, la Pucelle se leva du lit et s’arma simplement d’une légère cotte de mailles. Sa volonté fut qu’on n’attaquât point les Anglais ni qu’on exigeât rien d’eux, mais qu’on leur permît de se retirer. Et, de fait, ils se retirèrent sans être poursuivis. Orléans était délivré.
Après la délivrance d’Orléans, la Pucelle, d’autres capitaines et moi, allâmes au château de Loches, demander au roi d’expédier des troupes reprendre les villes et châteaux situés sur la Loire, Meung, Beaugency, Jargeau, à seule fin de rendre plus libre et plus assuré son sacre à Reims. Là-dessus Jeanne adressait au roi les plus nombreuses et les plus vives instances, lui disant de se hâter et de ne pas tarder davantage. Le roi fit toute la diligence possible. Il envoya le duc d’Alençon, d’autres

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capitaines et moi, travailler, en compagnie de Jeanne, au recouvrement de ces places. Toutes furent réduites en peu de jours; mais elles ne le furent que grâce à l’intervention de la Pucelle, c’est ma conviction.
Les Anglais avaient concentré une grande armée pour la défense des places susdites qu’ils occupaient. Nous avions investi 1e château et le pont de Beaugency, lorsque l’armée anglaise arriva au château de Meung-sur-Loire, encore aux mains de l’ennemi ; et le château de Beau,gency fut pris avant que cette armée pût venir au secours des Anglais qui y étaient assiégés.
A la nouvelle que Beaugency était remis sous la puissance du roi, tous les corps anglais se réunirent en une seule armée. Nous pensâmes qu’ils voulaient livrer bataille; nous ordonnâmes nos troupes, et nous nous disposâmes en guerre, tout prêts à recevoir l’ennemi. A c,e moment le connétable, plusieurs autres et moi étant présents, le duc d’Alençon, dit à Jeanne: « Que dois-je faire? » Jeanne lui répondit à voix haute : « Ayez tous de bons, éperons. » A ces mots, ceux qui étaient là demandèrent à Jeanne : « Que dites-vous? Nous tournerons donc le dos ? Non, répondit-elle. Ce sont les Anglais qui tourneront le dos. Ils ne se défendront pas et seront battus, et vous, aurez besoin de bons éperons pour courir après eux. » Il en arriva ainsi. Les Anglais s’enfuirent; et, tant morts que prisonniers, il y en eut plus de 4000.
Je me souviens d’autre chose. A Loches, — où nous étions allés le trouver, Jeanne et moi, après le siège d’Orléans, — le roi était dans sa chambre de retraite, ayant avec lui son confesseur, le seigneur Christophe, d’Harcourt, évêque de Castres, et le seigneur d,e Trêves en

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Anjou, ancien chancelier de France, lorsque Jeanne, qui se disposait à entrer chez lui, frappa à la porte. Presque aussitôt, elle franchit le seuil, se mit à genoux et, tenant embrassées les jambes du roi, elle lui dit ces paroles ou d’autres semblables : « Gentil dauphin, ne tenez pas davantage tant et de si interminables conseils; mais venez au plus vite à Reims pour prendre votre digne couronne. — Est-ce votre conseil qui vous dit cela lui dit le seigneur d’Harcourt.— Oui, répondit-elle, et je suis très fort aiguillonnée là-dessus. » D’Harcourt reprit: « Ne voudriez-vous pas dire ici, en présence du roi, la manière de votre conseil, quand il vous parle? » Jeanne lui répondit en rougissant : « Je crois comprendre ce que vous voulez savoir, et je vous le dirai volontiers. » Alors le roi: « Jeanne, vous plaît-il bien de déclarer ce qu’on vous demande, en présence des personnes ici présentes ? — « Oui », répondit-elle ; et elle ajouta les paroles suivantes ou d’autres semblables : « Quand je suis contrariée en quelque manière, parce qu’on fait difficulté d’ajouter foi à ce que je dis de la part de Dieu, je me retire à l’écart, et je prie Dieu, me plaignant à lui de ce que ceux à qui je parle ne me, croient pas facilement. Ma prière à Dieu achevée, j’entends une voix qui me dit : « Fille Dé (fille de Dieu), va, va, va, je serai à ton aide, va.» Et quand j’entends cette voix, j’ai grande joie ; même je voudrais toujours l’entendre ». Et, chose frappante, en répétant ce langage de ses voix, elle était dans un ravissement merveilleux, les regards levés vers le ciel.
J’ai encore souvenance qu’après les victoires que j’ai dites, les seigneurs du sang royal et les capitaines voulurent que le roi allât en Normandie et non à Reims. Mais la Pucelle fut toujours d’avis d’aller à Reims pour

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le sacre. Comme raison de son opinion, elle disait qu’une fois le roi sacré et couronné, la puissance dé ses ennemis irait toujours en diminuant et que finalement ils ne
pourraient nuire ni au royaume ni au roi. Tout le monde se rangea a l’avis de Jeanne
La première étape du roi et de l’armée fut devant Troyes. Il tenait conseil avec les princes de son sang et les autres chefs de guerre pour aviser si on resterait devant la ville et si on l’assiégerait, ou s’il serait expédient de passer outre et d’aller droit à Reims, en laissant Troyes sur son chemin. Le conseil du roi était divisé par des avis divers. On ne savait le plus utile, lorsque la Pucelle survint, entra au conseil et dit ces paroles ou d’autres semblables: « Gentil dauphin, donnez ordre à vos gens de venir assiéger la ville de Troyes, et ne perdez pas le temps en de plus longs conseils; car, en nom Dieu, avant trois jours je vous ferai entrer dans la place, ou de bon gré et par amour, ou par force et courage ; et grande sera la stupéfaction de la fausse Bourgogne. »
A l’instant Jeanne vint au camp, dressa sa tente près du fossé, et fit si merveilleuses diligences que tant n’en auraient pu faire deux ou trois hommes de guerre des plus expérimentés et des plus fameux. Elle besogna tellement pendant cette nuit, que, le lendemain, l’évêque et les bourgeois de Troyes donnèrent leur obéissance au roi, tout frémissants et tout tremblants. Depuis, on sut qu’à partir du moment où Jeanne avait donné au roi l’avis de ne pas se retirer devant la ville, les habitants perdirent courage et ne songèrent plus qu’à chercher asile dans les églises.
La ville de Troyes ayant fait soumission, le roi alla à

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Reims. Il y trouva complète obéissance ; là eut lieu son couronnement et son sacre.
Après le sacre, quand le roi vint, à la Ferté et à Crespy en Valois, le peuple accourait au-devant de lui, transporté de joie et criant: « Noël! » La Pucelle chevauchait alors entre l’archevêque de Reims et moi. Elle se prit àdire : « Voici un bon peuple. Je n’en ai pas vu nulle part ailleurs qui montrât tant de joie de l’arrivée d’un si noble roi. Et plût à Dieu que je fusse assez heureuse, quand je finirai mes jours, pour être inhumée sur cette terre I » A ces mots l’archevêque lui dit: «O Jeanne, en quel lieu avez-vous espoir de mourir? — Où il plaira à Dieu, dit-elle. Je ne suis sûre ni du temps ni du lieu; et je n’en sais pas plus que vous. Mais je voudrais bien qu’il plût à Dieu, mon Créateur, que maintenant je me retirasse, laissant là mes armes, et que j’allasse servir mon père et ma mère eu gardant leurs brebis avec ma soeur et mes frères qui seraient grandement joyeux de me voir. »
Maintenant, de la vie de Jeanne, de ses moeurs et de sa tenue au milieu des hommes d’armes, je n’ai que du bien à dire. Jamais il n’y eut plus sobre qu’elle. Le seigneur d’Aulon, chevalier, aujourd’hui sénéchal de Beaucaire, qui, vu sa grand sagesse et honnêteté, avait été mis par le roi à côté de Jeanne quasi pour veiller sur elle, m’a dit plusieurs fois qu’il ne croyait pas qu’aucune femme pût être plus chaste que Jeanne ne l’était. Ni les autres ni moi, quand nous étions près d’elle, nous n’avions de pensée mauvaise. Selon moi, il y avait là quelque chose de divin.
Chaque jour, Jeanne avait coutume, le soir, à la tombée de la nuit, de se retirer dans une église. Elle faisait sonner les cloches à peu près une demi-heure et réunissait

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les religieux mendiants qui suivaient l’armée du roi. Alors elle se mettait en oraison et faisait chanter par les frères mendiants une antienne en l’honneur de la bienheureuse Vierge, mère de Dieu.
Il y avait quinze jours que le comte de Suffolk avait été fait prisonnier à la prise de Jargeau lorsque fut envoyée audit comte une cédule en papier contenant quatre vers. Ces quatre vers portaient qu’une Pucelle devait venir du Bois-Chenu et chevaucherait sur le dos des archers et contre eux.
Pour finir, je dirai qu’il arrivait à Jeanne de parler en plaisantant des choses de la guerre, et qu’afin de donner coeur aux hommes d’armes elle a pu annoncer beaucoup d’événements militaires qui peut-être, ne se sont pas accomplis ; mais je déclare que, quand elle parlait sérieusement de la guerre, de son fait et de sa vocation, elle se bornait à affirmer qu’elle était envoyée pour lever le siège d’Orléans, pour secourir le pauvre peuple opprimé dans cette ville et dans les lieux ‘voisins et pour mener sacrer le roi à Reims.


Déposition de Raoul de Gaucourt, grand maître d’hôtel du roi

[Cette déposition ne nous est parvenue que très abrégée. Les rédacteurs se sont contentés de signaler les principaux points en faisant remarquer le complet accord de Gaucourt avec Dunois.]
(Lors du secours d’Orléans) Jeanne avait expressément prédit qu’avant peu le temps et le vent changeraient. Or c’est ce qui eut lieu aussitôt qu’elle eut parlé...

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Jeanne était sobre dans le boire et le manger. Il ne sortait de sa bouche que de bonnes paroles servant pour l’édification et le bon exemple. Elle était très chaste. Jamais je n’ai ouï qu’un homme eût été avec elle la nuit. Loin de là, la nuit elle avait avec soi une femme couchant en sa chambre. Elle se confessait souvent, vaquait assidûment à l’oraison, entendait chaque jour la messe et faisait des communions fréquentes. Elle ne souffrait pas qu’on proférât devant elle des paroles vilaines ou des blasphèmes, et elle montrait par ses discours et par ses actes combien elle avait de telles choses en horreur.
Je ne sais rien de plus.


Déposition de Louis de Coules, dit Magot ou Imerguet seigneur de Novyon et de Reugles , page de Jeanne.

L’année où Jeanne vint à Chinon, j’avais quatorze ou quinze ans, et j’étais, en qualité de page, de la suite du seigneur de Gaucourt, capitaine dudit lieu de Chinon.
Jeanne arriva à Chinon en compagnie de deux gentilshommes qui la présentèrent au roi. Plusieurs fois je la vis aller et venir chez le roi. Elle prit logis dans une tour du château de Couldray, près de Chinon ; j’y demeurai avec elle tout le temps qu’elle y resta. J’étais continuellement en sa compagnie pendant le jour ; mais la nuit elle avait des femmes avec elle.
Je me souviens fort bien que pendant que Jeanne habitait la tour du Couldray, des personnes de qualité vinrent pendant plusieurs jours s’entretenir avec elle. Je ne sais ce qu’elle faisaient ou disaient. Toujours en les voyant entrer, je me retirais.
Vers le même temps et dans cette même tour où j’étais

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avec elle, je vis maintes fois Jeanne à genoux. Elle paraissait en prières mais je n’entendais pas bien ce qu’elle disait. Assez souvent elle pleurait.
Peu après, Jeanne fut conduite à Poitiers, puis à Tours, dans la maison de la femme Lapau. A Tours, le duc d’Alençon donna à Jeanne un cheval que j’ai vu précisément au logis Lapau. C’est à Tours encore que je devins page de Jeanne avec un nommé Raymond. Depuis
lors je restai toujours avec Jeanne et allai constamment en sa compagnie, la servant en l’office de page tant à Blois qu’à Orléans et, jusqu’à ce qu’on allât devant Paris.
Durant le séjour de Jeanne à Tours, le roi lui fit faire une armure complète et lui donna une maison militaire,
De Tours Jeanne se rendit à Blois, en compagnie d’hommes d’armes, ayant grande confiance en elle. Elle demeura quelque temps à Blois avec les troupes du roi. Combien de temps ? Je ne m’en souviens pas. Mais on finit par décider de quitter Blois et d’aller à Orléans par la Sologne. Jeanne partit tout armée avec une escorte d’hommes d’armes. Elle leur disait sans cesse d’avoir confiance en Dieu et de confesser leurs péchés. Eu route je l’ai vue communier.
Quand nous fûmes proche d’Orléans par le chemin de Sologne, Jeanne, plusieurs autres et moi, fûmes conduits au delà de l’eau, sur le côté de la ville d’Orléans, et de là entrâmes dans cette ville. Pendant le trajet de Blois à Orléans, Jeanne avait été fortement meurtrie pour avoir dormi tout armée la nuit du départ de Blois.
A Orléans elle fut logée dans le logis du trésorier de la ville, en face la porte Bannier. Il me semble même qu’elle reçut dans ce logis le sacrement de l’Eucharistie.

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Le lendemain de notre entrée dans la ville, Jeanne alla trouver le bâtard d’Orléans et s’entretint avec lui. Au retour, elle était fort courroucée, parce que, disait- elle, on avait décidé qu’il n’y aurait pas d’attaque ce jour-là.
Néanmoins, elle s’en fut à un boulevard qu’occupaient les gens du roi, vis-à-vis d’un boulevard des Anglais ; et là, parlant aux Anglais qui étaient sur le boulevard en face d’elle, elle leur dit: « En nom Dieu, retirez-vous, sinon je vous chasserai.» L’un d’eux, appelé le bâtard de Granville, lui dit plusieurs injures : « Veux-tu donc, lui criait-il, que nous nous rendions à une femme? » Et il appelait les Français qui étaient avec Jeanne, « maquereaulx, mescréans ». Sur ce, Jeanne revint à son logis et monta dans sa chambre.
Je croyais qu’elle allait dormir, lorsque presque aussitôt elle descendit et me dit: « Ha, sanglant garson, vous ce me disiez pas que le sang de France feust répandu ! »En même temps elle m’ordonna d’aller quérir son cheval. Pendant que j’y allai, elle se fit armer par la dame de la maison et sa fille. A mon retour, je la trouvai déjà armée. Elle me commanda d’aller chercher son étendard qui était resté dans sa chambre, et je le lui passai par la fenêtre. L’étendard une fois en sa main, elle partit au galop vers la porte de Bourgogne. « Courez après elle,» me dit l’hôtesse. Ainsi fis-je.
Il y avait en ce moment une escarmouche vers la bastille Saint-Loup, et dans cette escarmouche le boulevard fut pris.
En route, Jeanne rencontra quelques Français blessés, ce qui la fâcha beaucoup. Pourtant les Anglais s’apprêtaient à faire bonne défense. Jeanne s’avança contre eux

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en grande hâte. Aussitôt qu’ils l’aperçurent, les Français se mirent à jeter de grands cris, et fut prise la bastille Saint-Loup.
D’après ce que j’ai ouï dire, quelques clercs qui étaient parmi les Anglais revêtirent leurs ornements ecclésiastiques pour venir au-devant de Jeanne. Jeanne les reçut et les fit conduire en son hôtel sans permettre qu’on leur fît aucun mal. Quant aux autres Anglais, ils furent tués par les gens d’Orléans.
Le soir, Jeanne vint souper en son hôtel. Elle était très sobre. Bien des fois, en toute une journée, elle n’a mangé qu’un morceau de pain. J’admirais qu’elle mangeât si peu. Lorsqu’elle restait chez elle, elle mangeait seulement deux fois par jour.
Le lendemain, vers trois heures, les hommes d’armes du roi passèrent la bastille de Saint-Jean-le-Blanc, qu’ils prirent ainsi que la bastille des Augustins, Jeanne passa la Loire avec eux. J’étais là, lui parlant. On rentra à Orléans, et Jeanne coucha dans son hôtel avec quelques femmes, selon son habitude. Chaque nuit, autant que possible, elle avait une femme pour compagne de lit. Quand elle n’en pouvait trouver en guerre et en campagne, elle couchait tout habillée.
[Le jour suivant, on prit la bastille du Pont], le lendemain, tous les Anglais qui étaient autour d’Orléans se retirèrent à Beaugeacy et à Meung. L’armée du roi, avec Jeanne, alla les y chercher. Offre fut faite de rendre Beaugency honorablement ou de combattre. Mais le jour du combat venu, les Anglais décampèrent de Beaugency. Les gens du roi les poursuivirent avec Jeanne. La Hire conduisit l’avant-garde ; de quoi Jeanne fut fort contrariée; car elle désirait avoir la charge de l’avant-garde.

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La Hire tomba sur les Anglais. On se battit. La victoire fut à nous. Presque tous les Anglais furent tués.
Jeanne, qui était très compatissante, eut grand pitié d’une telle boucherie. Voici un trait qui le prouve. Un Français qui menait quelques Anglais prisonniers venait de frapper l’un d’eux à la tête si fortement que l’homme tomba comme mort. A cette vue, Jeanne mit pied à terre, et fit confesser l’Anglais, en lui soutenant la tête et en le consolant selon son pouvoir.

Autant que j’ai pu la connaître, Jeanne était une bonne et prude femme, vivant catholiquement. Elle aimait beaucoup à entendre la messe et elle n’y manquait jamais, sauf les cas d’impossibilité. Elle était très fâchée quand elle entendait blasphémer Dieu et jurer. Je sais que souvent, quand monseigneur le due d’Alençon jurait ou disait quelque parole blasphématoire, Jeanne le reprenait. En général, dans l’armée, personne n’eût osé jurer ou blasphémer devant elle, crainte de ses réprimandes.
Jeanne ne voulait pas de femmes dans l’armée. Un jour, près de Château-Thierry, ayant aperçu, montée sur un cheval, une femme qui était la maîtresse d’un homme d’armes, elle se mit à la poursuivre l’épée à la main. L’ayant atteinte, elle ne la frappa point, mais l’avertit avec douceur et charité de ne plus se trouver dorénavant dans la compagnie des hommes d’armes; sinon, elle lui en donnerait regret.
Voilà tout.

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Déposition de frère Jean Pasquerel, aumônier de Jeanne.

J’étais au Puy, où se trouvait la mère de Jeanne, ainsi que quelques-uns de ceux qui l’avaient menée au roi quand j’ouïs parler pour la première fois de Jeanne et de sa venue à la cour. Ces gens, ayant fait connaissance avec moi, me dirent : « Il faut venir avec nous près de Jeanne. Nous ne vous laisserons que quand nous vous aurons conduit auprès d’elle. » Je vins donc avec eux à Chinon, puis à Tours. :
J’étais précisément lecteur dans un couvent de cette ville. A Tours, Jeanne demeurait pour lors au logis de Jean Dupuy, bourgeois de la ville. Nous l’y rencontrâmes. Mes compagnons lui dirent : « Jeanne, nous vous avons amené ce bon Père. Quand vous le connaîtrez bien, vous l’aimerez bien. » Jeanne leur répondit : « Le bon Père me rend bien contente. J’ai déjà entendu parler de lui et dès demain je me veux confesser à lui. » Le lendemain je l’ouïs en confession, et je chantai la messe devant elle. Depuis cette heure, j’ai toujours suivi Jeanne et n’ai cessé d’être son chapelain jusqu’à Compiègne.
On m’a dit que quand Jeanne vint au roi, elle fut, à deux reprises, visitée par des femmes. On voulait savoir ce qu’il en était d’elle, si elle était homme ou femme, déshonorée ou vierge. Elle fut trouvée femme, mais vierge et pucelle. Elle fut notamment visitée, paraît-il, par la dame de Gaucourt et parla dame de Trèves.

Au moment où Jeanne entrait au château de Chinon pour aller parler au roi, un cavalier se mit à dire : « N’est-ce pas là la Pucelle ? Jarnidieu ! si je l’avais une


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nuit, je ne la rendrais pas telle que je l’aurais prise. —Ha! lui dit Jeanne, en nom Dieu, tu le renies et tu es si près de la mort I » Moins d’une heure après cet homme tomba dans l’eau et se noya. Je tiens ce fait de la bouche de Jeanne et de plusieurs autres personnes qui déclaraient avoir été présentes.
Le seigneur comte de Vendôme introduisit Jeanne dans la chambre du roi. Le roi l’apercevant lui demanda son nom. Elle dit: « Gentil dauphin, j’ai nom Jeanne la Pucelle, et vous mande le Roi des cieux par moi que vous serez sacré et couronné à Reims, et que vous serez le lieutenant du Roi des cieux qui est roi de France. » Après beaucoup de questions du roi, Jeanne reprit: « Je te dis de la part de messire que tu es vrai héritier de France et fils du roi, et il m’envoie à toi pour te conduire à Reims afin que tu y reçoives ton couronnement et ton sacre, si tu en as la volonté. »
A la suite de cet entretien, le roi dit à son entourage que Jeanne lui avait parlé de certaines choses secrètes que nul ne savait ni ne pouvait savoir hormis Dieu, et qu’ainsi il avait bien confiance en elle.
Tout ce que je viens de dire je le tiens de Jeanne, car je ne fus témoin de rien.
Jeanne me disait qu’elle était vexée de tant d’interrogatoires ; qu’on l’empêchait de faire sa besogne, qu’elle était impatiente d’agir, qu’il en était temps.
Elle avait demandé aux messagers de son Seigneur — son Seigneur c’était Dieu — ce qu’elle devait faire. Ils lui dirent de prendre l’étendard. Elle se fit donc faire un étendard où était représenté notre Sauveur assis en jugement sur les nuées du ciel, et où figurait un ange -tenant en ses mains une fleur de lis que le Sauveur

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bénissait. J’étais à Tours quand cet étendard y fut bénit.

Jeanne était très dévote envers Dieu et la bienheureuse Marie. Elle se confessait presque chaque jour et communiait fréquemment. Quand elle était en un lieu où il y avait tin couvent de mendiants, elle me disait de lui remémorer les jours où les petits enfants des mendiants recevaient le sacrement de l’Eucharistie, pour qu’elle communiât avec eux. Et c’était son plaisir de communier avec les petits enfants des mendiants. Quand elle se confessait, elle pleurait.
Ayant quitté Tours pour aller à Orléans, nous fûmes à Blois deux ou trois jours environ, attendant les vivres qu’on y chargeait sur les bateaux. A Blois, Jeanne me dit de faire faire une bannière autour de laquelle se rassembleraient les prêtres et d’y faire peindre l’image de Notre-Seigneur crucifié. La bannière une fois terminée, Jeanne, chaque jour, matin et soir, me faisait convoquer tous les prêtres. Ceux-ci, réunis, chantaient des antiennes et des hymnes en l’honneur de la bienheureuse Marie. Jeanne était avec eux. Elle ne permettait à aucun homme d’armes d’y être s’il ne s’était confessé le jour même, et elle les avisait tous de se confesser pour venir à la réunion, vu que tous les prêtres qui en étaient se tenaient prêts à recevoir tout pénitent de bonne volonté.
Le jour où on quitta Blois pour aller à Orléans, Jeanne fit rassembler tous les prêtres. La bannière en tête, ils ouvrirent la marche. Les hommes d’armes suivaient. Le cortège sortit de la ville, par le côté de la So1ogne, en chantant: Veni creator Spiritus, et plusieurs autres antiennes.

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Ce Jour-là et le lendemain on coucha dans les champs.
Le troisième jour, on arriva en vue d’Orléans... Les gens d’armes du roi, qui menaient un convoi de vivres, s’avancèrent jusque dans le voisinage de l’ennemi, si bien que Français et Anglais pouvaient, avec leurs yeux, se dévisager mutuellement. Mais la rivière était en ce moment si basse que les bateaux ne pouvaient monter ni venir jusques à la rive où étaient les Anglais. Heureusement, comme par un coup soudain, une crue d’eau se fit. Les bateaux purent aborder. Jeanne y entra avec des hommes d’armes et pénétra dans Orléans.
Pour moi, sur l’ordre de Jeanne, je retournai à Blois avec les prêtres et la bannière. Peu de jours après, à la suite d’une quantité d’hommes d’armes, je vins à Orléans, par la Beauce, avec la bannière et les prêtres, sans aucun empêchement. Jeanne vint à notre rencontre et nous entrâmes tous ensemble dans la ville. Il n’y eut pas de résistance: nous fîmes entrer le convoi sous les yeux mêmes des Anglais. C’était merveilleux. Les Anglais étaient en grande puissance et en grande multitude, excellemment armés et prêts au combat ; ils voyaient bien que ces gens du roi faisaient maigre figure vis-à-vis d’eux. Ils nous voyaient, ils entendaient chanter nos prêtres au milieu desquels je me trouvais portant la bannière. Eh bien! ils demeurèrent tous impassibles et n’attaquèrent ni les clercs ni les hommes d’armes.
A peine étions-nous à Orléans que, pressés par Jeanne, les hommes d’armes sortirent de la ville pour aller attaquer les Anglais et donner l’assaut à la bastille Saint-Loup. Ce jour-là, d’autres prêtres et moi, nous rendîmes après dîner, au logis de Jeanne. Au moment où nous

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arrivions, nous l’entendîmes qui criait « Ou sont ceux qui me doivent armer? Le sang de nos gens coule à terre » Ayant été armée, elle sortit précipitamment et courut a la bastille Saint-Loup ou avait lieu l’attaque En route, Jeanne rencontra plusieurs blesses Elle en eut très grande douleur Peu après, elle marcha avec les autres à l’assaut et fit si bien que, violemment et par force, la bastille fut prise Ceux qui s y trouvaient furent faits prisonniers Je me rappelle que cet assaut eut lieu la veille de l’Ascension. Il y eut là force Anglais mis a mort Jeanne s’en affligeait beaucoup, parce que, disait-elle, ces pauvres gens avaient été tués sans confession ; et elle les plaignait fort. Sur place elle se confessa à moi. En même temps elle me prescrivit d’avertir publiquement tous les hommes d’armes de confesser leurs péchés et de rendre grâces à Dieu de la victoire obtenue ; sinon, elle ne les aiderait plus et même ne resterait pas en leur compagnie.
Ce même jour, veille de l’Ascension, Jeanne dit que dans cinq jours le siège d’Orléans serait levé et qu’il ne resterait plus un seul Anglais devant la ville. Or tel fut l’événement.
Ainsi, comme je l’ai dit, nous prîmes ce jour-là la bastille de Saint-Loup. Elle renfermait plus de cent hommes d’élite et bien armés. Il n’y en eut pas un qui ne fût tué ou pris.
Le soir de ce jour, étant en mon logis, Jeanne me dit que le lendemain, qui était le jour de l’Ascension de Notre-Seigneur, elle s’abstiendrait de guerroyer et de s’armer par révérence de cette fête solennelle; et que ce jour-là elle voulait se confesser et communier.
Ce qu’elle fit. Elle ordonna que nul ne sortît le len-


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demain de la ville et allât attaquer ou faire assaut, qu’il ne se fût préalablement confessé. Elle dit encore qu’on veillât que les femmes dissolues ne fissent partie de sa suite, car, à cause de leurs péchés, Dieu permettrait qu’on eût le dessous.
C’est en ce jour de l’Ascension que Jeanne écrivait aux Anglais retranchés en leurs bastilles en cette manière 1:
« Vous, hommes d’Angleterre, qui n’avez aucun droit en ce royaume de France, le Roi des cieux vous mande et ordonne par moi Jehanne la Pucelle, que vous quittiez vos bastilles et retourniez en vos pays. Sinon je ferai de vous un tel baba qu’il y en aura perpétuelle mémoire. Voilà ce que je vous écris pour la troisième et dernière fois, et je ne vous écrirai plus.

Ainsi signé: « JHÉSUS MARIA, Jehanne la Pucelle. »

« Je vous aurais envoyé mes lettres plus honnêtement; mais vous retenez mes hérauts; vous avez retenu mon héraut Guyenne. Veuillez me le renvoyer et je vous renverrai quelques-uns de vos gens qui ont été pris à la bastille Saint-Loup; car ils ne sont pas tous morts. »
La lettre écrite. Jeanne prit une flèche, attacha au bout la missive avec un fil et ordonna à un archer de la lancer aux Anglais en criant : «, Lisez, ce sont nouvelles». La flèche arriva aux Anglais avec la lettre. Ils lurent la lettre, puis ils se mirent à crier avec très, grandes clameurs « Ce sont nouvelles de la putain des Armagnacs.» A ces mots Jeanne se mit à soupirer et à

1. 5 mai 1429.

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pleurer beaucoup, invoquant le Roi des cieux à son aide. Bientôt elle fut consolée, parce que, disait-elle, elle avait eu des nouvelles de son Seigneur.
Le soir, après souper, Jeanne me dit qu’il faudrait le lendemain me lever plus tôt que je n’avais fait le jour de l’Ascension et que je la confesserais de très grand matin.
En conséquence. le lendemain vendredi, je me levai dès la pointe du jour; je confessai Jeanne et je chantai la messe devant elle et tous ses, gens. Puis, elle et les hommes d’armes allèrent à l’attaque, qui dura du matin jusqu’au soir. Ce jour-là, la bastille des Augustins fut prise après un grand assaut.
Jeanne, qui avait l’habitude de jeûner tous les vendredis, ne le put cette fois parce qu’elle avait, eu trop à faire. Ainsi elle soupa. Elle venait d’achever son repas lorsque vint à elle un noble et vaillant capitaine dont je ne me rappelle pas le nom. Il dit à Jeanne : « Les capitaines ont tenu leur conseil. Ils ont reconnu qu’on était bien peu de Français, eu égard au nombre des Anglais, et que c’était par une grande grâce de Dieu qu’ils avaient obtenu quelques avantages. La ville étant pleine de vivres, nous pouvons tenir en attendant le secours du roi. Dès lors le conseil ne trouve pas expédient que les hommes d’armes fassent demain une sortie. » Jeanne répondit: «Vous avez été à votre conseil ; j’ai été au mien. Or, croyez que le conseil de mon Seigneur s’accomplira et tiendra et que le vôtre périra. » Et s’adressant à moi qui étais près d’elle : « Levez-vous demain de très grand matin, encore plus, que vous ne l’avez fait aujourd’hui, et agissez le mieux que vous pourrez. Il faudra vous tenir toujours près de moi, car demain j’aurai fort à faire et plus ample besogne que je

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n’ai jamais eue. Et il sortira demain du sang de mon corps au-dessus du sein. »
Donc, le lendemain samedi, dès la première heure, je me levai et célébrai la messe. Puis Jeanne alla à l’assaut de la bataille du Pont où était l’Anglais Clasdas (Glasdale). L’assaut dura depuis le matin jusqu’au coucher du soleil sans interruption. A cet assaut, l’après-dîner, Jeanne, comme elle l’avait prédit, fut frappée, d’une flèche au-dessus du sein. Quand elle se sentit blessée, elle craignit et pleura, et puis fut consolée, comme elle disait.
Quelques hommes d’armes la voyant ainsi blessée voulurent la charmer. Mais elle refusa, et dit : « J’aimerais mieux mourir que de faire chose que je susse être un péché, ou contraire à la volonté de Dieu. Je sais, bien que je dois mourir un jour;mais je ne sais ni quand, ni où, ni comment, ni à quelle heure. S’il peut être apporté remède à ma blessure sans péché, je veux bien être guérie. » On appliqua sur la blessure de l’huile d’olive dans du lard; et ce pansement fait, Jeanne se confessa à moi en pleurant et se lamentant. Ensuite, elle retourna derechef à l’assaut, en criant : Clasdas, Clasdas, ren-ti, ren-ti au Roi des cieux! Tu m’as appelée putain; j’ai grand’pitié de ton âme et de celle des tiens. » A cet instant Clasdas, armé de la tête aux pieds, tomba dans le fleuve de la Loire et fut noyé, Jeanne, émue de pitié, se mit à pleurer fortement pour l’âme de Clasdas et des autres, noyés là en grand nombre.

J’ai souvent ouï Jeanne assurer qu’il n’y avait dans son fait qu’un pur ministère ; et quand on lui disait: « Mais rien de tel ne s’est vu comme ce qui se voit en votre fait: en aucun livre on ne lit telles choses; » elle


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répondait: «Mon Seigneur a un livre dans lequel onques nul clerc n’a lu, tant soit-il parfait en cléricature. »

Déposition du chevalier d’Aulon, conseiller du roi, intendant de Jeanne.

(TEXTE ORIGINAL.)

Et premièrement dit que vingt-huict ans a, ou environ, le roi estant en la ville de Poictiers, lui fut dit que ladicte Pucelle, laquelle estoit des parties de Lorraine, avoit esté amenée audit seigneur par deux gentilzhommes, eulx disans estre à Messire Robert de Baudricourt, chevalier, l’un nommé Bertrand, et l’autre Jean de Mès, et [icelle] présentée ; pour laquelle veoir, luy qui parle alla audit lieu de Poictiers.
Dit que, après ladicte présentacion, parla ladicte Pucelle au roy nostre sire secretément, et luy dist aucunes choses secrètes : quelles, il ne sait ; fors tant que, peu de temps après, icelluy seigneur envoia quérir aucuns des gens de son conseil, entre lesquelz estoit ledit depposant? Lors auxquelx il dist que ladicte Pucelle luy avoit dit qu’elle luy estoit envoiée de par Dieu pour Iuy aidier à recouvrer son royaulme, qui pour lors pour la plus grant partie estoit occuppe par les Angloys, ses ennemys anciens.
Dit que après cès paroles par ledit seigneur aux gens de sondit conseil déclairées, fut advisé interroger la-dicte Pucelle, qui pour lors estoit de l’âge de seize ans, ou environ, sur aucun poins touchant la foy.

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Dit que, pour ce faire, fist venir ledit seigneur certains maistres en théologie, juristes et aultres gens expers, lesquels l’examinèrent et interroguèrent sur iceulx poins bien et diligemment.
Dit qu’il estoit présent audit conseil quant iceulx maistres firent leur raport de ce que avoient trouvé de ladicte Pucelle; par lequel fut par l’un d’eulx dit publiquement qu’ilz ne véoient, sçavoient ne cognoissoient en icelle Pucelle aucune chose, fors seulement tout ce que puet estre en bonne chrestienne et vraye catholique: et pour telle la tenoient, et estoit leur advis que estoit une très bonne personne.
Dit aussi que ledit raport fait audit seigneur par lesdits maistres, fut depuis icelle Pucelle baillée à la royne de Cecille (Sicile) mère, de la royne nostre souveraine dame, et à certaines dames estans avecques elles ; par lesquelles icelle Pucelle fut veue, visitée et secrètement regardée et examinée ès secrètes parties de son corps; mais après ce qu’ilz eurent veu et regardé tout ce que faisoit à regarder en ce cas, ladicte dame dist et relata au roy qu’elle et ses dictes dames trouvoient certainement que c’estoit une vraye et erttière pucelle, en laquelle n’aparoissoit aucune corrupcion ou violence.
Dit qu’il estoit présent quand la dicte dame fit sondit raport.
Dit oultre que, après ces choses ouyes, le roy, considérant la grant bonté qui estoit en icelle Pucelle et ce qu’elle lui avoit dit que de par Dieu Juy estoit envoiée, fut par ledit seigneur conclu en son conseil que.d’ilec en avant il s’aideroit d’elle au fait de ses guerres, actendu que pour ce faire luyestoit envoiée.
Dit que adonc fut déliberé qu’elle seroit envolée dedans


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la cité d’Orléans, laquelle estoit adonc assiégée par lesdits ennemys.
Dit que pour celuy furent baillez gens, pour le service de sa personne, et autres pour la conduite d’elle.
Dit que pour la garde et conduite d’icelle fut ordonné ledit depposant par le roy nostredit seigneur.
Dit aussi que pour la seureté de son corps, ledit seigneur feist faire à ladicte Pucelle harnois tout propre pour son dit corps, et ce fait, luy ordonna certaine quantité de gens d’armes pour icelle et ceuix de sa dicte compaignie mener et conduire seurement audit lieu d’Orléans.
Dit que incontinent après se mist à chemin avecque ses dictes gens pour aller celle part.
Dit que tantost après qu’il vint à la congnoissance de monseigneur de Dunoys, que pour lors on appeloit monseigneur le bastard d’Orléans, lequel estoit en ladicte cité pour la préserver et garder desdits ennémys, que la dicte Pucelle venoit celle part, tanstot feist assembler certaine quantité de gens de guerre pour lui aller audevant, comme la Hire et aultres. Et pour ce faire et plus seurement l’amener et conduire en ladicte cité, se mirent iceluy seigneur et sesdictes gens en ung bateau, et par la rivière de Loire alêrent au devant d’elle environ ung quart de lieue, et là la trouvèrent.
Dit que incontinent entra ladicte Pucelle et il qui parle audit bateau, et le résidu des dictes gens entrèrent en la dicie cité seurement et sauvement; en laquelle mondit seigneur de Dunoys la feist logier bien et honestement en l’ostel d’un des notables bourgeois d’icelle cité, lequel avoit espousé l’une des notables femmes d’icelle.
Dit que, après ce que mondit seigneur de Dunoys, la

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Hire et certains aultres capitaines du party du roy nostredit seigneur eurent conféré avec ladicte Pucelle, qu’estoit nécessaire de faire pour la tuicion (protection), garde et deffense de ladicte cité et aussi par quel moyen on pourroit mieuls grever lesdits ennemis fut entre eulx advisé et conclu qu’il estoit nécessaire faire venir certain nombre de gens d’armes de leur dit party, qui estoiènt lors ès parties de Blois, et les falloit ‘aller querir. Pour laquelle chose mettre à execusion et pour iceulx amener en ladicte cité, furent commis mondit seigneur de Dunoys, il qui parle et certains aultres capitaines, avecque leurs gens ; lesquelz allèrent audit pays de Bloys pour iceuix amener et faire venir.
Dit que, ainsi qu’ilz furent presz à partir pour aler querir iceuix qui estoient audit pais de Bloys, et qu’il vint à la notice de ladicte Pucelle, incontinent monta icelle à cheval, et la Rire avecques elle, et avecques certaine quantité de ses gens yssit hors aux champs pour garder que lesdits ennemis ne leur portassent nul dommage: Et pour ce faire, se mist ladicte Pucelle avecques sesdictes géns entre l’ost de sesdits ennemis et ladicte cité d’Orléans, et y fist tellement que, nonobstant la grant puissance et nombre des gens de guerre estans en l’ost (à l’armée) desdits ennemis, touttefoiz, la merey Dieu, passèrent lesdits seigneurs de Dunoys et il qui parle avecques toutes leurs gens, et seurement allèrent leur chemin ; et pareillement s’en retourna ladicte Pucelle et sesdictes gens en ladicte cité.
Dit aussi que tantost qu’elle sceut la venue dessusdits, et qu’ils amenoient les aultres qu’ilz estoient allez querir pour le renfort de ladicte cité, incontinent monta à cheval icelle Pucelle et avecques une partie de ses gens ala

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audevant d’jceulx, pour leur subvenir et secourir, si besoing en eust esté.
Dit que au veu et sceu desdits ennemis entrèrent lesdits Pucelle, de Dunoys, mareschal la Hire, et qui parle et leur dictes gens en icelle cité sans contradictions quelxconques.
Dit plus que ce mesme jour, après disner, vint mondit seigneur de Dunoys au logis de ladicte Pucelle; ouquel il qui parle et elle avoient disné ensemble. Et en parlant à elle, lui dist icelluy seigneur de Dunoys qu’il avoit sceu pour vray par gens de bien que ung nommé Faistoif, capitaine desdits ennemys, devoit brief venir par devers iceulx ennemys estans oudit siège, tant pour leur ,donner secours et renforcier leur ost, comme aussi pour les advitailler ; et qu’il estoit dejà à Yinville. Desquelles paroles ladite Pucelle fut toute resjoye, ainsi qu’il sembla à qui il parle; et dist à mondit seigneur de Dunoys telles paroles ou semblables: « Bastard, bastard, ou nom de Dieu, je te commande que tantost que tu sçauras la venue dudit Falstof, que tu me le faces sçavoir : car, sil passe sans que je le sache, je te promets que je te feray oster la teste. » A quoy lui respondit ledit seigneur de Dunoys que de ce ne se doubtast, car il le luy feroit bien sçavoir.
Dit que, après ces parolles, il qui parle, lequel estoit, las et travaillé, se mist sur une couchette en la chambre de ladicte Pucelle, pour ung peu soy reposer, et aussi se mist icelle avecques sadicte hotesse sur ung aultre lit pour pareillement soy dormir et reposer; mais ainsi que ledit depposant commençoit à prendre son repos, soubdainement icelle Pucelle se leva dudit lit, et en faisant grand bruit l’esveilla. Et lors luy demanda il qui parle

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qu’elle vouloit; laquelle lui respondit: « En nom Dé, mon conseil m’a dit que je voise contre les Anglois mais je ne sçay seje doy aller à leurs bastilles ou contre Faistof, qui les doibt avitailler. » Sur quoi se leva ledit depposant inçontinent, et le plus tost qu’il peust arma ladicte Pucelle.
Dit que ainsi qu’il l’areuvit, ouyrent grand bruit et grand cri que faisoient ceulx de ladicte cité, en disant que les ennemys portoient grand dommaige aux François. Et adonc il qui parle pareillement se fit armer; en quoy faisant, sous le sceu d’icelluy, s’en partit ladicte Pucelle de la chambre, et issit en la rue, où elle trouva ung page monté sus ung cheval, lequel à cop fist descendre dudit cheval, et incontinent monta dessus; et le plus droit et le plus diligemment qu’elle peut, tira son chemin droit à la porte de Bourgoigne, où le plus grant bruit estoit.
Dit que incontinent il qui parle suyvit ladicte Pucelle; mais sitost ne sceut aller qu’elle ne peust jà à icelle porte.
Dit que ainsi qu’ilz arrivoient à icelle porte, virent que l’on apportoit l’un des gens d’icelle cité, lequel estoit très-fort blécié; et adonc ladicte Pucelle demanda à ceuix qui le portoient qui estoit celuy homme; lesqueiz. lui respondireat que c’estoit un François. Et lors elle dist que jamais n’avoit yen sang de François que les cheveulx ne luy levassent ensur (sur la tête).
Dit que, à celle heure, ladicte Pucelle, il qui parle, et plusieurs aultres gens de guerre en leur compaignie, yssirent hors de ladicte cité pour donner secours auxdits François et grever lesdits unnemis à leur pouvoir ; mais ainsi qu’ilz furent hors d’icelle cité, fut advis à qui il

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parle que onques n’avoit vu tant de gens d’armes de leur parti comme il fist alors.
Dit que de ce pas tirèrent leur chemin vers une très forte bastille desdits ennemis, appelée la bastille SaintLop, laquelle incontinent par lesdits François fut assaillie, et à très peu de perte d’iceulx prinse d’assaut; et tous les ennemys estans en icelle mors ou prins, et demeura lad icte bastille ès mains desdits François.
Dit que, ce fait, se retrahirent ladicte Pucelle et ceulx de sadicte compaignie en ladicte cité d’Orléans, en laquelle ilz se refreschirent et reposèrent pour iceluy jour.
Dit que le lendemain ladicte Pucelle et sesdictes gens, voyant la grande victoire par eulx le jour précédent obtenue sur leursdits ennemys, yssirent hors de ladicte cité en bonne ,ordonnance, pour aller assaillir certaine autre bastille estant devant ladicte cité, appelée la bastille de Saint-Jehan-le-Blanc: pour laquelle chose faire, pour ce qu’ilz virent que bonnement ilz ne povoient aler par terre à icelle bastille, obstant ce que lesdits ennemis les avoient fait une aultre très forte au pié du pont de ladicte cité, tellement que leur estoit impossible d’y passer, fut conclu entre eulx passer en certaine isle estant dedans la rivière de la Loire, et ilec feroient leur assemblée pour aler prendre ladicte bastille de Saint-Jean-le-Blanc; et pour passer l’aultre bras de ladicte rivière de Loire, firent amener deux bateaux, desquelz ilz firent un pont, pour aller à ladicte bastille.
Dit que, ce fait, alèrent vers ladicte bastille, laquelle ilz trouvèrent toute désamparée, pour ce que les Anglois (lui estoient icelle, incontinent qu’ils aperceurent la venue desditz François, s’en allèrent et se retrahirent

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en une aultre plus forte et plus grosse bastille, appelée la bastille des Augustins.
Dit que, volans lesdits François n’estre puissans pour prendre ladicte bastille, fut conclu que ainsi s’en retourneroient sans rien faire. .
Dit que, pour plus seurement eulx retourner et passer, fut ordonné demeurer derrière des plus notables et vaillans gens de guerre du parti desdits François, affin de garder que lesdits ennemis ne les peussent grever, eulx enretournant; et pour ce faire furent ordonnés messei.~ gneurs de Gaucourt, de Villars, lors seneschal de Beaucaire, et il qui parle.
Dit que, ainsi que lesdits François s’en retournoient de ladicte bastille de Saint-Jehan--le-Blanc pour entrer en, ladicte isle, lors ladicte Pucelle et la, Hire passèrent tous deux chacun ung cheval en un basteau de l’aultre part d’icelle isle, sur lesquelx chevaulx ilz montèrent incontinent qu’ilz furent passés, chascun sa lance en sa main. Et adonc qu’ilz apperceurent que lesdits ennemis sailloient hors de ladicte bastille pour courir sur leurs gens,,’ incontinent ladicte Pucelle et la Hire, qui tousjours estoient au devant d’eulx pour les garder, couchèrent leurs lances et tous les premiers commencèrent. à fraper lesdits ennemis ; et alors chascun les suivit et commença. à fraper sur iceux ennemis, en telle manière que à force les contraignirent eulx retraire et entrer en ladicte bastille des Augustins. Et en ce faisant, il qui parle estant à la garde d’un pas avecques aucuns aultres pour ce establiz et ordonnez entre lesqueix estoit ung bien vaillant homme d’armes, du païs d’Espagne, nommé Aiphonse de Partada, virent passer par devant eulx ung aultre homme d’armes de leur compaignie, bel homme,

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grant et bien armé, auquel, pour ce qu’il passoit oultre, il qui parle dit que ilec demoura un peu avecques les nultres, pour faire résistance auxdits ennemis, ou cas que besoing seroit; par lequel luy fut incontinent respondu qu’il n’en feroit rien. Et adonc ledit Alphonse luy dist que aussi y povoit-il demourer que les autres, et qu’il y avoit d’aussi vaillans comme luy qui demouroient bien. Lequel respondit à icelai Alphonse que non faisoit pas luy.
Sur quoy eurent entre eulx certaines arrogantes paroles, et tellement qu’ilz conclurent aller eulx deux l’un quant l’autre sur lesdits ennemis, et adonc seroit veu qui seroit le plus vaillant, et qui mieulx d’eulx deux feroit son devoir. Et eulx tenans par les mains, le plus grand cours qu’ils peurent, allèrent vers ladicte bastille desdits ennemis et furent jusques au pié du palis.
Dit que ainsi qu’ilz furent audit palis d’icelle bastille, il qui parle vit dedans ledit palis ung grant, fort et puissant Anglois, bien en point et armé, lequel leur résistoit tellement qu’ilz ne povoient entrer audit palis. Et lors, il qui parle montra ledit Anglois à ung nommé maistre Jehan le Canonier, en luy disant qu’il tirast à iceluy Anglois, car il faisoit trop grant grief, et portoit moult de dommage à ceulx qui vouloient approcher ladicte bastille ce que fist ledit maistre Jehan ; car incontinent qu’il l’aperceut, il adressa son trait vers luy, tellement qu’il le gecta mort par terre; et lors lesdits deux hommes gaignièrent le passage, par lequel tous les autres de leur compaignie passèrent et entrèrent en ladicte bastille; laquelle très aprement et à grant diligence ils assaillirent de toutes parts, par tel party que dedans peu de temps ils la gaignèrent et prindrent d’assaut. Et là furent tuez et


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prins la pluspart desdits ennemis; et ceux qui se peurent sauver se retrahirent en ladicte bastille des Tournelles, estant au pié dudit pont. Et par ainsi obtindrent ladicte Pucelle et ceulx estans avecques elle victoire sur lesdits ennemis pour icelluy jour. Et fut ladicte grosse bastille gaignée, et demourèrent devant icelle lesdits seigneurs et leurs gens, avecques ladicte Pucelle, tout icelle nuyt.
Dit plus que, le lendemain au matin, ladicte Pucelle envoïa querir tous les seigneurs et capitaines estans devant ladicte bastille prinse, pour adviser qu’estoit plus à faire : par l’advis desquels fut concluz et délibéré assaillir ce jour ung gros bolevart que lesdits Anglois avoient fait, devant ladicte bastille des Tournelles, et qu’il estoit expédient l’avoir et gaigner devant que faire mitre chose. Pour laquelle chose faire et mectre à execucion, allèrent d’une part et d’aultre lesdits Pucelle, capitaines et leurs gens iceluy jour, bien matin,devant ledit hollevart, auquel ilz donnèrent l’assaut de toutes pars, et de le prendre firent tout leur effort et tellement qu’ils furent devant icelluy boulevart depuis le matin jusques au soleil couchant, sans icelny pouvoir prendre ne gaigner. Et voïans lesdits seigneurs et capitaines estans avecques elle que bonnement pour ce jour ne le povoient gaigner, considéré l’eure qu’estoit fort tarde, et aussi, que tous estoient fort las et travaillez, fut coneluz entre eulx faire sonner la retraicté dudit ost ; ce qui fut fait et à son de trompete sonné que chascun se retrahist pour iceluy jour. En faisant laquelle retraicte, obstant ce que iceluy qui portoit l’estendart de ladicte Pucelle et le tenoit encores debout. devant ledit brnilevart, estoit las et travaillé, bailla ledit estendart à ung nommé le Basque, qui estoit audit seigneur de Villars ; et pour ce que il qui

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parle cognoissoit ledit Basque estre vaillant homme, et qu’il doubtoit que à l’occasion de ladicte retraicte mal ne s’en inscrivist, et que lesdites bastilles et boulevart demourast ès mains desdits ennemys, eut ymaginacion que, se ledit. estendart estoit bo,uté en avant, pour la grant affection qu’il congnoissoit estre ès gens de guerre estans illec, ilz pourroient par ce moyen gaignier iceluy boulevart, Et lors demanda il qui parle audit Basque, s’il entroit et alloit au pié dudit boulevart, s’il le suivroit, lequel lui dist et promist de ainsi le faire. Et adonc entra il qui parle dedans ledit fossé et alla jusque au pié de la dove dudit boulevart, soy couvrant de sa targecte pour doubte des pierres, et laissa sondit compaignon de l’aultre cousté, lequel il-cuidoit qu’il le deust suivre pié à pié; mais pour ce que, quand ladicte Pucelle vit sondit estandart ès mains dudit Basque et qu’elle le cuidoit avoir perdu, ainsi que celuy qui le portoit estoit rentré oudit fossé, vint ladicte Pucelle, laquelle print ledit estandart par le bout en telle manière qu’il ne le povoit avoir, en criant: « Haa! mon estandart! mon estandart! » et bran-bit ledit estandart, en manière que l’ymaginacion dudit deposant estoit que en ce faisant les autres cuidassent qu’elle leur feist quelque signe; et lors il qui parle s’escria: « Ha, Basque! est-ce que tu m’as promis? » Et adonc ledit Basque tira tellement ledit estendart qu’il le arracha des mains de ladicte Pucelle, et ce fait, alla à il qui parle et porta ledit estandart. A l’occacion de laquelle chose tous ceulx de l’ost de ladicte Pucelle s’assemblèrent et derechief se rallièrent, et par si grant aspresse assaillirent ledit boulevart que, dedens peu de temps après, iceluy boulevart et ladicte bastille furent par eulx prins et desdits ennemis abandonné; et entrèrent les
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dits François dedans ladicte cité d’Orléans par sus le pont.
Et dit il qui parle [que] ce jour mesme il avoit ouï dire à ladicte Pucelle : « En nom Dé (Dieu) on entrera ennuyt en la ville par le pont ». Et ce fait, se retrahirent icelle Pucelle et sesdictes gens en ladicte ville d’Orléans,. en laquelle il qui parle la fist habiller; car elle avoit esté blécié d’un trait audit assault.
Dit aussi que le lendemain tous lesdits Angloys qui encore restoient demourez devant ladicte ville, de l’autre part d’icelle bastille des Tournelles, levèrent le siège et s’en allèrent comme tous confuz et desconfitz. Et pour, ainsi, moïennant l’aide de Notre-Seigneur et de ladicte Pucelle, fut ladicte cité délivrée des mains desdits ennemis.
Dit encores que, certain temps après le retour du sacre du roy, fut advisé par son conseil estant lors àMehun-sur-Yèvre, qu’il estoit très nécessaire recouvrer la ville de la Chérité (la Charité) que tenoient lesdits ennemis ; mais qu’il falloit avant prandre la ville de Saint-Pierre-le-Moustier, que pareillement tenoient iceulx ennemis.
Dit que, pour ce faire et assembler gens, ala ladicte Pucelle en la ville de Bourges en laquelle elle fist son assemblée, et de là avecques certaine quantité de gens d’armes, desquieulx monseigneur d’Elbret (d’Albret) estoit le chief, allèrent asségier (assiéger) ladicte ville de Saint-Pierre-le-Moustier.
Et dit que, après ce que la dicte Pucelle et ses dictes gens eurent tenu le siège devant ladicte ville par aucun temps, qu’il fut ordonné donner l’assault à cette ville ; et ainsi fut fait, et de la prendre firent leur devoir ceulx qui

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là estoient; mais, obstant le grant nombre de gens d’armes estans en ladicte ville, la grant force d’icelle et aussi la grant résistance que ceulx du dedans faisoient, furent contraints et forcés lesdits François eulx retraire, pour les causes dessus dictes. Et à celle heure, il qui parle, lequel estoit blécié d’un traict parmy le tallon, tellement que sans potances (béquilles) ne se povoit spustenir ni nier, vit que ladicte Pucelle estoit demourée très petitement accompaignée de ses gens ne d’autres; et doubtant il qui parle que inconvénient ne s’en ensuivist, monta sur ung cheval et incontinent tira vers elle, lui demanda ce qu’elle faisoit là ainsi seule, et pourquoy elle ne se retrahioit comme les aultres. Laquelle, après ce qu’elle ot (eut) osté sa salade (casque) de dessus sa teste, luy respondit qu’elle n’estoit pas seule et que encores avoit-elle en sa compaignie cinquante mille de ses gens, et que d’ilec ne se partiroit jusques à ce qu’elle eust prinse ladicte ville.
Et dit il qui parle que à celle heure, quelque chose qu’elle dist, n’avoit pas avecques elle plus de quatre ou cincq hommes, et ce scet-il certainement et plusieurs aultres qui pareillement la virent: pour laquelle cause luy dist derechief qu’elle s’en alast d’ilec, et se retirast comme les aultres faisoient. Et adonc lui dist qu’il luy feist apporter du fagoz et cloies pour faire un pont sur les fossés de ladicte ville, affin qu’ilz y peussent mieulx approuchier. Et en luy disant ces paroles s’escria à haulte voix et dist: « Aux fagoz et aux cloies tout le monde, affin de faire le pont! » Lequel incontinent après fut fait et dressé. De laquelle chose iceluy depposant fut tout esmerveillé ; car incontinent ladicte ville fut prinse d’assault, sans y trouver pour lors trop grant résistence.

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Et dit il qui parle que tous les faits de ladicte Pucelle lui sembloient plus faits divins et miraculeux que autrement, et qu’il estoit impossible à une si jeune pucelle faire telles oeuvres sans le vouloir et conduite de NotreSeigneur,
Dit aussi il qui parle, lequel, par l’espace d’un an entier, par le commandement du roy nostre dit seigneur, demoura en la compaignie de ladicte Pucelle, que, pendant iceluy temps, il n’a veu ni cogneu en elle chose qui ne doive estre en une bonne chrestienne; et laquelle il a toujours veue et cogneue de très bonne vie et honneste conversation, en tous et chacuns de ses faits.
Dit aussi qu’il a congneu icelle Pucelle estre très dévote créature, et que très dévotement se maintenoit en oyant le divin service de Nostre-Seigneur, lequel continuellement elle vouloit ouyr, c’est assavoir, aux jours solempnelz, la grant messe au lieu où elle estoit, avec les heures subséquentes, et aux aultres jours une basse messe ; et qu’elle estoit accoustumée de tous les jours ouyr messe, s’il luy estoit possible.
Dit plus que, par plusieurs foys, a veu et sceu qu’elle se confessoit et recepvoit Nostre-Seigneur, et faisoit tout ce que à un bon chrestien et chrestienne appartient de faire, et sans que oncques, pendant ce qu’il a conversé avecques elle, il luy ait ouy jurer, blasphémer ou parjurer le nom de Nostre Seigneur, ne de ses saints, sous quelque cause ou occasion que ce feust.
Dit outre que, non obstant ce qu’elle feust jeune fille, belle et bien formée, et que, par plusieurs foiz, tout en aidant à icelle armer que autrement, il luy avoit veu les tetins, et autrefoiz les jambes toutes nues, en la faisant apareiller de ses plaies; et que d’elle approuchoit sou-

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ventes foiz, et aussi quit feust fort jeune et en sa bonne puissance, toutesfoiz oncques, pour quelque veue ou atouchement qu’il eust vers ladicte Pucelle, ne s’esmeut son corps à nul charnel désir vers elle, ne pareillement ne faisoit nul autre quelconque de ses gens et escuiers, ainsi qu’il qui parle leur a ouy dire et relater par plusieurs foiz.
Et dit que, à son advis, elle estoit très bonne chrestienne : et qu’elle devoit estre inspirée; car elle aimoit tout ce qu’un bon chrestien doit aimer, et par espécial elle aimoit fort ung bon preudhomme qu’elle savoit estre de vie chaste.
Dit encore plus qu’il a ouy dire à plusieurs femmes qui ladicte Pucelle ont veue par plusieurs foiz nue, et sceu de ses secretz, que oncques n’avoit eu la secrecte maladie des femmes et que jamais nul n’en put riens cognoistreou appercevoir par ses habillemens ne aultrement.
Dit aussi que, quand ladicte Pucelle avoit aucune chose à faire pour le fait de sa guerre, elle disoit à il qui parle que son conseil luy avoit dit ce qu’elle devoit faire.
Dit qu’il l’interrogea qui estoit sondit conseil; laquelle lui respondit qu’ils estoient trois ses conseillers desquels l’un estoit toujours résidamment aveéques elle, l’autre aloii et venoit souventes foiz vers elle et la visitoit ; et le tiers estoit celuy avecques lequel les deux aultres délibéroient. Et advint que, une foiz entre les aultres, il qui parle luy priast et requist qu’elle lui voulsist une fois montrer icelluy conseil: laquelle lui respondit qu’il n’estoit pas assez digne ne vertueux pour icelluy veoir. Et sur ce se désista ledit depposant de plus avant luy en parler ne enquérir.
Et croit fermement ledit depposant, comme dessus a

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dit, que, veu les faiz, gestes grans conduites d’icelle Pucelle, quelle estoit remplie de tous les biens qui p[e]u[v]ent et doivent estre en une bonne chrestienne.
Et ainsi l’a dit et depposé comme dessus est escript, sans amour, faveur, haine ou subornacion quelconques, mais seulement pour la seule vérité du fait, et ainsi comme il a veu et congneu estre en ladicte Pucelle.

Déposition de Simon Beaucroix, écuyer.

…Jeanne couchait toujours avec des jeunes filles, et ne voulait pas coucher avec de vieilles femmes.
…Dans l’armée, elle n’aurait oncques admis que des gens de sa compagnie fissent le moindre vol. Si on, lui offrait des vivres qu’elle sût acquis par pillerie, jamais elle n’en voulait user. Un jour, un Ecossais lui donna à entendre qu’elle venait de manger d’un veau volé. Elle en fut fort irritée et voulut frapper cet Ecossais.
Elle ne pouvait tolérer que les femmes de mauvaise vie chevauchassent dans l’armée avec leshommes d’armes. Aucune n’eût osé se trouver en sa présence. Dès qu’elle en rencontrait, elle les forçait à partir, à moins que nos hommes ne voulussent les épouser.
…J’ajouterai que Jeanne voyait avec déplaisir et douleur que certaines bonnes femmes vinssent à elle pour la saluer. Cela lui semblait une espèce d’adoration et elle s’en irritait.
C’est tout ce que je sais.

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Déposition des bourgeois d’Orléans.

[Tous les témoins s’accordent en ce qui suit.]
Nous n’avons jamais rien observé nous permettant de conjecturer que Jeanne se fît gloire d’aucune de ses louables actions. Loin de là : elle rapportait tout à Dieu, Autant qu’il lui était possible, elle résistait au peuple pour empêcher qu’on l’honorât ou la glorifiât. Elle préférait être seule et en un lieu solitaire que de se trouver en société avec les hommes, hors quand il en était besoin dans le fait de la guerre. Quant à ses moeurs, voilà ce que nous, avons à dire: nous fréquentions souvent Jeanne à Orléans et jamais nous n’avons vu en elle chose répréhensible. Nous n’y avons trouvé qu’humilité, simplicité, chasteté, dévotion à Dieu et à l’Église. C’était grande consolation d’avoir commerce avec elle.


Déposition de Charlotte Bouchier, femme Havet 1.

La nuit je couchais seule avec Jeanne. Je n’ai jamais remarqué en elle rien de mal, ni dans ses paroles ni dans ses actes. Tout y était simplicité, humilité, chasteté. C’était sa coutume de se confesser souvent... D’habitude, avant d’aller à un assaut, Jeanne ne manquait pas de se confesser et de communier après avoir entendu la messe.

1. Elle avait neuf ans, dix ans tout au plus en 1429.

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Déposition de Réginalde, veuve de Jean Huré.

Voici une chose que je me souviens d’avoir vue et ouïe. Un jour, un seigneur marchant en pleine rue se mit à jurer honteusement et à, renier Dieu. Jeanne fut témoin et entendit tout. Cela la troubla fort. S’étant aussitôt avancée vers le seigneur qui jurait, elle le prit par le cou et lui dit: Ah! maître, osez-vous renier notre Sire et notre Maître? En nom Dieu, vous vous en dédirez avant que je parte d’ici. Aussi pressé, le seigneur se repentit et s’amenda. Voilà ce que j’ai vu. Je ne sais rien de plus.

Déposition de maître Pierre Compaing, chanoine d’Orléans.

Je n’ai rien à ajouter aux précédents témoins, sauf que j’ai vu Jeanne, pendant la messe, verser des larmes en abondance au moment de l’élévation. Je me souviens parfaitement qu’elle amenait les hommes d’armes à confesser leurs péchés. Moi qui parle, j’ai vu La Hire se confesser à son instigation et par son conseil. Plusieurs autres de sa société firent de même.

Déposition de Colette, femme de Pierre Milet.

Le matin du jour où la bastille du Pont fut prise, Jeanne étant dans la maison de son hôte [Jacques Bouchier], on lui apporta une alose. A cette vue elle dit à son hôte: « Gardez-la jusqu’au soir, parce que je vous amènerai ce soir un godon et repasserai par-dessus le pont. »

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Déposition de Pierre Muet, greffier des Elus de Paris.

…Sur le propos tenu par Jeanne le jour où la bastille du Pont fut prise, je ne puis que confirmer la déposition de ma femme.
…J’ajouterai que j’ai ouï dire par le sire de Gaucourt et par d’autres capitaines que Jeanne était fort docte au métier des armes. Tous s’étonnaient de son habileté.


Déposition de maître Réginald Thierry, chirurgien du roi.

…Voici une chose dont j’ai été témoin. Jeanne était au siège de Saint-Pierre-le-Moustier. Quand la ville fut prise d’assaut, les hommes d’armes s’apprêtèrent à piller l’église et à enlever les vases et autres objets précieux ; mais Jeanne s’y opposa avec une virile énergie, et par ses défenses elle réussit à empêcher qu’on ne touchât à rien.

Déposition de maître Aignan Viole, avocat au Parlement.

Je n’ai connu la Pucelle qu’au temps du siège d’Orléans, Elle fut logée en cette ville chez Jean Bouchier. J’ai bien souvenir qu’un jour, après dîner, — ce fut le jour où la bastille de Saint-Loup fut prise, — Jeanne qui dormait s’éveilla tout à coup et dit: « En nom Dieu, nos gens ont bien à besoigner. Apportez mes armes et amenez mon cheval. »
On disait que Jeanne était aussi experte que possible dans l’art d’ordonner une armée en bataille, et que même un capitaine nourri et élevé dans la guerre n’aurait

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su montrer tant d’habileté: de quoi les capitaines étaient singulièrement émerveillés... En tout, hors le fait de la guerre, elle était si simple que c’était merveille...

Déposition de Thibault d’Armagnac, sire de Thermes, bailli de Chartres.

Je l’ai vue (Jeanne) aux assauts faits contre les bastilles de Saint-Loup, des Augustins, de Saint-Jean-le-Blanc et du Pont. Dans tous ces assauts elle fut si valeureuse et se comporta en telle manière qu’il ne serait pas possible à homme quelconque d’avoir meilleure attitude dans le fait de la guerre. Tous les capitaines s’émerveillaient de sa vaillance et de son activité et des peines et labeurs qu’elle supportait.
Dans le fait de la guerre, pour conduire et disposer les troupes, pour ordonner la bataille et animer les soldats, elle se comportait comme si elle eût été le plus habile capitaine du monde, de tout temps formé à la guerre.


Déposition de demoiselle Marguerite la Touroulde, veuve de maître René de Bouligny conseiller du roi.

Quand Jeanne arriva à Chinon, j’étais à Bourges où était la reine.
En ce temps-là il y avait dans ce royaume, et notamment dans les parties restées sous l’obédience du roi, une si grande calamité et pénurie d’argent que c’était pitié. Tous les sujets du roi étaient comme désespérés. Je sais bien ce qui en est, car alors mon mari était receveur général et se trouvait n’avoir que quatre écus

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tant de l’argent du roi que de son propre argent. Les Anglais assiégeaient Orléans ; il n’y avait aucun moyen d’y porter secours.
En cette calamité Jeanne parut. C’est ma ferme croyance qu’elle vint de la part de Dieu. Il l’envoya pour relever le roi et les Français demeurés fidèles au roi. A cette heure on ne pouvait rien espérer que de Dieu.
Je n’ai vu Jeanne qu’au temps où le roi revint du sacre de Reims. Il se rendit à Bourges où était la reine et moi avec elle. Le roi approchant de la ville, la reine alla au-devant de lui jusqu’à Selles en Berry, et j’y fus avec.
Pendant que la reine allait vers le roi, Jeanne prit les devants et vint saluer la reine. On la conduisit à Bourges et, par ordre de monseigneur d’Albert, elle logea chez moi, malgré le dire de mon mari qui m’avait annoncé qu’elle devait loger chez un certain Jean Duchesne.
Jeanne resta dans notre logis l’espace de trois semaines ; elle couchait, mangeait et buvait. Presque toutes les nuits je couchais avec elle. Jamais je ne vis ni ne pus soupçonner en elle rien de mauvais. Elle se gouvernait en honnête femme et bonne catholique. Elle se confessait très souvent, aimait à assister à la messe et maintes fois me demanda de l’accompagner à Matines, où j’allai et la conduisis à plusieurs reprises, sur ses instances.
Il nous arrivait souvent de deviser. Je lui disais : « Si vous ne craignez point d’aller aux assauts, c’est que vous savez bien que vous ne serez pas tuée. » — « Je ne suis pas plus sûre que les autres gens de guerre », me répondait-elle.
Quelquefois Jeanne me racontait comment elle avait été examinée par les clercs et qu’elle leur avait fait cette

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réponse: « Il y a ès livres de Notre-Seigueur plus que ès vôtres ».
…Jeanne m’a raconté que le duc de Lorraine, qui était malade, voulut la voir. Ils eurent ensemble un entretien, où elle lui dit qu’il se gouvernait mal, et qu’oncques ne guérirait s’il ne s’amendait ; et elle l’exhorta à reprendre sa bonne épouse.
Jeanne avait fort en horreur le jeu de dés. Elle était bien simple et ignorante. A mon regard, elle ne savait absolument rien, hors le fait de la guerre.
J’ai souvenance que maintes femmes venaient à mon logis quand Jeanne y demeurait. Elles lui apportaient des patenôtres et autres objets de piété pour les lui faire toucher... Jeanne riait et disait : « Touchez-les vous-mêmes. Ils seront tout aussi bons par votre toucher que par le mien ».
Jeanne était très large en aumônès, et bien volontiers elle subvenait aux pauvres et aux indigents : « J’ai été envoyée, disait-elle, pour la consolation des pauvres et des indigents. »
Plusieurs fois j’ai vu Jeanne au bain ou à l’étuve. Autant que j’ai pu en juger, je ne doute pas qu’elle ne fût vierge. D’après ce que je sais d’elle, tout était innocence dans son fait hormis le fait des armes. Elle montait à cheval et maniait la lance comme l’eût fait le meilleur chevalier. L’armée en était dans l’admiration.

Déposition de Jean Marcel, bourgeois de Paris.

Voici un fait que je tiens de Jeannotin ‘Simon, tailleur de robes. Mmc la duchesse de Bedford ayant fait faire

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pour Jeanne une tunique de femme, Jeannotin, au moment où il se disposait à l’en revêtir, prit Jeanne doucement par le sein. Cela indigna Jeanne qui envoya à Jeannotin une maîtresse gifle.

Déposition du chevalier Agmond de Macy.

J’ai vu Jeanne emprisonnée au château de Beaucroix, je l’ai vue souvent dans la prison et lui ai souvent parlé. Il m’arriva même, jouant avec elle, de chercher à toucher ses tétons en tâchant de lui glisser ma main dans le sein. Mais elle ne le supportait pas et me rudoyait si fort qu’elle pouvait. C’était une fille qui se comportait honnêtement tant en paroles qu’en actes.


Déposition de maître Nicolas de Bouppeville, maître ès-arts.

Jeanne était une fille simple et ignorante du droit. Il n’était pas dans ses moyens de présenter sa défense dans un pareil procès, bien qu’elle ait fait preuve d’une grande constance dont beaucoup tiraient argument pour conclure qu’elle avait une aide spirituelle.
Je n’aijamais pensé que l’évêque de Beauvais eût engagé ce procès pour le bien de la foi et par zèle de la justice, avec le désir de ramener Jeanne. Il obéit simplement à la haine qu’inspirait le dévouement de Jeanne au roi de France ; loin de céder à la crainte, il ne fit que suivre sa propre volonté. Je l’ai vu rendre compte au régent [le duc de Bedford] et à Warwick de ses négociations pour l’achat de Jeanne ; il ne se tenait pas de

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joie et leur parlait avec animation, mais je n’ai pu comprendre. Ensuite il alla conférer à l’écart avec Warwick.
La majorité des assesseurs, eux aussi, procédèrent de leur plein gré. Quant aux autres, l’espérance ou la peur les décidèrent... Durant tout le cours du procès, le vice-inquisiteur, Fr. Jean Lemaître, fut en proie à une terreur extrême. Maintes fois je fus témoin de ses angoisses. Je sais également, et si ma mémoire est bonne, c’est précisément deJean Lemaître que je tiens ceci, que des menaces furent adressées par le comte de Warwick à Frère Isambard. On lui dit qu’il serait noyé en Seine s’il ne se taisait; et tout cela parce qu’il dirigeait Jeanne dans ses réponses et les répétait aux greffiers.
En ce qui me concerne, je fus convoqué au procès le premier jour, mais, étant empêché, je n’y vins pas. Le lendemain je vins ; mais je ne fus pas admis, je fus même chassé par l’évêque parce que, dans une conversation avec maître Michel Colles, j’avais dit qu’il y avait péril à intenter un tel procès et pour plusieurs motifs. Ce propos fut rapporté à l’évêque qui me fit enfermer dans la prison royale de Rouen, d’où je ne sortis que sur la prière de l’abbé de Fécamp.
Mon avis, dans les quelques conférences où je l’avais donné, fut que ni l’évêque ni ses messieurs ne pouvaient juger Jeanne parce qu’ils étaient du parti contraire et que ce n’était pas là une bonne manière de procéder; que d’ailleurs elle avait déjà été examinée par le clergé de Poitiers et par l’archevêque de Reims, métropolitain de celui de Beauvais. Cet avis mit l’évêque en grande colère. Il me fit citer devant lui. Je lui dis qu’il n’était pas encore juge, ni moi son justiciable, que je relevais de l’official de Rouen, et je m’en fus. Mais comme je me dispo-

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sais à comparaître devant l’officiai de Rouen, je fus arrêté, conduit au château, et mis en prison. J’en demandai le motif; on me répondit que l’arrestation avait eu lieu à la requête de l’évêque de Beauvais.
Enfin, sur les instances du seigneur abbé de Fécamp, je fus mis en liberté. D’après ce qu’on m’apprit, quelques messieurs réunis par l’évêque avaient opiné pour un exil en Angleterre ou ailleurs, hors de Rouen. Mes amis et le seigneur abbé de Fécamp m’évitèrent ce désagrément.

Déposition de Guillaume Manchon, greffier.

Monseigneur de Beauvais et les maîtres qu’on fit venir de Paris, et les Anglais, à l’instance desquels fut mené tout le procès, procédèrent par haine. Ils ne pardonnaient pas à Jeanne d’avoir combattu le parti anglais, et, en la frappant, ils voulaient atteindre le roi de France
On m’obligea à prendre part au procès en qualité de greffier. Je le fis, bien malgré moi. Mais je n’aurais pas osé résister à un ordre des seigneurs du conseil royal. C’étaient les Anglais qui poussaient ce procès qui eut lieu à leurs frais. Ce n’est pas à dire que l’évêque de Beauvais ou le promoteur aient cédé à la pression des Anglais. Ils s’acquittèrent de leur besogne bien volontiers. Je ne dirai pas la même chose des assesseurs et autres conseillers. Ils n’auraient osé résister. Il n’y en avait pas un qui n’eût peur.
Au début du procès, on s’assembla dans une maison près du château. Furent présents : l’évêque de Beauvais, l’abbé de Fécamp, maître Nicolas Loyseleur et plusieurs autres, J’y fus mandé. L’évêque me dit : « Il vous faut

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bien servir le roi. Nous voulons faire un beau procès contre cette Jéanne. Avisez un autre greffier qui vous assiste. » Je nommai Boisguillaume, et il me fut adjoint.
En cette qualité de greffier j’ai bien connu Jeanne. Il me semble qu’elle était bien simple., quoique, dans ses réponses, il y eût souvent beaucoup de sagesse mêlée à beaucoup de naïveté, comme on peut le voir au procès. Selon moi, dans une cause si embrouillée, il lui eût été impossible de suffire à sa défense contre de si grands docteurs, si elle n’eût été inspirée.
Avant le procès et au cours du procès, Jeanne requit plusieurs fois qu’on la conduisît dans la prison épiscopale. On ne l’écouta point ni sa demande. Je crois au reste que les Anglais ne l’eussent pas livrée à l’évêque, et que celui-ci n’eût pas consenti à la laisser sortir du château.
Pas un seul parmi les conseillers n’eût osé soulever la question. Tous redoutaient l’évêque et les Anglais.
Maître Jean Lohier, notable, clerc normand, vint à Rouen, après le commencement du procès. L’évêque de Beauvais le manda et le questionna sur la cause introduite. J’ignore la réponse faite à l’évêque. Je n’étais pas présent ; mais le lendemain je rencontrai maître Lohier dans l’église Notre-Dame de Rouen et lui demandai : « Avez-vous vu le procès ? » « Je l’ai vu, me répondit-il, et ainsi que je l’ai dit à l’évêque, ce procès ne vaut rien. Impossible de le soutenir, pour plusieurs raisons. Il lui manque d’abord la forme de procès ordinaire. Ensuite, il est déduit dans le château, en lieu clos et fermé, où juges et assesseurs, n’étant pas en sûreté, n’ont pas pleine et entière liberté de dire bonnement ce qu’ils veulent; de plus, le procès touche à plusieurs personnes qui ,ne sont pas appelées à comparaître, et on y met en, jeu

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notamment l’honneur du roi de France, dont Jeanne suivit le parti sans citer le roi ni son mandataire. Enfin, ni libellés, ni articles n’ont été donnés ; et cette femme, qui est simple fille, est dépourvue de conseil pour répondre à tant de maîtres, à de si graves, spécialement touchant les rèvélations. Pour tous ces motifs le procès me paraît invalide. » Il ajouta: « Vous voyez leur manière de procéder, Ils la prendront, sils peuvent, par ses paroles. Ils tireront avantage des assertions où elle dit : « Je sais de certain », au sujet de ses apparitions. Mais si elle disait : « Il me semble », au lieu de « Je sais de certain », m’est avis qu’il n’est homme qui la pût condamner. Je vois bien qu’ils agissent plus par haine que par tout autre sentiment. Ils veulent faire mourir Jeanne. Aussi ne me tiendrai-je plus ici. Je n’y veux plus être. Ce que j’y dis déplaît. »
De fait, Mgr de Beauvais était fort indigné contre ledit Lohier. Néanmoins il l’avait pressé de demeurer pour voir la conduite du procès, à quoi Lohier répondit qu’il ne demeurerait point. Incontinent, l’évêque de Beauais, alors logé en la maison où demeure à présent maître Jean Bidault, près Saint-Nicolas-le-Paincteur, était venu trouver les maîtres Jean Beaupère, Jacques de Touraine, Nicolas Midi, Pierre Maurice, Thomas de Courcelles et Loyseleur. « Voilà Lohier qui veut nous bailler belles interlocutoires en notre procès, leur dit-il. Il veut tout calomnier et dit que le procès ne vaut rien. Qui l’en voudrait croire, il faudrait tout recommencer, et tout ce que nous avons ne vaudrait rien. On voit bien de quel pied il cloche. Par saint Jean, nous n’en ferons rien, mais continuerons notre procès comme il est commencé. »

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Cela se passait l’après-dîner d’un samedi, en carême. Le lendemain matin, maître Lohier avait avec moi l’entretien que j’ai dit. Le jour même il quitta Rouen. Il n’aurait plus osé y demeurer et, de fait, il a toujours depuis demeuré en cour de Rome, où il est mort doyen de rote.
Maître Jean de Lafontaine fut le lieutenant de Mgr de Beauvais pour les interrogatoires, depuis le début du procès jusqu’à la semaine de Pâques.
Pendant la Semaine Sainte, maître Jean de Lafontaine vint trouver Jeanne, accompagné de deux religieux de l’ordre des Frères Prêcheurs, frère Isambard de la Pierre et frère Martin Ladvenu, afin de la décider à se soumettre à l’Église, l’avertissant qu’elle devait croire et tenir que l’Église c’était le Pape et ceux qui président en l’Église militante ; qu’elle ne devait point hésiter à se soumettre au Souverain Pontife et au concile, vu que plusietirs notables clercs tant de son parti ,que d’ailleurs s’y trouvaient; et que, si elle ne le faisait, elle se mettrait en grand danger. Le lendemain de cet avertissement, Jeanne dit qu’elle consentait à se soumettre au Pape et au concile. A cette nouvelle, l’évêque demanda qui donc, la veille, était allé parler à Jeanne, et il fit venir le garde anglais pour s’enquérir là-dessus. Le garde lui répondit que c’étaient Jean de Lafontaine, frère Isambard et frère Martin. Tous étaient absents. Alors l’évêque se courrouça très fort contre Jean Lemaître, vicaire de l’inquisiteur. Bientôt Jean de Lafontaine connut tout et qu’il était en danger à cause de cette affaire. Il quitta Rouen, et depuis oncques n’y retourna. Quant aux deux religieux, Jean Lemaître pria pour eux et dit que si on leur faisait déplaisir, il ne paraîtrait plus de sa personne au procès ;

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sans cette menace ils eussent été en péril de mort. Dès lors, défense fut faite par le comte de Warwick que personne n’eût accès auprès de la Pucelle, sinon Mgr de Beauvais ou.qui viendrait de par lui.
Je citerai encore maître Nicolas de Houppeville, qui fut en grand péril pour avoir refusé d’obtempérer à la sommation à lui adressée d’assister au procès.
Je citerai encore Jean de Châtillon. Au cours des interrogatoires faits à Jeanne, il se montra favorable en disant qu’elle ne pouvait être tenue de répondre à des questions.. trop difficiles. Ses critiques, dont les termes m’échappent, déplurent aux autres assesseurs. Ils lui dirent à plusieurs reprises de les laisser en repos. « il faut pourtant, répliqua Jean de Châtillon, que j’acquitte ma conscience. » Là-dessus grand mouvement. L’évêque dit à Jean de Châtillon : « Taisez-vous et laissez parler les juges ». Alors on lui signifia de ne plus paraître aux séances sans y être mandé.
Dans une séance, frère Isambard, parlant à Jeanne, tâchait de la diriger et l’avisait sur le fait de la soumission à l’Église: « Taisez-vous, au nom du diable », lui cria l’évêque.
Parmi les docteurs les plus animés contre Jeanne, j’ai remarqué Beaupère, Midi et Jacques de Touraine. J’ajouterai Nicolas Loyseleur. Celui-ci se fit passer auprès de Jeanne pour un compatriote. Mon confrère Boisguillaume et moi fûmes avisés de la chose par le seigneur de Warwick, l’évêque de Beauvais et maître Loyseleur. Ils nous dirent : « Cette Jeanne dit merveille sur ses apparitions. Pour savoir plus à plein la vérité de sa bouche, nous nous sommes avisés de ceci: maître Nicolas feindra qu’il est Lorrain et du parti de Jeanne; il entrera dans la

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prison en habit laïque; les gardes se retireront et on les laissera seuls ». Il y avait dans une chambre voisine une ouverture faite exprès où on nous fit placer, mon confrère et moi, pour entendre ce que disait Jeanne. Nous étions là, entendant tout sans être vus. Loyseleur causa avec Jeanne; on lui donnait des nouvelles imaginaires. Il lui parla du roi et ensuite des révélations. Jeanne répondait à ses questioùs, persuadée qu’il était de son pays et de son parti. L’évêque et le comte nous dirent de noter les réponses de Jeanne. Je dis que cela ne se pouvait faire qu’il n’était pas honnête d’engager ainsi le procès ; qu’au surplus, si Jeanne disait de telles choses dans les formes régulières, nous l’enregisterions volontiers.
Jeanne avait grande confiance en Loyseleur, si bien q’ue plusieurs fois il l’opït en confession. En général, elle n’était jamais menée devant ses juges que ledit Loyseleur n’eût au préalable conféré avec elle. Il n’était point permis à Jeanne de se confesser à personne qu’à lui.
Un jour, l’évêque, le comte de Warwick et moi, nous entrâmes dans la prison de Jeanne et la trouvâmes les deux pieds dans les fers. J’ai ouï dire alors que, la nuit, elle était attachée par une chaîne de fer qui ceignait le corps ; mais je ne l’ai pas vue attachée ainsi.
Jeanne vivait-elle catholiquement ? Il ne m’appartient pas d’en juger. Ce que je sais, c’est qu’au cours du procès, je l’ai entendue demander à entendre la messe, notamment les dimanches des Rameaux et de Pâques. Elle voulait, le jour de Pâques, se confesser et recevoir le corps de Notre-Seigneur. Elle se plaignait beaucoup dui refus qu’on lui opposait.

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Déposition de Guillaume Boisguillaume, greffier.

Jeanne était dans une forte prison, les fers aux pieds. On lui avait laissé un lit. Elle avait des gardes anglais dont elle se plaignait maintes fois, disant qu’ils l’opprimaient fort et la maltraitaient.
J’ai entendu dire par des gens dont j’oublie les noms que Jeanne avait été visitée par des matrones et qu’elle avait été trouvée vierge. On ajoutait que c’était madame la duchesse de Bedford qui avait fait faire cette visite et que le duc de Bedford était en un lieu secret d’où il voyait toutes choses.
Maître Nicolas Loyseleur, se feignant cordonnier, originaire des marches de Lorraine et prisonnier du parti de Charles VII, entrait de temps en temps dans la prison de Jeanne et l’exhortait à ne pas donner créance à tous ces gens d’Eglise, « car, lui disait-il, si tu leur donnes créance, tu seras détruite ». Je crois que l’évêque de Beauvais était bien au courant; sans cela Loyseleur n’eût pas osé agir comme il fit. Beaucoup d’assesseurs au procès en murmuraient. Ce Loyseleur finit par mourir de mort subite dans une église.
C’est de façon semblable que maître Jean d’Estivets introduisit dans la prison de Jeanne. Il se fit passer pour prisonnier comme avait fait Loyseleur. Ce d’Estivet eut la fonction de promoteur, et, dans l’affaire, il se montra très passionné en faveur des Anglais, auxquels il voulait plaire. C’était d’ailleurs un mauvais homme, cherchant sans cesse querelle aux greffiers et à ceux qui procédaient suivant les cas de justice. Il lancait force injures à Jeanne, lappelant paillarde, ordure. Je crois bien que

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c’est Dieu qui le punit en la mort, car la sienne fut misérable. On le trouva dans un bourbier aux portes de Rouen.
En outre, j’ai ouï dire comme un fait constant que tous ceux qui condamnèrent Jeanne périrent misérablement. Ainsi maître Nicolas Midi fut frappé de la lèpre peu de jours après 1, et l’évêque Cauchon mourut subitement tandis qu’on le rasait.

Déposition de maître Nicolas de Houppeville, maître ès arts.

Voici un bruit alors très répandu à Rouen. Certains personnyges, racontait-on, se faisant passer pour des hommes d’armes du parti de Charles VII, furent introduits en secret auprès de Jeanne. Ils l’exhortaient à ne. pas se soumettre à l’Église, si elle ne voulait courir le risque d’un jugement défavorable. On expliquait par leurs conseils ses variations sur le fait de la soumission à l’Église. Dans le nombre de ces émissaires qui, pour séduire Jeanne,feignaient d’appartenir au roi de France, j’entendis mentionner maître Nicolas Loyseleur.

Déposition de Jean Massieu, huissier.

D’après la rumeur commune, maîtreNicolasLoyseleur, s’introduisant auprès de Jeanne, s’était fait passer pour prisonnier et, par cette feinte, l’avait induite à dire et àfaire des choses à elle nuisibles, touchant la soumission à l’Église.


1. Il n’en mourut pas. En 1438, il avait fait « peau neuve et haranguait » Charles VII à l’entrée du roi dans sa bonne ville de Paris.


153

J’ai moi-même souvenir qu’une fois Loyseleur fut commis au soin de conseiller Jeanne. Or cet homme lui était contraire, voulantplutôtla décevoir que la conduire.

Déposition de Thomas de Courcelles 1, chanoine d’Amiens, de Laon, de Thérouenne.

Jeanne était dans la prison du château sous la garde de John Gris (Grey). Elle avait les jambes tenues par des chaînes de fer. Etait-ce ainsi toujours? Je ne sais.
Je n’ai pas entendu jamais mettre en délibération que Jeanne dût être visitée pour voir si, oui ou non, elle était vierge. Ce qui me paraît vraisemblable, ce que je crois d’après le dire du seigneur évêque de Beauvais et d’après ce que j’en ai ouï moi-même, c’est que Jeanne a été trouvée vièrge. Si elle n’eût pas été trouvée telle, m’est avis que le procès n’eût point passé la chose sous silence.
Au sujet de maître Nicolas Loyseleur, voici ce que je sais. A plusieurs reprises je lui ai ouï conter qu’il avait eu maints entretiens avec Jeanne sous un habit d’emprunt. Qu’y disait-on ? Je ne sais. En tous cas, je me souviens avoir conseillé à Loyseleur de se faire connaître à Jeanne et de lui signifier qu’il était prêtre. Je crois aussi que ledit Loyseleur a ouï Jeanne en confession.

1. 22 août 1429.

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DOUZIÈME SÉANCE DU PROCÈS

JEUDI 1er MARS

Cinquième interrogatoire public.

[Séance au même lieu; 58 assesseurs.]

CAUCHON : Jeanne, nous vous sommons et requérons de prêter simplement et absolument le serment de dire la vérité sur ce qui vous sera demandé.
JEANNE : Je suis prête à jurer de dire la vérité sur tout ce que je saurai touchant le procès, ainsi que je vous l’ai dit antérieurement.
CAUCHON : Pourquoi cette réserve?
JEANNE: Je sais beaucoup de choses qui ne touchent pas le procès, et il n’est pas besoin de vousles dire.
CAUCHON: Allez-y sans cette réserve.
JEANNE: De tout ce que je saurai véritablement et qui touche le procès, je vous en parlerai volontiers.
CAUCHON: Nous vous sommons et requérons de jurer sans cette réserve.
JEANNE: Ce que je saurai de vrai touchant le procès, je le dirai.
CAUCHON : Jurez sur l’Évangile.
JEANNE : De ce que je sais touchant ce procès, je vous dirai volontiers la vérité. Je vous en dirai autant que si j’étais devant le pape de Rome.
L’INTERROGATEUR Que dites-vous touchant notre seigneur le pape et qui croyez-vous vrai pape?
JEANNE: Il y en a donc deux?

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L’INTERROGATEUR: N’avez-vous pas reçu une lettre du comte d’Armagnac vous demandant auquel des trois papes il devait obéir?
JEANNE: Le comte m’a bien écrit à ce sujet. Je répondis entre autres choses que quand je serais à Paris ou ailleurs, en repos, je lui écrirais. Je me disposais à monter à cheval quand je répondis ainsi au comte.
L’INTERROGATEUR : Voici une copie de la lettre du comte et de votre réponse. On va vous lire l’une et l’autre.

Lettre du comte d’Armagnac.

« Ma très chère dame, je me recommande humblement à vous, et vous supplie, pour Dieu, que, attendu la division qui est actuellement en la sainte Église universelle, sur le fait des papes, — car il y a trois prétendants à la royauté, dont l’un demeure à Rome et se fait appeler Martin, auquel tous les rois chrétiens obéissent; un second demeure à Paniscole, au royaume de Valence, et se fait appeler pape Clément VII; le troisième, on ne sait où il demeure, sinon seulement le cardinal de SaintEtienne, et peu de gens avec lui, et il se fait appeler Benoît XIV.
« Le premier qui se dit pape Martin fut élu à Constance du consentement de toutes les nations de chrétiens; celui qui se fait appeler Clément fut élu à Paniscole, après la mort du pape Benoît XIII, par trois de ses cardinaux; le troisième, qui se nomme Benoît XIV, fut élu secrètement par le cardinal de Saint-Etienne lui-même. Veuillez supplier Notre-Seigneur Jésus-Christ que, par sa miséricorde infinie, il nous veuille par vous déclarer qui est des trois susdits le vrai pape, et auquel il lui plaira

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qu’on obéisse dorénavant, ou à celui qui se dit Martin, ou à celui qui se dit Clément, ou à celui qui se dit Benoît.
Nous serons tout prêts à faire le vouloir et plaisir de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Tout vôtre.

LE COMTE D’ARMAGNAC.



Lettre de Jeanne au comte d’Armagnac 1.

JHESUS + MARIA.


« Comte d’Armagnac, mon très cher et bon ami, moi, Jeanne la Pucelle, vous fais savoir que votre message est venu par devers moi, lequel m’a dit que vous l’aviez envoyé par deçà pour savoir de moi auquel des trois papes par vous mentionnés vous deviez croire. Je ne puis bonnement vous informer au vrai pour le présent, jusques à ce que je sois à Paris ou ailleurs de loisir. Je suis pour le présent trop empêchée au fait de la guerre. Mais, quand vous saurez que je serai à Paris, envoyez un messager par devers moi, et je vous ferai savoir tout au vrai auquel vous devez croire, et ce que j’en aurai sû par le conseil de mon droiturier et souverain Seigneur, le Roi de tout le monde, et ce que vous en aurez à faire, à tout mon pouvoir.
A Dieu je vous recommande, Dieu soit garde de vous

Ecrit à Compiègne, le XXIIe jour d’août.

1. Jeanne aurait dû dire : dictée. En eflet, la concordance de toutes les copies de cette lettre ne permet pas d’imputer une falsification aux Anglais; c’est le secrétaire de Jeanne qui aura transcrit inexactement ces paroles.



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L’INTERROGATEUR : La copie qui vient de vous être lue renferme-t-elle bien votre réponse?
JEANNE : Je puis avoir fait cette réponse en partie, non le tout.
L’INTERROGATEUR : Avez-vous déclaré savoir par le conseil du Roi des rois ce que ledit comte devait faire en cette circonstance?
JEANNE : Je n’en sais rien.
L’INTERROGATEUR : Faisiez-vous doute à qui le comte devait obéir.?
JEANNE : Je ne savais que mander au comte, parce qu’il me requérait de lui faire savoir à qui Dieu voulait qu’il obéît. Quant à moi, je tiens et crois que nous devons obéir à notre seigneur le pape qui est à Rome.
L’INTERROGATEUR: Est-ce là tout?
JEANNE : Je dis au messager du comte autre chose pie ce qui est contenu dans cette copie des lettres. Si cet envoyé ne se fût pas retiré aussitôt, il eût été jeté à l’eau, non toutefois par ma volonté.
L’INTERROGATEUR : Sur le fond de la question, que répondîtes-vous?
JEANNE: Sur la question d’obédience, je répondis que je ne savais pas ; mais je lui mandai plusieurs choses qui ne furent point couchées par écrit. Pour moi, je crois au seigneur pape qui est à Rome.
L’INTERROGATEUR: Pourquoi avez-vous écrit que vous donneriez à un autre moment réponse sur la question, puisque vous croyez au pape qui est à Rome?
JEANNE : Ma réponse avait trait à autre chose qu’au fait des trois souverains pontifes.
L’INTERROGATEUR : N’avez-vous pas dit que sur le fait des trois pontifes vous auriez conseil?

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JEANNE: En nom Dieu,je n'ai jamais écrit Dirait écrire sur le fait des trois pontifes.
L’INTERROGATEUR: A viez-vous l 'habitude de mettre en tête de vos lettres Jhesus Maria avec une croix ?
JEANNE: Sur aucunes oui, sur d'autres non. Quelque- fois je mettais une croix afin que mon correspondant ne fît pas ce que je lui mandais .
L'INTERROGATEUR: Voici maintenant en quels termes vous avez écrit au roi notre sire, au duc de Bedfort et à d'autres.
[Nous avons donné cette lettre dans la déposition de l'écuyer Gobert Thibault.]
L'INTERROGATEUR : Reconnaissez-vous cette lettre ?
JEANNE: Oui, sauf trois mots. Au lieu de: rendez à la Pucelle, il faut: rendez au roi. Les mots chef de guerre et corps pour corps n'étaient pas dans la lettre que j'ai envoyée.
L'INTERROGATEUR: N'est-ce pas un seigneur qui vous a dicté cette lettre?
JEANNE: Aucun seigneur ne m'a oncques dicté cette lettre, c'est moi qui l'ai dictée. Avant de l'expédier, il est vrai que je l'ai montrée à quelques-uns de mon parti.
L'INTERROGATEUR : Croyez-vous qu'il arrivera mal aux Anglais ?
JEANNE: Avant qu'il soit sept ans les Anglais perdront un plus grand gage qu'ils ne firent devant Orléans. Ils perdront toute la France, et cela par la victoire que Dieu enverra aux Français.
L'INTERROGATEUR : Comment savez-vous cela ?
JEANNE: Je le sais bien par révélation; cela arrivera avant sept ans, et je serais bien navrée que cela fût seulement différé.

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L'INTERROGATEUR : Vous ne pouvez savoir telle chose.
JEANNE: Je le sais par révélation, aussi sûrement que je vous sais là devant moi.
L'INTERROGATEUR : Quand cela arrivera-t-il ?
JEANNE: Je ne sais le jour, ni l'heure.
L'INTERROGATEUR : En quelle année ?
JEANNE: Vous ne l'aurez pas encore; mais je voudrais bien que ce fût avant la Saint-Jean.
L'INTERROGATEUR .: N'avez-vous pas dit que cela arrivera avant la Saint-Martin d'hiver ?
JEANNE: J'ai dit qu'avant la Saint-Martin d'hiver, on verrait bien des choses; et il pourra bien se faire qu'on voie les Anglais jetés bas.
L'INTERROGATEUR: Qu'avez-vous dit à John Grey, votre gardien, au sujet de la Saint-Martin ?
JEANNE: Je vous l'ai dit.
L'INTERROGATEUR : Par qui savez-vous que cela doit arriver ?
JEANNE: Par sainte Catherine et sainte Marguerite.
L'INTERROGATEUR: Saint Gabriel était-il avec saint Michel quand il vint à vous ?
JEANNE: Je ne m'en souviens pas.
L'INTERROGATEUR: Depuis mardi dernier avez-vous conversé avec sainte Catherine et sainte Marguerite ?
JEANNE: Oui, mais je ne sais l'heure.
L'INTERROGATEUR: Quel jour?
JEANNE: Hier et aujourd'hui. Il n'y a pas de jours que je ne les entende.
L'INTERROGATEUR : Les voyez-vous toujours dans le même vêtement ? .
JEANNE: Je les vois toujours sous la même forme; et leurs têtes sont couronnées très. richement.

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L'INTERROGATEUR : Et le reste de leurs costumes ? Leurs robes?
JEANNE: Je ne sais.
L'INTERROGATEUR: Comment savez-vous que ce qui vous apparaît est homme ou femme ?
JEANNE: Je le sais bien. Je le reconnais à leurs voix et parce qu'elles me l'ont révélé. Je ne sais rien que par révélation et par ordre de Dieu .
L'INTERROGATEUR : Quelle figure voyez-vous ?
JEANNE: La face.
L’INTERROGATEUR : Ont-elles d'es cheveux ?
JEANNE: Il est bon à savoir qu'elles en ont.
L'INTERROGATEUR : y a-t-il quelque chose entre leurs couronnes et leurs cheveux ?
JEANNE: Non.
L'INTERROGATEUR: Leurs cheveux sont-ils longs et pendants?
JEANNE: Je ne sais.
L'INTERROGATEUR: Ont-elles des bras ?
JEANNE: Je ne sais si elles ont des bras ou d'autres membres.
L'INTERROGATEUR: Vous parlent-elles ?
JEANNE: Leur langage est bon et beau, je les entends très bien.
L'INTERROGATEUR: Comment parlent-elles, puisqu'elles n'ont pas de membres ?
JEANNE: Je m'en réfère à Dieu.
L'INTERROGATEUR : Quelle espèce de voix est-ce ?
JEANNE: Cette voix est belle et douce et humble, et elle parle français.
L'INTERROGATEUR : Sainte Marguerite ne parle donc pas anglais ?

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JEANNE: Comment parlerait-elle anglais, puisqu'elle n'est pas du parti des Anglais ?
L'INTERROGATEUR: Sur leurs têtes couronnées, comme vous l'avez dit, vos saintes ont-elles des anneaux aux oreilles ?
JEANNE: Je n'en sais rien.
L'INTERROGATEUR: Avez-vous vous-même des anneaux ?
JEANNE (s'adressant à Cauchon) : Vous, évêque, vous en avez un à moi, rendez-le-moi.
L'INTERROGATEUR: N'aviez-vous pas d'autre anneau ?
JEANNE: Les Bourguignons m'en ont un autre. Mais vous, évêque, montrez-moi le susdit anneau, si vous l'avez.
L’INTERROGATEUR: Qui vous a donné l'anneau qu'ont les Bourguignons ?
JEANNE: Mon père ou ma mère.
L'INTERROGATEUR : y avait-il aucun nom dessus ?
JEANNE: Il me semble que les noms Jhesus Maria y étaient écrits. Je ne sais qui les y fit écrire. Je crois qu'il n'y avait pas de pierre à cet anneau qui me fut donné à Domrémy.
L'INTERROGATEUR: Qui vous a donné l'autre anneau ?
JEANNE: Mon frère me Pa donné. Vous l'avez présentement. Je vous charge, évêque, de le donner à l'Eglise.
L'INTERROGATEUR: avez-vous gueri personne avec l'un ou l'autre de vos anneaux ?
JEANNE: Oncques je n'ai fait de guérison avec aucun de mes anneaux,
L'INTERROGATEUR : Sainte Catherine et sainte Marguerite n'ont-elles pas conversé avec vous sous l'arbre dont il a déjà été fait mention ?
JEANNE: Je n'en sais rien.

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L’INTERROGATEUR : Les saintes vous ont-elles parlé à la fontaine proche de l’arbre?
JEANNE: Oui, je les y ai entendues; mais je ne me rappelle pas ce qu’elles m’y ont dit.
L’INTERROGATEUR : Que vous ont-elles promis là ou ailleurs ?
JEANNE: Elles ne m’ont fait aucune promesse, sinon par congé de Dieu.
L’INTERROGATEUR : Quelles promesses vous ont-elles faites?
JEANNE: Cela n’est pas de votre procès. Sur certaines choses elles m’ont dit que mon roi sera rétabli dans son royaume, le veuillent ou non ses adversaires.
L’INTERROGATEUR: Ne vous ont-elles pas fait d’autre promesse?
JEANNE: Elles m’ont promis de me conduire en paradis et je les en ai bien requises.
L’INTERROGATEUR: N’avez-vous pas d’autre promesse?
JEANNE: Oui, une autre, mais je nela dirai pas. Elle ne touche pas au procès.
L’INTERROGATEUR: Dites-la tout de même.
JEANNE: Avant trois moisie vous la dirai.
L’INTERROGATEUR : Vos voix vous ont-elles dit qu’avant trois mois vous seriez délivrée de prison?
JEANNE: Cela n’est pas de votre procès. Cependant j’ignore quand je serai délivrée. Ceux qui voudraient m’ôter de ce monde pourraient bien s’en aller devant moi.
L’INTERROGATEUR : Votre conseil vous a-t-il dit que vous seriez délivrée de la prison où vous êtes présentement?
JEANNE : Reparlez-m’en dans trois mois, je vous répondrai.

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L’INTERROGATEUR: Répondez donc tout de suite.
JEANNE: Demandez aux assistants, sous leur serment, si cela touche au procès. Là-dessus délibération des assistants qui opinent tous que cela est du procès.
L’INTERROGATEUR: Vous voyez bien. Répondez donc.
JEANNE: Je vous ai toujours bien dit que vous ne sauriez pas tout. Il faudra qu’un jour je sois délivrée. Je veux avoir congé pour le dire. Ainsi je demande un délai.
L’INTERROGATEUR: Les voix vous ont-elles défendu de dire la vérité?
JEANNE: Voulez-vous que je vous dise ce qui regarde le roi de France? Il y a beaucoup de choses qui ne sont pas du procès.
L’INTERROGATEUR: Mais que savez-vous donc touchant votre roi?
JEANNE: Je sais que mon roi gagnera le royaume de France ; je le sais aussi bien que je sais que vous êtes là devant moi, siégeant au tribunal. Je serais morte, n’était cette révélation qui me conforte chaque jour.
L’INTERROGATEUR : Qu’avez-vous fait de votre mandragore?
JEANNE: Je n’ai, ni oncques n’eus de mandragore. J’ai bien oui dire qu’il y en a une près de mon village, mais je n’en ai oncques vu.
L’INTERROGATEUR: Vous savez pourtant ce que c’est?
JEANNE: J’ai oui dire que c’est une chose dangereuse et mauvaise à garder. Je ne sais d’ailleurs à quoi cela sert,
L’INTERROGATEUR: En quel lieu est cette mandragore dont vous avez ouï parler?
JEANNE: J’ai oui dire qu’elle est en terre près de l’arbre des fées. J’ignore le lieu; j’ai aussi oui dire qu’au-dessus de cette mandragore il y a un coudrier.


164
L’INTERROGATEUR: A quoi avez-vous ouï dire que sert cette mandragore?
JEANNE: A faire venir de l’argent, mais je n’en crois mie.
L’INTERROGATEUR: Vos voix vous ont-elles parlé de cela ?.
JEANNE: Mes voix ne m’ont jamais rien dit là-dessus.
L’INTERROGATEUR: Quelle figure avait saint Michel quand il vous apparut?
JEANNE : Je ne lui ai pas vu de couronne et de ses vêtements je ne sais rien.
L’INTERROGATEUR: Etait-il nu?
JEANNE: Pensez-vous que Dieu n’ait pas de quoi le vêtir?
L’INTERROGATEUR: Avait-il des cheveux?
JEANNE : Pourquoi les lui aurait-on coupés?
L’INTERROGATEUR: Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu saint Michel?
JEANNE: Je n’ai pas vu saint Michel depuis que j’ai quitté le château à Crotoy 1. Je ne le vois pas bien souvent.
L’INTERROGATEUR : A-t-il des cheveux?
JEANNE: Je ne sais.
L’INTERROGATEUR: Avait-il une balance?
JEANNE: Je ne sais.
L’INTERROGATEUR: Quel effet produit sa vue?
JEANNE : J’ai grande joie en le voyant; et il me semble que quand je le vois, je ne suis pas en péché mortel.
L’INTERROGATEUR : Vos voix vous ordonnent-elles de vous confesser?

1. Vers le 21 novembre 1430

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JEANNE: Sainte Catherine et sainte Marguerite me font volontiers me confesser quelquefois, tantôt l’une, tantôt l’autre.
L’INTERROGATEUR : Vous croyez-vous exempte de péché mortel?
JEANNE: Si je suis en péché mortel, c’est sans le savoir.
L’INTERROGATEUR: Quand vous vous confessez, ne croyez-vous pas être en péché mortel?
JEANNE: Je ne sais si j’ai été en péché mortel. Je ne crois pas en avoir fait les oeuvres. A Dieu ne plaise que j’aie jamais été en tel état ! A Dieu ne plaise que je fasse ou aie fait oeuvre qui charge mon âme!
L’INTERROGATEUR: Quel signe avez-vous donné à votre roi que vous veniez de la part de Dieu?
JEANNE: Je vous ai toujours répondu que vous ne me l’arracherez pas de la bouche. Allez-le-lui demander.
L’INTERROGATEUR: Avez-vous juré de fie pas révéler ce qui vous sera demandé touchant le procès?
JEANNE : Je vous ai déjà dit que je ne vous dirai pas ce qui touchera le fait de notre roi. De tout ce qui le regarde je n’en parlerai pas.
L’INTERROGATEUR: Ne savez-vous pas le signe que vous avez donné à votre roi?
JEANNE: Vous ne le saurez pas de moi,
L’ENTERROGATEUR: Mais cela touche le procès.
JEANNE : De ce que j’ai promis de bien tenir secret je ne dirai rien.
L’INTERROGATEUR: Pourquoi?
JEANNE: Je l’ai promis en tel lieu que je ne pourrais vous le dire sans parjure.
L’INTERROGATEUR : A qui l’avez-vous promis?

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JEANNE : A sainte Catherine, à sainte Marguerite, et cela a été montré au roi.
L’INTERROGATEUR : Les saintes vous avaient-elles requise de faire cette promesse ?
JEANNE: J’ai fait ma promesse aux deux saintes sans qu’elles m’en requièrent, uniquement de moi-même. Trop de gens me l’auraient demandé si je n’eusse fait cette promesse à mes saintes.
L’INTERROGATEUR : Quand vous montrâtes le signe au roi, y avait-il quelqu’un avec lui?
JEANNE: Je ne pense pas qu’il y eut personne autre, bien qu’il se trouvât beaucoup de monde assez près.
L’INTERROGATEUR : Avez-vous vu une couronne sur la tête du roi quand vous lui avez montré ce signe?
JEANNE: Je ne puis le dire sans parjure.
L’INTERROGATEUR: Votre roi avait-il une couronne à Reims?
JEANNE: Mon roi, je pense, a pris avec joie la couronne qu’il a trouvée à Reims. Mais une bien riche couronne lui fut apportée par la suite. Il ne l’a point attendue, pour hâter son fait, à la requête de ceux de la ville de Reims, afin d’éviter la charge des hommes de guerre. S’il eût attendu, il aurait eu une couronne mille fois plus riche.
L’INTERROGATEUR: Avez-vous vu cette couronne plus riche?
JEANNE: Je ne puis vous le dire sans parjure, et si je ne l’ai pas vue, je sais par ouï dire à quel point elle est riche et somptueuse.
La séance est levée.

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Déposition de Jean Massieu, huissier.

Je ne sais, sur la famille de Jeanne et sur sa vie avant le procès, que ce qu’elle en a dit elle-même pendant les interrogations ; je ne l’ai connue qu’à Rouen. J’y fus l’exécuteur des mandements contre elle en qualité de clerc de maître Jean Benedicite [d’Estivet], promoteur en la cause. Mon office m’amenait là, toutes les fois que Jeanne était appelée. C’est moi qui l’amenais et la ramenais, Aussi avais-je grande familiarité avec elle ; je la trouvais simple. bonne et pieuse. D’après ce que je vis, il me semble qu’on ne procéda, ni selon la raison, ni selon l’honneur de Dieu et de la foi catholique, mais par haine, par fureur, avec le dessein formé de ruiner l’honneur du roi de France que Jeanne servait, et par vengeance afin de la faire mourir. Les gens du procès obéissaient aux Anglais plus qu’à la justice.
Voici les faits qui me meuvent à parler ainsi
Une fois, comme je la conduisais devant les juges, Jeanne me demanda s’il n’y avait pas sur le chemin quelque église ou chapelle dans laquelle fût le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ; je lui dis que oui et lui montrai une chapelle située au-dessous du château, près de notre chemin. Alors Jeanne me supplia de la faire passer devant pour qu’elle pût saluer Dieu et prier. J’y consentis volontiers, et la laissai s’agenouiller en face de la chapelle. Inclinée jusqu’à terre, Jeanne pria dévotement. Le fait fut rapporté à l’évêque de Beauvais, il en fut mécontent et m’ordonna de ne plus tolérer à l’avenir de telles oraisons. De son côté, le promoteur Benedicite

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[d’Estivet] me réprimanda: « Truand, disait-il, qui te fait si hardi de laisser approcher de l’église, sans licence, cette putain excommuniée ? Je te ferai mettre en telle tour que tu ne verras ni lune, ni soleil d’ici un mois, si tu le fais plus ». Mais je n’obéis point. Le promoteur s’en aperçut; il se mit alors plusieurs fois devant la porte de la chapelle, entre Jeanne et moi, pour l’empêcher de faire ses oraisons devant ladite chapelle.
Autre fait. Au quatrième ou au cinquième jour du procès, comme je ramenais Jeanne du tribunai à la prison, un prêtre appelé maître Eustache Turquetil, chantre de la chapelle du roi d’Angleterre, m’interrogea en ces termes : « Que te semble de ses réponses? Sera-t-elle brûlée? Qu’adviendra-t-il? » Je lui répondis: « Jusqu’ici je n’ai vu que bien et honneur en elle et n’y connais rien de répréhensible; mais je ne sais ce qu’il en sera à la fin. Dieu le sache ». Cette réponse fut redite aux gens du roi par ce prêtre. On ajouta que je n’étais pas bon pour le roi, et à cette occasion je fus mandé l’après-dîner par l’évêque qui me gourmanda durement, m’avisant de bien prendre garde ou qu’on me ferait boire plus que de raison. Je crois bien que si le greffier Manchon ne m’eût excusé, je n’en fusse jamais échappé, on m’eût jeté à la Seine.
Voici encore un incident qui survint au lendemain de l’abjuration de Jeanne, le jour de la sainte Trinité. Jeanne venait de reprendre l’habit d’homme. On dit la chose à maître André Marguerie qui survint au château. Marguerie répondit qu’il ne suffisait pas de voir Jeanne vêtue de l’habit d’homme, qu’il fallait savoir les motifs qu’elle avait eus de reprendre cet habit. A l’instant un Anglais leva sa hache contre lui en l’appelant : « Traître

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Armagnac . » Marguerie s’enfuit. De ce fait il demeura tout bouleversé et malade.
Je sais ceci de certain touchant la captivité de Jeanne. Elle était enfermée au château de Rouen, dans une chambre du premier étage. On y montait par huit marches, et il s’y tràuvait un lit. Jeanne était attachée par une chaîne à une grosse pièce de bois longue de cinq ou six pieds, pourvue d’une serrure servant à fermer la chaîne.
Cinq Anglais, de la condition la plus vile, de ceux qu’on nomme « houspilleurs », la gardaient. Ces hommes souhaitaient fort la mortde Jeanne. Très souvent ils la tournaient en dérision et elle le leur reprochait.
Un serrurier, Etienne Castille, m’a dit avoir construit pour Jeanne une cage de fer où elle était maintenue droite, attachée par le cou, les pieds et les mains, et que ce traitement dura depuis l’arrivée de Jeanne à Rouen jusqu’au commencement du procès. Mais je ne l’ai jamais vue en cet état. Quand je l’emmenais et la ramenais, elle avait toujours les pieds hors des fers.
Je sais que, sur l’ordre de la duchesse de Bedford, on visita Jeanne pour savoir si elle était vierge ou non. La visite fut faite par Anne Bavon et par une autre femme dont le nom ne me revient pas. La visite terminée, ces femmes déclarèrent que Jeanne était vierge et sans tache. Je tiens le fait d’Anne Bayou elle-même. En conséquence, la duchesse de Bedford fit défendre aux gardes et à tous autres de violenter Jeanne.


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Déposition de Jean Tiphaine, chanoine, docteur en médecine.

Je fus mandé à Rouen pour assister au procès. La première fois je refusai; la seconde fois je m’y rendis. Je craignais les Anglais et de provoquer leur colère par ma résistance.
Etant venu, je vis Jeanne et j’assistai à son interrogatoire.
La séance avait lieu dans une petite salle derrière la grande salle du château. Jeanne tenait de fort beaux propos, répondait avec prudence, sagesse et grande hardiesse,
Ce jour-là maître Beaupère conduisait l’interrogation et questionnait Jeanne. Toutefois maître Jacques de Toussaint, de l’ordre des frères Mineurs, questionnait lui aussi. Je me souviens parfaitement que maître Jacques demanda à Jeanne si elle avait jamais été en lieu où les Anglais eussent été tués. A quoi elle répondit: « En nom Dieu, si ay. Comme vous parlez doulcement! Que ne partaient-ils de France et n’allaient-ils en leur pays! » Il y avait là un grand seigneur d’Angleterre dont le nom ne me revient pas. En entendant ces paroles, il dit
« Vraiment, c’est une bonne femme, si elle était Anglaise». En parlant ainsi, il s’adressait à maître Guillaume Dujardin et moi.
De fait, il n’est docteur si grand et si subtil qui interrogé par de grands docteurs et dans une si grand~ assemblée comme l’était Jeanne, n’eût été bien démonté et perplexe.

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Jeanne avait sa prison dans une tour du château. Je l’y ai vue, les deux jambes chargées de fer. Là où elle était, il y avait un lit.
Jeanne étant tombée malade au cours du procès, les juges me mandèrent de la visiter. Le nommé d’Estivet me conduisit auprès d’elle. En présence dudit d’Estivet, de maître Guillaume Delachambre, docteur en médecine, et de plusieurs autres, je tâtai le pouls à Jeanne pour savoir la cause de son mal et lui demandai: « Qu’avez-vous? D’où vient votre peine?» Elle me dit que l’évêque de Beauvais lui avait envoyé une carpe, qu’elle en avait mangé et qu’elle se doutait que c’était la cause de son mal. Là-dessus d’Estivet l’invectiva. Il se plaignit de ses mauvais propos et l’appela « paillarde » en cette façon: « C’est toi, paillarde, qui as mangé des harengs et autres choses à toi contraires ». — « Je ne l’ai pas fait», répondit-elle; il y eut entre elle et lui un assez long échange de paroles injurieuses. Pourtant j’en voulais savoir plus sur la maladie de Jeanne. J’appris de quel. ques personnes présentes qu’elle avait été affligée d’un fort vomissement.

Déposition de Guillaume Delachambre, médecin.

J’ai entendu dire par maître Pierre Maurice, qu’il avait ouï dire Jeanne en confession et n’en avait jamais ouï de semblable de la bouche d’un docteur ou d’un homme quelconque ; qu’aussi croyait-il que Jeanne marchait justement et saintement à Dieu.
On m’a raconté que Jeanne avait été visitée pour savoir si, oui ou non, elle était vierge et qu’elle fût trouvée telle. Personnellement, je sais, autant que mon art

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me l’a permis de connaître, qu’elle, était vierge et sans tache, car, dans une maladie, je l’ai vue quasi nue 1, ayant dû la visiter.
Lors d’une indisposition de Jeanne, le cardinal d’Angleterre et le comte de Warwick m’envoyèrent chercher. Je parus devant eux en compagnie de maître Guillaume Desjardins et d’autres médecins. Le comte de Warwick nous dit: « Jeanne, à ce qu’on m’a rapporté, a été malade. Je vous ai mandés pour que vous pensiez à la guérir. Le roi ne veut pas pour rien au monde qu’elle meure de mort naturelle; car il l’a chère, t’ayant chèrement achetée. Il entend qu’elle ne trépasse que par justice et soit brûlée. Faites donc le nécessaire. Visitez-la avec grand soin et tâchez qu’elle soit rétablie ».
Nous allâmes donc la visiter, Guillaume Desjardins, d’autres et moi; nous la palpâmes au côté droit et lui trouvâmes de la fièvre, d’où nous conclûmes à une saignée. Nous en prévînmes le comte de Warwick qui nous dit: « Une saignée? Prenez garde. Elle est rusée et pourrait bien se tuer ». Néanmoins la saignée eut lieu et la guérison suivit immédiatement.
Jeanne rétablie, survint maître d’Estivet qui se livra envers elle à des paroles offensantes. Il l’appela putain, paillarde. Ces injures mirent Jeanne fort en colère, si bien que la fièvre reprit et qu’elle eut une rechute.
Quels sentiments animaient les juges de Jeanne? Je m’en remets à leurs consciences. Je sais que je n’ai pas donné d’avis au procès, quoique j’aie donné une signa-


1. Quia vidit eam quasi nudam, cum visitaret eam de quadam infirmitate et palpavit in renibus et erat multum stricta, quantum percipere potuit ex aspectu.



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ture, mais par contrainte et forcé par l’évêque de Beau-vais. Je m’étais plusieurs fois excusé auprès de lui, en disant que ce n’était pas mon métier d’opérer en pareille matière. Finalement on m’avertit que sije ne souscrivais pas comme les autres à l’avis qui prévalait, il m’adviendrait mal d’être venu à Rouen. Voici dans quelles conditions je signai. J’ajoute que maître Jean Lohier et maître Nicolas de Houppeville furent menacés. Il fut même question de les noyer pour les punir de ne pas participer au procès.
J’ai vu une fois le seigneur abbé de Fécamp interroger Jeanne. Maître Jean .Beaupère l’interrogeait en même temps, et les questions se croisaient nombreuses et variées. Jeanne n’aurait pas voulu répondre à tant de questions à la fois. Elle dit donc aux deux docteurs qu’ils lui faisaient grande injustice de tant la tourmenter et qu’elle avait déjà répondu à toutes ces questions. Je me souviens également qu’une fois, interrogée par l’évêque et quelques meneurs, elle dit que ni eux ni l’évêque étaient ses juges. Je lui ai entendu dire encore qu’elle se soumettait au jugement du pape.


TREIZIÈME SÉANCE DU PROCÈS

SAMEDI 3 MARS.


Sixième interrogatoire public.

[Même lieu ;42 assesseurs.]
CAUCHON : Jeanne, nous vous requérons de jurer simplement et absolument.de dire la vérité sur ce qui vous sera demandé.

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JEANNE: Ainsi que j’ai déjà fait, je suis prête à jurer.
(Jeanne jure en touchant des mains les Évangiles.)
L’INTERROGATEUR: Vous avez dit que saint Miche! avait des ailes, et vous n’avez pas parlé du corps et des membres de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Qu’en voulez-vous dire?
JEANNE: Je vous ai dit ce que je sais et que je ne vous répondrai pas autre chose.
L’INTERROGATEUR : Avez-vous bien vu saint Miche! et les saintes?
JEANNE: J’ai vu saint Michel et les saintes, aussi bien que je sais bien qu’ils sont saint et saintes dans le paradis.
L’INTERROGATEUR: En avez-vous vu autre chose que la face?
JEANNE: Je vous ai dit tout ce que j’en sais.
L’INTERROGATEUR: Dites-le encore.
JEANNE: Pour ce qui est de vous dire tout ce que je sais, j’aimerais mieux que vous me fissiez couper le cou.
[L’INTERROGATEUR: Vous devez tout dire.]
JEANNE: Je dirai volontiers tout ce que je saurai touchant le procès.
L’INTERROGATEUR: Croyez-vous que saint Michel et saint Gabriel aient des têtes naturelles?
JEANNE: Je les ai vus de mes yeux, et je crois que ce sont eux aussi fermement que Dieu est.
L’INTERROGATEUR: Croyez-vous que Dieu les ait formés sur la manière et en la forme que vous les voyez?
JEANNE: Oui.
L’INTERROGATEUR: Croyez-vous que Dieu les ait créés dès le principe, en cette manière et en cette forme?

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JEANNE: Vous n’aurez autre chose présentement, sauf ce que j’ai répondu.
L’INTERROGATEUR: Avez-vous par révélation que vous échapperez?
JEANNE: Cela ne touche pas votre procès. Voulez-vous que je parle contre moi?
L’INTERROGATEUR: Vos voix ne vous ont-elles rien dit?
JEANNE: Cela n’est pas de votre procès. Je m’en réfère au procès. Si tout vous regardait, je vous dirais tout.
L’INTERROGATEUR: Quand comptez-vous pouvoir vous échapper?
JEANNE: Pour moi, je ne sais ni le jour ni l’heure où je m’échapperai.
L’INTERROGATEUR : Vos voix vous ont-elles dit quelque chose en général?
JEANNE: Oui vraiment. Elles m’ont dit que je serais délivrée ; mais je ne sais ni le jour ni l’heure, et que je fasse gai visage.
L’INTERROGATEUR: Quand vous arrivâtes pour la première fois près de votre roi, ne s’enquit-il pas si c’était par révélation que vous aviez changé d’habit?
JEANNE: Je vous en ai répondu, je ne me rappelle pas si cela me fut demandé. C’est écrit à Poitiers.
L’INTERROGATEUR: Ne vous souvenez-vous pas si les maîtres qui vous ont examinée en une autre obédience, quelques-uns pendant un mois, d’autres pendant trois semaines, vous ont interrogée sur ce changement d’habit?
JEANNE: Je ne m’en souviens pas. Au fait, ils m’ont demandé où j’avais pris cet habit d’homme, et je leur ai dit que je l’avais pris à Vaucouleurs.

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L’INTERROGATEUR: Les maîtres susdits vous demandèrent-ils si c’était par ordre de vos voix que vous aviez pris cet habit?
JEANNE: Je ne m’en souviens pas.
L’INTERROGATEUR: Votre roi, votre reine et d’autres de votre parti vous ont-ils quelquefois requise de déposer l’habit d’homme?
JEANNE: Cela n’est pas de votre procès.
L’INTERROGATEUR : Au château de Beaurevoir, n’en fûtes-vous pas requise?
JEANNE: Oui vraiment, et je répondis que je ne déposerai cet habit sans le congé de Dieu. [Je vous dirai aussi que la demoiselle de Luxembourg requit le seigneur de Luxembourg que je ne fusse pas livrée aux Anglais 1.],
(Ici commence le fragment de la minute française du greffier Guillaume Manchon, conservée dans le manuscrit d’Urfé 2.)
Item dit que la demoiselle de Luxembourg et la dame de Beaurevoir luy offrirent abit de femme ou drap à le faire, et lui requirent qu’elle le portast, et elle répondit qu’elle n’en avoit pas le congié de Nostre-Seigneur, et qu’il n’estoit pas encore temps.
Interroguée se messire Jehan de Pressy et antres, à Arras, lui offrirent point d’abit de femme, respond:


1. Détail omis dans le procès-verbal de la séance et consigné dans l’extrait du procès-verbal.
2. Nous faisons nôtre ce qu’a écrit Vallet de Viriville: « Quant à la minute française, au gré de plus d’un lecteur, il semblera, nous le craignons, qu’il eût été nécessaire de la traduire en langage moderne. Mais céder à cette tentation eût été un acte de vandalisme et de profanation. Nous nous sommes borné à expliquer, chemin faisant, les locutions ou les mots qui pouvaient présenter, de nos jours, au lecteur un embarras sensible. »

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« Luy et plusieurs autres le m’ont plusieurs fois demandé ».
Interroguée s’elle croist qu’elle eust délinqué ou fait péchié mortel de prendre habit de femme, respond qu’elle fait mieulx d’obéir et servir son souverain Seigneur, c’est assavoir Dieu. Item dit que s’elle le deust avoir fait, elle l’eust plustost fait à la requeste de ces deux dames que d’autres dames qui soient en France, excepté sa royne.
Interroguée se, quant Dieu luy révéla qu’elle muast son abit, se ce fust parla voix de saint Michel, de saincte Katherine ou saincte Marguerite, R. « Vous n’en aurés maintenant autre chose ».
Interroguée, quant son roy la mit premier en oeuvre et elle fist faire son estaindart, se les gens-d’armes et autres gens de guerre firent faire pennonceaulx à la manière du sien, R. « Il est bon à savoir que les seigneurs maintenoient leurs armes. Item, R. Les aucuns compaignons de guerre en firent faire à leur plaisir, et les autres non ».
Interroguée de quelle matière ilz les firent faire, se ce fut de toille ou de drap, R. « C’estoit de blans satins, et y en avoit en aucuns les fleurs de liz », et n’avoit que deux ou trois lances de sa compaignie; mais les compaignons de guerre aucunes fois en faisoient faire à la semblance des siens, et ne faisoient cela fors pour cognoistre les siens des autres.
Interroguée s’ilz estoient guères souvent renouvellés, R. « Je ne sçay; quant les lances estoient rompues, l’on en faisoit de nouveaulx ».
Interroguée s’elle dist point que les pennonceaulx qui estoient en semblance des siens estoient eureux, R. Elle


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leur disoit bien à la fois : « Entrez hardiment parmy les Anglois », et elle mesme y entroit. Interroguée s’elle leur dist qu’ilz les portassent hardiment et qu’ilz airoient bon eur (bonne fortune), R. Elle leur dist bien ce qui estoit venu et qui adviendroit encore.
Interroguée s’elle gectoit ou faisoit point mectre eaue benoitte sur les pennonceaulx, quant on les prenoit de nouvel, R. «Je n’en sçay rien ».; et s’il a esté fait, ce n’a pas esté de son commandement.
Interroguée s’eIle y en a point veu gecter, R. « Cela n’est point de votre procès » ; et s’elle y en a veu gecter, elle n’est pas advisée maintenant de en respondre.
Interroguée se les compaignons de guerre faisoient point mectre en leurs pennonceaulx: Jhesus Maria, R. « Par ma foy, je n’en sçay rien ».
Interroguée s’elle a point tournié (tourner, tournoyer) ou fait tournier toilles par manière de procession autour d’un chastel ou d’église, pour faire pennonceaulx, R. Que non et n’en a rien veu faire.
Interroguée, quant elle fut devant Jargeau, que c’estoit qu’elle portoit derrière son heaulme, et s’il y avoit aucune chose ront, « Par ma foy, il n’y avoit rien ».
Interroguée s’elle congnust oncques frère Ricard; respond: « Je ne l’avoys oncques veu quant je vins devant Troyes ».
Interroguée qu’elle chière (figure) frère Ricard lui feist, R. Que ceuix de la ville de Troyes, comme elle pense, l’envoièrent elle, disans ilz doubtoient que ce ne feust pas chose de par Dieu ; et quand il vint devers elle, en approuchant, il faisoit signe de la croix, et gectoit eaue benoicte, et elle lui dist: «Approchez hardiement, je ne m’envouleray pas ».

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Interroguée s’elle avoit point veu, ou fait faire aucuns ymaiges ou painctures d’elle et à sa semblance, R. Qu’elle vit à Arras une paincture en la main d’un Escot (Ecossais) et y avoit la semblance d’elle tout armée, et présentoit unes lectres à son roy, et estoit agenoullée d’un genoul. Et dit que oncques ne vit ou fist faire autre ymaige ou paiacture à la semblance d’elle.
Interroguée d’un tablel chieux son hoste, où il avoit trois femmes painctes, et escript : « Justice, Paix, Union ». R. Qu’elle n’en sçait rien.
Interroguée s’elle sçait point que ceulx de son party aient service, messe, et oraison pour elle; R. Qu’elle n’en sçait rien, et s’ilz en font service, ne l’ont point fait par son commandement; et s’ilz ont prié pour elle, il luy est advis qu’ilz ne font point de mal.
Interroguée se ceulx de son party croient fermement qu’elle soit envoyée de Dieu, R. « Ne sçay s’ilz le croyent et m’en actend à leur couraige : mais si ne le croient, si suis-je envoiée de par Dieu ».
Interroguée s’elle cuide pas que en créant qu’elle soit envoyée de par Dieu, qu’ilz aient bonne créance, R. S’ils croient qu’elle soit envoyée de par Dieu, ils n’en sont point abusez.
Interroguée s’elle sçavoit point bien le couraige de ceulx de son party, quant ilz luy baisoient les piez et les mains, et les vestemens d’elle, R. Beaucoup de gens la véoient (voyaient) volontiers ; et (aussi) dit qu’ilz baisoient les mains (moins) ses vestemens qu’elle pouvoit. Mais venoient les pouvres gens voulentiers à elle, pour ce qu’elle ne faisoit point de deplaisir, mais les supportoit à son pouvoir.
Interroguée quelle révérence luy firent ceulx de

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Troies à l’entrée, R. « IIz ne m’en firent point » ; et dit oultre que, à son advis, frère Ricard entra quant (en même temps qu’) eulx à Troies, mais n’est point souvenance s’ehle le vit à l’entrée.
Interroguée s’il fist point de sermon à l’entrée de la venue d’elle, R. Qu’elle n’y arresta guères et n’y jeust oncques (n’y coucha pas) ; et quant au sermon, elle n’en sçait rien.
Interroguée s’elle fut guères de jours à Bains (Reims), R. « Je crois que nous y fusmes quatre ou cinq jours. »
Interroguée s’eIle y leva point d’enfant, R. Que, à Troyes en leva ung, mais de Rains n’a point de mémoire, ne de Chasteau-Tierry, et aussi deux en leva à SaintDenis Et volontiers mectoit nom aux filz Charles, pour l’honneur de son roy et aux filles Jehanne : et aucunes fois, selon ce que les mères vouloient.
Interroguée se les bonnes femmes de ville touchaient point leurs agneauls (anneaux) à l’anel qu’elle portoit, R. Maintes femmes ont touché à ses mains et à ses agneaulx; maisne sçait point leur couraige ou intencion.
Interroguée qu’ilz furent ceuix de sa conipaignie qui prindrent papillons devant Chasteau-Tierry en son estaindart, R. Qu’il ne fust oncques fait ou dist de leur party, mais ce ont fait ceulx du party de deça, qui l’ont controuvé (imaginé).
Interroguée qu’elle fist à Rains des gans où son roy fut sacré, R. « Il y oult (eut) une livrée de gans pour bailler aux chevaliers et nobles qui là estoient. Et en y oult ung qui perdit ses gans » ; mais ne dist point qu’elle les ferait retrouver. Item dit que son estaindart fut en l’église de Rains; et lay semble que son estaindart fut

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assés près de l’autel ; et elle mesmes luy (le) tint ung poy (un peu) et ne sçait point que frère Ricard le tenist.
Interroguée, quant elle aloit par le pais, s’elle recepvoit souvens sacrement de confession et de l’autel (communion, quant elle venoit ès bonnes villes, R. Que ouil, à la fois,
Interroguée s’elle recepvoit lesdiz sacreinens en abit d’omme, R. Que ouil ; mais ne a point mémoire de le avoir reçu en armes.
Interroguée pourquoy elle prinst la haquenée de l’eyesque de Senlis, R. Elle fut achetée deux cents salus; si les eust ou non, elle ne sçait ; mais en oult assignation (il y eut un mandat de payement), où il en fust payé ; et si (de plus) lui rescrit (récrivit) que il la reairoit (recouvrerait) s’il vouloit, et qu’elle ne la vouloit point rien et qu’elle ne valoit rien pour souffrir paine (comme une bête de fatigue).
Interroguée quelle aaige avoit l’enfant à Laigny qu’elle ala visiter, R. L’enfant avoit trois jours ; et fut apporté à Laigny à Nostre-Dame, et luz fut dit que les pucelles de la ville estoient devant Nostre-Dame, et qu’elle y voulsint aler prier Dieu et Nostre Dame qu’il lui voulsist donner la vie ; et elle y ala, et pria avec les autres. Et finalement il y apparut vie, et bailla (respira) trois fois ; et puis fut baptizé, et tantost mourut, et fut enterré en terre saincte. Et y avait trois jours, comme l’on disoit, que en l’anfant n’y estoit apparu vie, et estoit noir comme sa coste 1, mais quand il baisla, la couleur lui commença à

1. Cotte, jupon noir.

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revenir. Et estoit avec les pucelles à genoulz devant Nostre-Dame à faire sa prière.
Interroguée s’il fut point dit par la ville que ce avoit elle fait faire et que ce estoit à sa prière, R. « Je ne m’en enqueroye point ».
Interroguée s’elle congneust point Katherine de la Rochelle ou s’elle l’avoit veu, R. Que ouil, à Jargeau et à Montfaucon en Berry.
Interroguée s’elle luy monstra point une Dame vestue de blanc qu’elle disait qui luy apparoissoit aucunes fois, R. Que non.
Interroguée qu’elle lui dist, R. Que cette Katherine lui dist qui venoit à elle une dame blanche vestue de drap d’or, qui luy disait qu’elle alast par les bonnes villes et que le roy lui baihlast des héraulx et trompectes, pour faire crier quiconques airait (aurait) or, argent ou trésor niucié (caché), qu’il apportast tantoust (aussitôt), et que ceuiz qui ne le feroient, et qui en aroient de muciez, qu’elle les congnostroit bien, et sçaroit trouver lesdiz trésors; et que ce serait pour paier les gens d’armes d’icelle Jehanne. A quoy laditeJehanne respondit que elle retournast à son mary, faire son mesbaige et nourrir ses enfans. Et pour en savoir la certaibeté elle parla à saincte Marguerite ou saincte Katherine, qui luy dirent que du fait de icelle Katherine n’estoit que folie, et estoit tout nient (néant). Et esscript (écrivit) à son roy qu’elle luy dirait ce qu’il en devoit faire ; et quant elle vint à luy dist que c’estoit folie et tout nient du fait de ladite Katherine ; toutes voies frèr.e Richart voulait que on la mist en oeuvre; et’ en ont esté très mal [contents] d’elle, lesdits frère Richart et ladicte Katherine.

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Interroguée s’elle parla point à Katherine de la Rochelle du fait d’aler à la Charité, R. Que ladicte Katherine ne luy conseilloit point qu’elle y alast, et que il faisoit trop froit, qu’elle n’yroit point.
Item dit à ladicte Katherine, qui vouloit aler devers le duc de Bourgogne pour faire paix, qui (qu’il) luy sembloit que on n’y trouverait point de paix, si ce n’estoit par le bout de la lance.
Item dit qu’elle demanda à celle Katherine se celle dame venait toutes les nuys ; et pour ce, coucheroit avec elle. Elle y coucha, et veilla jusques à mynuit, et ne vit rien , et puis s’endormit Et quand vint au matin, elle demanda s’elle estoit venue, et luy respondit qu elle estoit venue, et lors dormait ladicte Jehanne et l’avait peu esveiller Et lors luy demanda s elle vendroit point l’andemain, et ladicte Katherine luy respondit que aull. Poui laquelle chose dormit, icelle Jehanne de Jour, afin qu’elle peust veiller la nuit. Et coucha la nuit ensuivant avec ladicte Katherine, et veilla toute la nuit; mais ne vit rien, combien que souvent lui demandast : « Vendra elle point? » Et ladicte Katherine lui respondit: « Ouli, tantost ».
Interroguée [sur ce] qu’elle fist sur les fossés de La Charité, R. Qu’elle y fist faire ung assault ; et dit qu’elle n’y gecta ou fist gecter eaue par manière de aspersion.
Interroguée pour quoy elle n’y entra, puis qu’elle avait commandement de Dieu, R. Qui vous a dit que je avais commandement de y entrer?
Interroguée s’elle oult point de conseil de sa voix, R. Qu’elle s’en voulait venir en France.; mais les gens d’armes luy disrent que c’estoit le mieulx d’aler devant la Charité premièrement.

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Interroguée s’elle fut longuement en celle tour de Beaurevoir, R. Qu’elle y fut quatre mais ou environ, et dist, quant elle sceut les Anglois venir, elle fut moult courroucée, toutes voies ses voix lui défendirentplusieurs fais qu’elle ne saillist (sauta); et enfin pour la doubte des Anglois, sailli et se commanda à Dieu et à Nostre-Dame, et fut blécèe. Et quant elle eust sailli, la voix de saincte Katherine luy dist qu’elle fiste bonne chière et qu’elle gariroit, et que ceuix de Compiègne airaient secours.
Item dit qu’elle prioit tousjours pour ceulx de Cernpiègne, avec son conseil.
Interroguée qu’elle dist, quant elle eust sailly, R. Que aucuns disaient que elle estait morte, et tantoust quui apparut aux Bourguegnons qu’elle estoit en vie, ilz lui dirent qu’elle estoit saillir.
Interroguée s’elle dist point qu’elle aimast mieulx àmourir que d’estre en la main des Angloys, R. Qu’elle aymeroit mieulx rendre l’âme à Dieu que d’estre en la main des Anglois.
Interroguée s’elle se courouça point, et s’elle blasphéma point le nom de Dieu, R. Qu’elle n’en maugréa oncques ne sainct ne saincte, et qu’elle n’a point accoustumé à jurer.
Interroguèe du fait de Suessons (Soissons), pour ée que le capitaine avait rendu la ville et que elle avait regnoié (et qu’elle avait dit ou reniant) Dieu, que s’elle le tenait, elle le ferait tranchier en quatre pièces, R. Qu’elle ne regnoia oncques sainct ne saincte et que ceulx qui l’ont dit, ou raporté, ont malentendu 1.
Jeanne est conduite en prison.

1. Nous interrompons ici la citation de la minute française.

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Ensuite, nous évêque susdit, nous dîmes que continuant le procès et sans l’interrompre, nous appellerions quelques docteurs et gens habiles en l’un et l’autre droit, divin et humain, qui recueilleraient ce qui està recueillir dans les choses confessées par ladite Jeanne ; et, après les avoir visitées et recueillies, s’il y avait quelques points sur lesquels il semblât d’interroger à nouveau ladite Jeanne, elle serait interrogée par quelques commissaires par nous députés, sans incommoder pour cela tout l’ensemble des assistants. Nous avons ordonné que le tout serait rédigé par écrit, afin que, chaque fois qu’il y aurait lieu, lesdits docteurs et jurisconsultes pussent en délibérer et émettre leurs opinions et conseils.
Nous leur dîmes qu’ils eussent dès maintenant à étudier et voir, chez eux, touchant le sujet et ce qu’ils avaient déjà ouï du procès, ce qui leur semblerait à faire; en les priant d’en référer à nos commissaires présents et futurs, ou de conserver devers eux ces notions, pour en délibérer plus mûrement et utilement, en temps et lieux convenables et d’en rendre leur sentiment. Nous avons enfin défendu à tous et chacun des assesseurs de s’éloigner de Rouen sans notre permission avant la fin de ce procès.
La séance est levée.

FIN DE LA PREMIÈRE SESSION PUBLIQUE




DEUXIÈME SESSION

Interrogatoires secrets

SÉANCES XIVe - XIXe DU PROCÈS, LES 4, 5,6,7,8,9 MARS 1431


[Dans la maison de l’évêque de Beauvais.]

Item le dimanche 4 et les lundi, mardi, mercredi, jeudi et vendredi suivants, nous évêque susdit, convoquâmes, dans notre logis, à Rouen, plusieurs solennels docteurs et maîtres, et autres habiles en droit divin et humain. Ceux-ci, ayant recueilli par nos ordres les confessions et réponses de ladite Jeanne, firent également un extrait des points sur lesquels ces réponses paraissaient insuffisantes et sur lesquels on estimait qu’elle devait être interrogée de nouveau. Sur ces recueils et extrait, du conseil et avis des susdits, nous avons conclu qu’il serait procédé à cet interrogatoire ultérieur. Et comme, attendu nos diverses occupations, nous ne pouvions pas toujours y vaquer en personne, nous avons délégué vénérable et discrète personne maître Jean de la Fontaine, maître et licencié, etc., ci-dessus nommé, pour interroger judiciairement ladite Jeanne en notre nom. Nous l’avons commis à ce titre le vendredi 9 susdit, présents les docteurs et maîtres : Jean Beaupère, Jean de Touraine, Nicolas Midi, Pierre Maurice, Thomas de Courcelles, Nicolas Loyseleur et Guillaume Manchon, ci-dessus nommés.




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Premier interrogatoire secret

10 MARS 1431

Item le samedi suivant, 10 mars, nous, évêque, nous sommes rendu à une chambre du château de Rouen qui évait été assignée à ladite Jeanne pour prison. Là en présence et assisté de notre commissaire député [J. dela Fontaine], Nicolas Midi, G. Feuillet de Jean Fécard, et maître Jean Mathieu, prêtres, témoins appelés, nous avons requis ladite Jeanne de faire et prêter serment qu’elle dirait la vérité sur ce qu’on lui demanderait:
R 1. Je vous promet que je diray vérité de ce qui touchera vostre procès ; et plus me contraindrés jurer, et plus tart vous le diray.
Interroguée par Jean de la Fontaine, commissaire, en ces termes : « Par le serement que vous avez fait, quant vous venistes derrenièrement à Compiègne, de quel lieu estiés-vous partie? » R. Que (elle venait) de Crespy en Valoys.
Interroguée, quand elle fut venue à Compiègne, s’elle fut plusieurs journées avant qu’elle feist aucune saillie, R. Qu’elle vint à heure secrète du matin, et entra en la ville, sans ce que ses annemis le sceussent uières, comme elle pense; et ce jour mesmes, sur le soir, feist la saillie dont elle fut prinse.
Interroguée se à la saillie l’en sonna les cloches, R. Se on les sonna, ce ne fut point à san commandement ou par san seu; et n’y pensait poinct; et si (aussi bien) ne se souvient s’elle avait dit que on les sonnast.

1. Reprise de la minute française.



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Interroguée s’elle fist cette saillie du commandement de sa voix, R. Que en la sepmaine de Pasque derrenièrement passé, elle estant sur les fossés de Meleun, luy fut dist par ses vois, c’est assavoir, saincte Katherine et saincte Marguerite, qu’elle serait prinse avant qu’il fust la Sainct-Jehan, et que ainsi faillait qui fust fait, et qu’elle ne s’esbahit et print tout en gré, et que Dieu lui aiderait.
Interroguée se depuis ce lieu de Meleun luy fut point dit par ses dictes vois qu’elle seroit prinse, R. Que ouil, par plusieurs fois, et comme tous les jours. Et à ses voix requérait, quant elle seroit prinse, qu’elle fust morte tantoust, sans long travail de prison, et ilz luiy disrent qu’elle prinst tout en gré, et que ainsi la falloit faire mais ne luy disrent point l’eure; et si elle l’eust sceu, elle n’y fust pas alée; et avait plusieurs fois demandé sçavoir l’eure et ilz ne lui dirent point.
Interroguée se ses voix lui eussent commandé qu’elle fust saillie et signifié qu’elle eust esté prinse, s’elle y fust alée, R. S’elle eust sceu l’eure, et qu’elle deust estre prinse, elle n’y fust point alée voulentiers; toutes voies elle, eust fait leur commandemeut en la fin, quelque chose qui luy dust estre venue.
Interroguée se, quand elle fit cette saillie, s’elle avait eu voix de partir et faire celle saillie, R. Que ce jour ne sceut point [par avance] sa prinse, et n’eust autre commandement de yssir (sortir); mais toujours luy avait esté dit qu’il fallait qu’elle feust prisonnière.
Interroguée se, à faire celle saillie, s’elle passa par le pont, respond qu’elle passa par le pont et par le boulevart, et ala avec la compaignie des gens de son party sur les gens de monseigneur de Luxembourg, et les rebuta par deux fois jusques au logeis des Bourguegnans, et à la



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tierce fois jusques à my le chemin; et alors les Anglais, qui là estoient, coupèrent les chemins à elle et ses gens, entre elle et le boulevart; et pour ce se retraïrent ses gens ; et elle en se retraiant es champs en costé, devers Picardie, près du boulevart, fut prinse; et estoit la rivière entre Compiègne et le lieu où elle fut prinse; et n’y avait seullement, entre le lieu où elle fut prinse et Compiègne, que la rivière, le boulevart et le fossé dudit boulevart.
Interroguée se en icelluy estaindart, le monde est painct, et deux angles (anges), etc., R. Que ouil et n’en eust oncques que ung.
Interroguée quelle signifiance c’estait que prendre Dieu tenant le monde et ses deux angles, R. Que saincte Katherine et saincte Marguerite luy disrent qu’elle prinst hardiement, et le portast hardiement, et qu’elle fist mectre en paincture là le Roy du ciel. Et ce dist à son roy, mais très envis (à contre-coeur), et de la signifiance ne sçait autrement.
Interroguée s’elle avok point escu et armes, R. Qu’elle n’en eust oncques point; mais son roy donna à ses frères armes, c’est assavoir, ung escu d’asur, deux fleurs de liz d’or et une espée parmy; et en ceste ville a devisé à ung painctre celles armes, pour ce qui luy avoit demandé quelles armes elle avoit. Item, dit que ce fut donné par son roy à ses frères, à la plaisance d’eulz, sans la requeste d’elle, et sans révélacion.
Interroguée s’elle avait ung cheval, quand elle fut prinse, coursier ou haquenée, R. Qu’elle estoit à cheval, et estoit ung demi coursier celluy sur qui elle estoit, quand elle fut prinse,
Interroguée qui luy avait donné cellui cheval, R. Que son ray, ou ses gens luy donnèrent de l’argent du roy;

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et en avait cinq coursiers de l’argent du roy, sans les trotiers (trotteurs) où il en avait plus de sept.
Interroguée s’elle eust oucques autres richesses de son roy que ces chevaulx, R. Qu’elle ne demanderait rien à son rôy, fors bonnes armes, bons chevaulx et de. l’argent à paier les gens de son hastel.
Interroguée s’elle n’avait point de trésor, R. Que 10 ou 12 mille [francs] qu’elle a vaillant, n’est pas grand trésor à mener la guerre, et que c’est peu de chose, et lesquelles
choses ont ses frères, comme elle pense, et dit que ce qu’elle a, c’est de l’argent propre de son roy.
Interroguée quel est le signe qui vint à son Roy, R. Que il est bel et honnouré, et bien créable, et il est bon, et le plus riche qui soit.
Interroguée pourquoy elle ne vault aussi bien dire et monstrer le signe dessus dit, comme elle vouit (voulut) avoir le signe de Katherine de la Rochelle, R. Que, — se le signe de Katherine eust esté aussi bien manstré devant notables gens d’Eglise et autres, arcevesques et evesques, c’est assavoir devant l’arcevesque de Rains et autres évesques dont elle ne sçait le nom (et mesmes y estoit Charles de Bourbon, le sire de la Trimaulles, le duc d’Alençon et plusieurs autres chevaliers qui le veirent et oïrent aussi bien comme elle voit ceulx qui parloient à elle aujaurd’huy), comme celluy dessus dit estre monstré, — elle n’eust point demandé sçavoir le signe de ladicte Katherine. Et toutes voies elle sçavoit au devant (antérieurement) par saincte Katherine et saincté Marguerite, que, du fait de la dicte Katherine de la Rochelle, ce estoit tout néant.
Interroguée se le dit signe dure encore, R. « Il est ban à sçavoir, et qu’il durera jusques à mil ans, et

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oultre ». Item que ledit signe est en trésor du ray. Interroguée ce (si) c’est or, argent ou pierre précieuse, ou couronne, R. « Je ne vous en diray autre chose; et ne sçaroit homme deviser aussi riche chose comme est le signe; et toutes voies le signe qui vous fault, c’est que Dieu me délivre de vos mains, et est le plus certain qu’il vous sçache envoyer ».
Item dit que, quant elle deust partir pour aller à son roy, luy fut dit par ses voix: « Va hardiment; quant tu seras devers le roy, il aura bon signe de te recepvoir et croire ».
Interroguée quant le signe vint à son ray, quelle reverence elle y fist, et s’il vint de par Dieu: respond qu’elle n’iercia Nostre-Seigneur de ce qui (qu’il) la délivra de la paine des clercs de par delà qui argüoient contre elle et se agenoulla plusieurs fais.
Item dit que ung angle (ange) de par Dieu, et non de par autre, bailla le signe à son roy; et elle en mercia moult de fais Notre Seigneur.
Item dit que les clercs de par delà cessèrent à la argüer, quant ilz eurent sceu ledit signe.
Interroguée se les gens d’église de par delà veirent le signe dessus dit, R. Que quant son roy et ceulx qui estoient avec luy eurent veu ledit signe, et mesmes l’angle (ange) qui le bailla, elle demanda à son roy s’il estoit content; et il respondit que ouil. Et alors elle party et s’en ala en une petite chappelle assés près et ouyt lors dire que après son portement,, plus de trois cens personnes veirent ledit signe.
Dit outre que par l’amour d’elle, et qu’ilz la laissassent à interroguer, Dieu vouloit permeictre que ceulx de son. party qui veirent ledit signe, le veissent.

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Interroguée se son roy et elle firent point de reverence à l’angle (ange) quant il apporta le signe, respond que ouil, d’elle, et se agenoulla et oulta (ôta) son chaperon.



VINGT-UNIÈME SÉANCE DU PROCÈS

LUNDI 12 MARS 1431



Ce jour, au logis de l’évêque de Beauvais, frère Jean Lemaître, de l’ordre des Frères prêcheurs, reçoit avis et communication de la teneur des lettres de commission à lui adressées par fr. J. Graverent, du même ordre, grand inquisiteur de France, aux termes desquelles lettres ledit fr. Jean Lemaître est commis et député à déduire et. terminer, jusqu’à sentence définitive inclusivement, la cause de Jeanne.


Deuxième interrogatoire secret.

[Dans la prison de Jeanne, furent présents: Cauchon et 6 assesseurs.]
Requise par Monseigneur l’évêque de dire la vérité, R. « De ce qui touchera vostre procès, comme autrefois vous ay dit, je diray voulentiers vérité. » Elle jura ainsi présents maître Thomas Fievé et Nicolas de Hubert, ainsi que J. Carbonnier.
Interroguée ensuite par Me J. de la Fontaine, délégué, 1e se l’ange qui apporta le signe parla point, R. Que ouil, et que il dist à son ray que on la mist en besoigne, et que le pais serait tantoust allégié.

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Interroguée se l’angle (ange) qui apporta ledit signe fut l’angle (ange) qui premièrement apparu à elle, ou se ce fut ung autre, R. C’est tousjours tout ung, et oncques ne luy faillit.
Interroguée se l’angle (ange) luy a point failli, de ce qu’elle a esté prinse, aux biens de fortune, respond qu’elle croist, puisqu’il plaist à Nostre Seigneur; c’est le mieulx qu’elle sait prinse.
Interroguée se, ès biens de grâce, l’angle (ange) lu?a point failli, R. « Et comme me faudrait-il, quand il me conforte tous les jours?» Et enctend cest confort, que c’est de saincte Katherine et saincte Marguerite.
Interroguée s’elle les appelle ou s’ilz viennent sans [être] appelés, R. Ils viennent souvent sans [être] appellés, et autre fois s’ilz ne venaient bien tast, elle requerrait Nostre Seigneur qu’il les envoyast.
Interroguée s’elle les a aucunes fois appellées, et ilz n’estoient point venues, R. Qu’elle n’en ault oncques besoing pour qu’elle ne les ait.
Interroguée se sainct Denis apparut oncques à elle, R. Que non qu’elle saiche.
Interroguée se, quant elle promist à Nostre Seigneur de garder sa virginité, s’elle parlait à luy, R. Il debvoit bien suffire de le prameictre à ceuix qui étaient envoyés de par luy, c’est assavoir, saincte Katherine et saincte Marguerite.
Interroguée qui la meut de faire citer ung homme à Toul, en cause de mariage, R. « Je ne le fecs pas citer; mais ce fut il qui me fist citer; » et là jura devant le juge dire la vérité; et enfin qu’elle ne luy avait poinct fait de promesse. Item dit que la première fois qu’elle oy (ouit) sa voix, elle vo[u]a sa virginité, tant qu’il plaisait à Dieu,
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LES MÀRTTRS. — T. VI.

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Et estoit en l’aage de XIII ans ou environ. Item dit que ses voix la asseurèrent de gaigner son procès.
Interroguée se de ces visions elle a painct parlé à son curé ou autre homme d’église, R. Que non: mais seulement à Robert de Baudricourt et à son roy. Et dit oult,re qu’elle ne fust poinct contraincte de ses voix à le céler; mais doubtoit (craignait) moult de la révéler, pour doulte des Bourguegnons, qu’ilz ne la empeschassent de’ son voyage, et par spécial doubtoit moult son père, qu’il ne la empeschast de son véage faire.
Interroguée s’elle cuidait bien faire de partir sans le congié de père ou mère, comme il soit ainsi que on doit honnourer père et mère, R. Que en toutes autres choses elle a bien obéy à eulx, excepté de ce partement, mais depuis leur en a escript, et luy ont pardonné.
Interroguée se, quant elle partit de ses père et mère, elle cuidait painct péchier, R. « Puisque Dieu le commandoit, il le convenoit faire. » Et dit oultre, puisque Dieu le commandait s’elle eust cent pères et cent mères, et s’il eust été fille de roy, si (alors même) fust-elle partie.
Interroguée s’elle demanda à ses voix qu’elle deist à son père et à sa mère son partement, R. Que, quant est de père et de mère, ilz estoient assés contens qu’elle leur dist, se n’eust esté la paine qu’ilz luy eussent fait, s’elle leur eust dit; et quant est d’elle, elle ne leur eust dit pour chose quelconque.
item dit que ses voix se raportoient à elle de le dire àpère et mère, ou de s’en taire.
Interroguée se, quant elle vit sainct Michiel et les angles (anges), s’elle leur faisoit reverence, Q. Que ouil; et baisait la terre après le partement où ilz avaient repposé, en leur faisant reverence.

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Interroguée se ilz estoient longuement avec elle, R. Ilz viegnent beaucoup de fais entre les chrestiens, que on ne les voit pas ; et les a beaucoup de fois veuz (sçus?) entre les chrestiens.
Interroguée se de sainct Michel ou de ses voix, elle a poinct eu de lectres, R. « Je n’en ai point de congié de Vous le dire; et entrecy et huit jours, je en respondray voulentiers ce que je sçauray. »
Interroguée se ses voix l’ont point appellée fille de Dieu, fille de l’Eglise, la fille au grand cuer (coeur), R. Que au devant du siège d’Orléans levé, et depuis, tous les jours, quant ilz parlent à elle, l’ont plusieurs, fois appelée Jehanne la Pucelle, fille de Dieu.
Interroguée, puisqu’elle se dit fille de Dieu, pourquoy elle ne dist voulentiers Pater noster, R. Elle le dist voulentiers ; et autrefois, quant elle refusa le dire, c’estoit en intencion que Monseigneur de Beauvès la confessast.



Troisième interrogatoire secret

LUNDI 12 MARS, APRÈS-MIDI.



[Même local, mêmes assesseurs, l’évêque absent.]
Interroguée des songes de son père, R. Que quant elle estoit encore avec ses père et mère, luy fut dit par plusieurs fois par sa mère, que son père disait qu’il avait songé que avec les gens d’armes s’en irait la dicte Jeanne sa fille; et en avaient grant cure ses père et mère de la bien garder, et la tenaient en grant subjection ; et elle

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obeissoit en tout, si non au procès de Toul, au cas de mariage 1.
Item dit qu’elle a ouy dire à sa mère que son père disait à ses frères « Si je cuidoye que la chose advenjst que j’ay songié d’elle, je vouldroye que la noyessiés et se vous ne le faisiés, je la noieraye moy mesmes. » Et à bien peu [s’en fallut] qu’ilz ne perdissent le sens, quand elle fut partie à nier à Vaucouleur.
Interroguée se ces pensées en songes venaient à son père [de] puis qu’elle eust ses visions, R. Que ouil, plus de deux ans puis qu’elle oult les premières voix.
Interroguée se ce fust à la requeste de Robert au d’elle, qu’elle prinst abit d’omme, R. Que ce fut’ par elle et non à la requeste d’omme du monde.
Interroguée se la voix lui commanda qu’elle prist abit d’homme, R. « Tout ce que j’ay fait de bien, je l’ay fait par le commandement des voix. » Et dit oultre, quand à cest habit, en respandra autrefois, que de présent n’en est point advisée; mais demain en répondra.
Interroguée se en prenant habit d’omme, elle pensoit mal faire, R. Que non; et encore de présent, s’elle estait, en l’autre party, et en cest habit d’omme, lui semble que ce seroit ung des grands biens de France, de faire comme elle faisait au devant de sa prinse.
Interroguée comme[nt] elle eust délivré le duc


1. Un jeune homme de Toul s’était épris de Jeannette avant son départ pour Vaucouleurs. II commença de la rechercher, et argua d’une prétendue promesse de la jeune fille. Les parents de celle-ci, n’y voyant qu’un moyen de la détourner de sa mission, encouragèrent les poursuites judiciaires du jeune homme qui, nous l’avons vu dans le précédent interrogatoire, convint enfin devant le juge « qu’elle ne luy avoit point fait de promesse ».

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d’Orléafl5, R. Qu’elle eust assés prins de sa prinse des Anglays pour le ravoir et sy elle n’eust assés prinse deçà, elle eut passé la mer pour le aler querir à puissance en Angleterre.
Interroguée se saincte Marguerite et saincte Katherine luy avaient dit, sans condicion et absolument, qu’elle prendroit gens suffisans pour avoir le duc d’Orléans qui estoit en Angleterre, ou autrement qu’elle passeroit la mer pour le aler querir et admener dedans trois ans.
R. Que ouil, et qu’elle dit à son roy qu’il la laissast faire des prisonniers. Dit oultre d’elle que s’elle eust duré trois ans sans empeschement, elle l’eust délivré.
Item dit qu’il n’y avait plus bref terme que de trais ans et plus long que d’un an, mais n’en a pas de présent mémoire.
Interroguée du signe baillé à son roy, R. Qu’elle en aura conseil à sainte Katherine.


Quatrième interrogatoire secret

MARDI 13 MARS 1431.


Même lieu. L’évêque de Beauvais annonce aux assesseurs et à l’accusée que vu les lettres à lui adressées par l’inquisiteur, fr. Jean Lemaître se joint à la cause.
Reprise de l’interrogatoire:
Interroguée premièrement du signe baillé à son roy, quel [il] fut, R. « Estes-vous content que je me parjurasse? »
Interroguée par monseigneur le vicaire de l’Inquisiteur s’elle avait juré et promis à saincte Katherine non

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dire ce signe, R. « J’ay juré et promis non dire ce signe, et de moy-mesme, pour ce que on m’en chargeoit trop de le dire. Et adanc dist elle-mesmes : « Je promets que je n’en parleray plus à homme. »
Item dit que le signe, ce fut que l’angle (ange) certifiait à son roy en luy apportant la couronne, et luy disant que il avait tout le royaume de France entièrement à l’aide de Dieu, et moyennant son labour (travail); et qu’il la meist en besoingne, c’est assavoir que il luy baillast des gens d’armes, autrement il ne serait mye si tost couronné et sacré.
Interroguée se depuis hier ladicte Jehanne a parlé à saincte Katherine, R. Que depuis elle l’a ouye; et toutes voies luy a dit plusieurs fais qu’elle responde hardiment aux juges de ce qu’ils demanderont à elle, touchant son procès.
Interroguée en quelle manière l’angle (ange) apporta la couronne, et s’il la mist sur la teste de son roy, R. Elle fut baillée à un arcevesque, c’est assavoir celui de Rajas, comme il lui semble, en la présence du roy; et estait elle-mesmes présente; et est mise au trésor du ray.
Interroguée du lieu où elle fut apportée, R. Ce fut en la chambre du ray, en chastel de Chinon.
Interroguée du jour et de l’eure, R. « Du jour, je ne sçay, et de l’eure, il estoit haulte heure; » autrement n’a mémoire de l’eure; et du moys, en moys d’avril ou de mars, comme il luy semble, en mois d’avril prouchain ou en cest présent moys, à deux ans, et estoit après Pasques 1.

1. La date précise de la réception de Jeanne est le 10 mars 1429, avant Pâques.

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Interroguée se la première journée qu’elle vit le signe, se son roy le vit, R. Que ouil; et que il le eust luymesmes.
Interroguée de quelle manière estoit ladicte couronne, R. « C’est bon assavoir qu’elle estoit de fin or, et estoit si riche que je ne sçaroye nombrer la richesse »; et que la couronne signifiait qu’il [ob]t[i] endrois le royaume de France.
Interroguée s’il y avait pierrerie, R. « Je vous ay dit ce que j’en sçay.
Interroguée s’elle la mania ou baisa, R. Que non.
Interroguée se l’angle (ange) qui l’apporta venait de hault, ou sil venoit par terre, R. « Il vient de hault; »et entend, il venoit par le commandement de Notre-Seigneur; et entra par l’uys de la chambre.
Interroguée se l’angle (ange) venait par terre et errait (marchait) depuis l’uys de la chambre, R. Quant il vint devant le roy, il fit révérence au ray, en se inclinant devant lui, et prononçant les parolles qu’elle a dictes du signe; et avec celuy ramentevoit (souvenait) la belle pacience qu’il avait eu, selon les grandes tribulacions qui luy estoient venues; et depuis l’uys la (porte) il marchait et errait sur la terre, en venant au roy.
Interroguée quelle espace [y] avait de l’uys jusques au roy, R. « Comme elle pense, il y avait bien espace de la longueur d’une lance; et par où il estoit venu, s’en retourna. »
item dit que quant l’angle (ange) vint, elle l’accompagna, et ala avec luy par les degrés à la chambre du roy, et entra l’ange le premier; et puis elle-mesmes dit au roy : « Sire, velà vostre signe, prenez lay. »
Interroguée en quel lieu il apparut à elle, R. «J’estoie

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presque toujours en prière, afin que Dieu envoyast lej signe au roy; et estoie en mon lougeis (logis), qui est chieux (chez) une banne femme près du chastel de Chinon, quand il vint; et puis nous en alasmes ensemble au roy; et estoit bien accompagné d’autres angles (anges)’ avec luy, que chacun ne véoit pas. » Et dist oultre, ce n’eust esté pour l’amour d’elle et de la aster de paine des gens que la argüoient, elle croit bien plusieurs gens veirent l’ange dessus dit, qui ne l’eussent pas veu.
Interroguée se tous ceulx qui là estaient avec le ray, veirent l’angle (ange), R. Quelle pense que l’arcevesque de Rains, les seigneurs d’Alençon et de la Trémouille et Charles de Bourbon le veirent. Et quand est de la couronne, plusieurs gens d’église et autres la veirent, qui ne virent pas l’angle (ange).
Interroguée de quelle figure, et quel grant (grandeur) estait ledit angle (ange), R. Qu’elle n’en a point congié et demain en respondra.
Interroguée de ceux qui estaient en la campaignie de l’angle, tous d’une mesme figure, R. ils se entre ressembloient volontiers les aucuns et les autres non, en la manière qu’elle les véoit; et les aucuns avaient elles (ailes); et si en avait de couronnés, et les autres non; et y estoient en la compaignie sainctes Katherine et Marguerite, et furent avec l’angle (ange) dessus dit, et les autres angles (anges) aussi, jusque dedans la chambre du roy.
Interroguée comme celluy angle (ange) se départit d’elle, R. Il départit d’elle en celle petite chapelle; et fut bien courroucée de son partement, et pleurait, et s’en fust voulontiers allée avec luy, c’est assavoir son âme.
Interroguée se au parlement elle demeura joyeuse, ou

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effréée et en grand paour, R. « Il ne me laissa point en paour ne effrée; mais estoie courroucée de son partement. »
Interroguée se ce fut par le mérite d’elle que Dieu envoya son angle (ange), R,~Il venait pour grande chose; ce fut en espérance que le roy creust le signe, et qu’on laissast à la argfler, et pour donner secours aux bonnes gens d’Orléans et aussi pour le mérite du roy et du bon duc d’Orléans.
Interroguée pourquoy elle, plus tost que ung autre, R. « Il pleust à Dieu ainsi faire par une simple pucelle, pour rebouter les adversaires du roy. »
Interroguée se il a esté dit à elle où l’angle (ange) avait prins celle couronne, R. Quelle a esté apportée de par Dieu; et qu’il n’a orfaivre en monde qui la sceust faire si belle ou si riche ; et où il la prinst, elle s’en raporte à Dieu, et en sçait point autrement où elle fut prinse.
Interroguée se celle couronne fleurait point bon et avait odeur, et s’elle estoit point reluisant, R. Elle n’a point mémoire de ce; et s’en advisera. Et après dit: elle sent bon et sentira; mais qu’elle soit bien gardée, ainsi qu’il apartient; et estoit en manière de couronne.
Interroguée se l’angle (ange) luy avait escript lectres, R. Que non.
Interrogée quel signe eurent le ray, les gens qui estoient avec luy, et elle, de croire que c’estoit ung angle (ange), R. Que le roy le creust par l’anseignement des gens d’église qui là estoient, et par le signe de la couronne.
Interroguée comme[nt] les gens d’église sceurent que c’estoit ung angle (ange), R. « Par leur séance et par ce qu’ilz estoient clercs. »

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Interroguée d’un prêtre concubinaire, etc., et d’une tasse perdue, répond : « De tout ceje n’en sçayrien, ne oncques n’en ouy parler. »
Interroguée se, quand elle nia devant Paris, se elle l’eust par révélacion de ses voix de y aler, R. Que non; mais à la requeste des gentilzhommes, qui voulaient faire une escarmouche ou une vaillance d’armes, et avait bien entencion d’aler oultre et passer les fossés.
Interroguée aussi d’aler devant La Charité s’elle eust révélacion, R. Que non; mais par la requeste des gens d’armes, ainsi comme autrefois elle a dit.
Interroguée du Pont-l’Evesque, s’elle eust point de révélacion, R. Que [de]puis ce qu’elle oult révélacion à Melun qu’elle serait prinse, elle se raporta le plus du fait de la guerre à la voulenté des cappitaines; et toutes voies ne leur disait point qu’elle avait révélacion d’estre prinse.
Interroguée se ce fut bien fait, au jour de la Nativité de Notre-Dame qu’il estoit feste, de aller assaillir Paris, R. t’est bien fait de garder les festes de Notre-Dame; et en sa conscience luy semble que c’estoit et serait bien fait de garder les festes de Notre-Dame, depuis ung bout jusques à l’autre.
Interroguée s’elle dist point devant la ville de Paris « Rendez la ville de par Jhesus ». R. Que non; mais dist:
« Rendez-la au roi de France. »


14 MARS 1431.

Le mercredi quatorze mars, fr. Jean Lemaître nomme à l’office de greffier Nicolas Taquel, prêtre du diocèse de Rouen, notaire impérial.

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Cinquième interrogatoire secret.

14 MARS.

[A la prison, l’évêque absent.]
Interroguée premièrement quelle fut la cause pour quoy elle saillit de la tour Beaurevoir, R. Qu’elle avait ouy dire que ceulx de Compiègne, tous jusques à l’ange de sept ans, devaient estre mis à feu et à sanc, et qu’elle aymait mieulx mourir que vivre après une telle destruction de bonnes gens; et fut l’une des causes. L’autre qu’elle sceust qu’elle estoit vendue aux Angloys, et eust eu plus cher mourir que d’estre en la main des Angloys, ses adversaires.
Interroguée se ce sault, ce fut du conseil de ses voix, R. Saincte Katherine luy disoit presque tous les jours qu’elle ne saillist point, et que Dieu luy aideroit, et mesmes à ceulx de Compiègne; et ladicte Jehanne dist à saincte Katherine, puisque Dieu aiderait à ceulx de Compiègne, elle y voulait estre. Et saincte Katherine luy dist: « Sans faulte, il fault que prenés en gré, et ne seriés point délivrée tant que aiés veu le roy des Anglais. Et la dicte Jehanne répandait : « Vrayement ! je ne le voulsisse point vair : j’aymasse mieulx mourir que d’estre mise en la main des Angloys »
Interroguée s elle avait dit à saincte Katherine et saincte Marguerite : Laira Dieu (Dieu laissera-t-il) mourir si mauvaisement ces bonnes gens de Compiègne, etc. ? » R. Qu’elle n’a point dit si mauvaisement; mais leur dist en celle manière: « Comme[nt] laira Dieu

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mourir ces bannes gens de Compiègne, qui ont esté et sont si loyaulz à leur seigneur ! »
Item dit que, [de]puis qu’elle fut cheue, elle fut deux ou trois jours qu’elle ne voulait mengier, et mesmes aussi pour ce sault fut grevée tant, qu’elle ne pavait ne boire ne mangier; et toutes voies fut reconfortée de saincte Katherine, qui luy dit qu’elle se confessast, et requérist mercy à Dieu de ce qu’elle avait sailli; et que sans faulte ceux de Compiègne araient secours dedans la Saint-Martin d’yver. Et adoncque se prinst à revenir, et à commencer à mangier; et fut tantoust guérie.
Interroguée, quant elle saillit, s’elle se cuidait tuer, R. Que non, mais en saillant se recommanda à Dieu, et cuidait par le moyen de ce sault, eschaper et évader qu’elle ne fust livrée aux Angloys 1.
Interroguée se, quant la parolle luy fut revenue elle regnoia et malgréa (renia et maugréa) Dieu et ses sains, pour ce que ce est trouvé par l’information, comme disait l’interrogant. R. Qu’elle n’a point de mémoire ou qu’elle soit souvenant, elle ne regnoia au malgréa oncques Dieu ou ses sains, en ce lieu ou ailleurs ; et ne s’en est point confessée, quar elle n’a point de mémoire qu’elle l’ait dit ou fait.
Interroguée s’elIe s’en veult raporter à l’informacion faicte ou à faire, R. « Je m’en raporte à Dieu et non à aultre, et à bonne confession. »
Interroguée se ses voix luy demandent dilacion de respondre, R. Que saincte Katherine iuy respond à la

1. Jeanne ne s’étoit pas lancée dans l’espace, mais elle se laissa choir, dit l’interrogatoire suivant et, en effet, un texte apprend qu’elle avait fait des draps un lien attaché à sa fenêtre et communiquant avec le sol.

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fois, et aucunes fais fault ladicte Jehanne à entendre, pour la turbacion des personnes et par les noises (dis. putes) de ses gardes; et quant elle fait requeste à saincte Katherine et tantoust elle et sainte Marguerite font requeste à Notre-Seigneur, et puis du commandement de Notre.Seigneur donnent responce à la dicte Jehanne.
Interroguée, quant elles viennent, s’il y a lumière avec elles, et s’elle vit point de lumière, quant elle oyt en chastel la voix, et ne sçavoit s’elle estoit en la chambre,
R. Qu’il n’est jour qu’ilz (qu’elles) ne viennent en ce chastel, et [ain]si ne viennent point deux lumières ; et de celle fois ayt la voix, mais n’a point mémoire s’elle vit lumière, et aussi s’elle vit saincte Katherine.
Item dit qu’elle a demandé à ses voix trois choses l’une son expedicion ; l’autre que Dieu aide aux Français et garde bien les villes de leur obéissance ; et l’autre le salut de son âme.
Item requist, se ainsi est, qu’elle soit menée à Paris, qu’elle ait le double de ses interrogatoires et respances, afin qu’elle le baille à ceulx de Paris, et leur puisse dire « Vécy comme j’ayesté interroguée à Rouen, et mes responces» etqu’elle ne sait plus travaillée de tant de demandes.
Interroguée pour ce qu’elle avait dit que Monseigneur de Beauvez ce mectoit (se mettait) en danger de la meictre en cause, et quel danger, et tant de Monseigneur de Beauvais que des autres, R. Quar (que) c’estoit, et est, qu’elle dist à Monseigneur de Beauvez : « Vous dictes que vous estes mon juge, je ne scay se vous l’estes ; mais advisez bien que ne jugés (jugiez) mal, [attendu] que vous vous mectriés en grant danger ; et vous en advertis, afin que se Notre-Seigneur vous en chastie, que je fais mon debvoir de vous le dire. »

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Interroguée quel est ce péril au danger, R. Que saincte Katherine Iuy a dit qu’elle aurait secours, et qu’elle ne sçait se ce sera estre délivrée de la prison, ou quant elle serait en jugement, s’il y vendrait aucun trouble, par quel moien elle pourrait estre délivrée ; et pense que ce sait ou l’un ou l’autre. Et le plus luy dient ses voix: qu’elle sera délivrée par grant victoire ; et après luy dient ses voix: Pran (prends) tout en gré, ne te chaille (soucie) de ton martire, tu t’en vendras enfin en royaulme de paradis » Et ce luy dient ses voix simplement et absoluement, c’est assavoir sans faillir; et appelle ce, martire, pour la paine et adversité qu’elle souffre, en prison, et ne sçait se plus grand souffrera, mais s’en actent (rapporte) à Nostre-Seigneur.
Interroguée se depuis que ses voix luy ont dit qu’elle ira en la fin au royaulme de paradis, s’elle se tient asseurée d’estre sauvée, et qu’elle ne sera point dampnée en enfer, R. Qu’elle croist ce que ses voix luy ont dit qu’elle sera saulvée aussi fermement que s’elle y fust jà. Et quant on luy disait que ceste responce estoit de grant pois, aussi respond elle qu’elle le tient pour ung grant trésor.
Interroguée se après ceste révélacion, elle craist qu’elle ne puisse faire péchié mortel, R. « Je n’en sçay rien, mais m’actend du tout à Notre-Seigneur.»
Et quant à cest article, par ainsi qu’elle tiègne le sérement et promesse qu’elle a fait à Notre-Seigneur, c’est assavoir qu’elle gardast bien sa virginité de corps et âme.

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Déposition de Pierre Daron, procureur.

Ce que je sais pour l’avoir ouï de maintes personnes, c’est que Jeanne faisait merveille dans ses réponses et qu’elle avait une mémoire étonnante. Ainsi, un jour qu’on l’interrogeait sur un point dont elle avait eu à parler auparavant, elle répondit, quoiqu’il y eut huit jours écoulés : « Tel jour j’ai été questionnée » ; ou bien « Il y a huit jours que j’ai été questionnée, là-dessus et voici comme j’ai répandu ». — « Ce n’est pas exact », dit Boisguillaume, un des greffiers. — « Jeanne dit vrai », dirent quelques-uns des assistants. On lut ce qu’elle avait répondu au jour indiqué, et il se trouva que Jeanne avait raison. De quoi elle s’égaya disant à Boisguillaume: « Si une autre fois vous êtes en faute, je vous tirerai l’oreille.


Sixième interrogatoire secret.

MERCREDI 14 MARS 1431, APRÈS MIDI.


[Dans la prison, l’évêque absent.]
Interroguée se il est besoing de se confesser, puisqu’elle croist à larelacion de ses voix qu’elle sera sauvée, R. Qu’elie ne sçait point qu’elle ait péchié mortellement; mais s’elle estoit en péchié mortel, elle pense que saincte Katherine et saincte Marguerite la délesseroient tantost. Et croist, en respondant à l’article précédent: on ne sçait trop nectoyer la conscience.
Interroguée se, depuis qu’elle est en ceste prison, a point regnoye (renié) ou malgréé Dieu, R. Que non

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et que aucunes fois, quant elle dit: « Bon gré Dieu » ou « saint Jehan » ou « Nostre-Dame », ceulx qui peuvent avoir rapporté, ont mal actendu (entendu).
Interroguée se de prendre ung homme à rançon, et le faire mourir prisonnier, ce n’est point péchié mortel, R. Qu’elle ne l’a point fait.
Et pour ce que on lui parlait d’un nommé Franquet d’Arras, qu’on fit mourir à Laigny, R. Qu’elle fut consentante de luy de le faire mourir, se il l’avait deservi (mérité), pour ce qu’il confessa estre murdrier, larron et traictre. Et dit que son procès dura quinze jours, et en fut juge le baillif de Senlis, et ceulx de la justice de Laigny. Et dit qu’elle requérait avoir Franquet pour ung homme de Paris, seigneur de l’Ours 1 ; et quant elle sceut que le seigneur fut mort, et que le baillif luy dist qu’elle voulait faire grant tort à la justice, de délivrer celui Franquet, lors dit-elle au baillif : « Puisque mon homme est mort, que je vouloye avoir, faictes de icelluy ce que debvroyés (devriez) faire par justice. »
Interroguée s’elle bailla l’argent ou fit bailler pour celuy qui avait prins ledit Franquet, R. Qu’elle n’est pas monnayer ou trésorier de France, pour bailler argent.
Et quant on lui a ramentue (rappellé) qu’elle avait assailli Paris ajour de feste; qu’elle avait eu le cheval de monseigneur (l’évêque) de Senlis, qu’elle s’estoit laissée cheoir de la tour de Beaurevair; qu’elle parte habit d’homme; qu’elle estoit consentante de la mort de Franquet d’Arras, s’elle cuide point avoir péchié mortel,

1. Elle dit qu’elle demandait à échanger Franquet contre un Parisien, maître de l’hôtel à l’enseigne de l’Ours (rue Saint-Antoine).

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R. Au premier, de Paris : « Je n’en cuide point estre en péchié mortel, et se je l’ay fait, c’est à Dieu d’en congnoistre, et en confession à Dieu et au presbtre. »
Au second, du cheval de Senliz R. Qu’elle croist fermement qu’elle n’en a point de péchié mortel envers nostre sire, pour ce qu’il [le cheval] se estime à deux cents salus d’or, dont il en oult assignacion; et toutes voies il fut renvoyé au seigneur de la Tremoulle pour le rendre à monseigneur de Senliz; et ne valait rien le dit cheval à chevaucher pour elle. Et si dit qu’elle ne le asta pas de l’évesque; et si dist aussi qu’elle n’estait point contente, d’autre part, de le retenir, pour ce qu’elle ayt que l’evesque en estoit mal content que on avait prins son cheval et aussi pour ce qu’il en valait rien pour gens d’armes. Et en conclusian, s’il fut paié de l’assignacion qui luy fust faicte, ne sçait, ne aussi s’il eust restitucion de son cheval, et pense que non.
Au tiers [point], de la tour de Beaurevoir, R. « Je le faisoye non pas en espérance de moy désespérer (suicider), mais en espérance de sauver mon corps, et de aler secourir plusieurs bonnes gens qui estoient en nécessité ». Et après le sault s’en est confessée, et en a requis mercy Notre-Seigneur, en a pardon de Nostre-Seigneur. Et croist que ce n’estoit pas bien fait de faire ce sault; mais fust mal fait, Item dit qu’elle sçait qu’elle en a pardon par la relacion de saincte Katherine après qu’elle en fut confessée; et que, du conseil de saincte Katherine, elle s’en confessa.
Interroguée s’elle en ault grant pénitence, R. Qu’elle en porta une grant partie, du niai qu’elle se fist en chéant,
Interroguée se, ce mal fait qu’elle fist de saillir, s’elle



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croist que ce fust péchié mortel, R. « Je n’en sçay rien, mais m’en actend à Nostre-Seigneur. »
Au quart [point], elle porte abit d’homme, R. « Puis que je fais par le commandement de nastre Sire, et en san service, je ne cuide point mal faire ; et quant il lui plaira à commander, il sera tantoust mis jus (je le déposerai).


Septième interrogatoire secret.

JEUDI 15 MARS 1431.

[Dans la prison, en présence de l’évêque.]
Après les monicions faictes à elle, et réquisicions que, s’elle a fait quelque chose qui soit contre nostre foy,. qu’elle s’en doit rapporter à la determinacion de l’Église, R. Que ces responses soient veues et examinées par les clercs; et puisque on luy die s’il a quelque chose qui sait contre la foy chrestienne, elle sçara bien à dire par son conseil qu’il en sera, et puis en dira ce que en aura trouvé par son conseil. Et toutes voies, s’il y a rien de mal contre la foy chrestienne que nostre Sire [Dieu] a commandée, elle ne vouldroit [le] soutenir, et serait bien courroucée d’aler encontre,
Item luy fut déclairé l’Église triomphant et l’Église militant, que c’estoit de l’un [et] de l’autre. Item requist que de présent elle se meist en la déterminacion de l’Église de ce qu’elle a fait ou dit, soit bien ou mal, R. « Je ne vous en respondray autre chose pour le présent. »
La dite Jehanne fut requise et Interroguée sous serment,, et d’abord qu’elle dist la manière comme elle cuida
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eschaper du chastel de Beaulieu, entre deux pièces de boys, R. Qu’elle ne fut oncques prisonnière en lieu qu’elle ne se eschappast voulentiers; et elle estant en icelluy chastel, eust canfermé (enfermé) ses gardes dedans la tour, n’eust été le portier qui la advisa et la rencontra.
Item dit, ad ce que il luy semble, qu’il ne plaisait pas àDieu qu’elle eschappast, pour celle fois, et qu’il falloit qu’elle veist le ray des Angloys, comme ses voix lui avaient dit, et comme dessus [est] escript.
Interroguée s’elle a congié de Dieu ou de ses voix de partir de prison toutes les fois qu’il plaira à elle, R. « Je l’ay demandé plusieurs fois, mais je ne l’ay pas encore. »
Interroguée se de présent elle partirait, s’elle véoit son point de partir, R. S’elle véoit l’uis ouvert, elle s’en irait, et se luy seroit le congié de Nostre-Seigneur. Et croist fermement, s’elle véoitl’uys ouvert, et ses gardes et les autres Angloys n’y sceussent résister, elle entendrait que ce serait le congié, et que Nostre Seigneur lui envoyeroit secours; mais sans congié ne s’en irait pas, se ce n’estoit s’elle faisoit une entreprise pour s’en aler, pour sçavoir si nostre Sire (Dieu) en serait content. Elle allègue : « Aide-toy, Dieu te aidera », et le dit pour ce que, selle s’en aloit, que on ne deist pas qu’elle s’en fust allée sans congié.
Interroguée, puis qu’elle demande à oïr messe, que il semble que ce serait le plus honneste qu’elle fust en abit de femme; et pour ce fut interroguée lequel elle aymeroit [mieulx], prendre abit d’homme et non oyr messe, R. Certiffiés-moy de oïr messe, si je suys en habit de femme; et sur ce je vous respondray.
A quoy luy fut dit par l’interrogant: « Et je vous cer-

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tiffie que vous arrez (entendrez) messe, mais [à conditioni que sayés en abit de femme ». R. « Et que dictes-vous, se je ay juré et promis à nastre roy non maictre jus cest abit. Toutes voies je vous respond : Faictes-moy une robe langue jusques à terre, sans queue, et me la baillez à aller à la messe, et puis au retour, je repandroy l’abit que j’ay ».
Et interroguée de prendre du tout l’abit de femme pour aler ouyr messe, respond : « Je me conseilleray sur ce, e puis vous respondray ». Et oultre requist, en l’honneur de Dieu et Notre-Dame, qu’elle puisse ouyr messe en ceste bonne ville.
Et ad ce luy fut dit qu’elle prenge abit de femme simplement et absolument. Et elle répond : « Baillez-moy abit comme une fille de bourgoys, c’est assavoir houppelande longue, et je le prendray, et mesme le chaperon de femme pour aler auyr messe ». Et aussi le plus instamment qu’elle peust, requiert que on luy lesse cet habit qu’elle porte et que on la laisse ouyr messe sans le changier.
Interroguée se de ce qu’elle a dit et faict, elle veult [se] submeictre et supporter en la déterminacion de l’Eglise, respond : « Toutes mes oeuvres et mes fais sont tous en la main de Dieu, et m’en actend à luy, et vous certifie que je ne vouldroie rien faire ou dire contre la foy chrétienne; et se je avaye rien fait ou dit qui fust sur le corps de moy, que les clers sceussent dire que ce fust contre la foy chrestienne que nostre Sire ait establie, je ne [le] vouldroie soutenir, mais le bouteroye hors (je le désavouerais).
Interroguée s’elle s’en vouldroit point submectre ou (à) l’ordonnance de l’Eglise, R. « Je ne vous en respandray

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maintenant autre chose; mais samedi envoyésmay le clerc, se n’y voulés venir, et je luy respandray de ce à l’aide de Dieu, et sera mis en escript ».
Interroguée se, quant ses voix viennent, s’elle leur fait révérence absoluement comme à ung sainct ou saincte, R. Que ouil. Et s’elle ne l’a fait aucunes fois, leur en a crié mercy et pardon depuis. Et ne leur sçait faire si grande révérence comme à elles appartient; car elle croist fermement que ce soient saincte Katherine et Marguerite. Et semblablement dit de saint Michel.
Interroguée pour ce que ès saincts de paradis on fait volontiers oblacion de chandelles, etc., se à ces saincts ou sainctes qui viennent à elle, elle a point fait oblacion de chandelles ardans ou d’autres choses, à l’église ou ailleurs, ou fait dire des messes, R. Que non, se ce n’est en offrant à la messe en la main du presbtre, et en l’onneur de saincte Katherine; et croist que c’est l’une de celles qui se apparust à elle; et n’en a point tant alumé comme elle ferait volontiers à saincte Katherine et Marguerite qui sont au paradis, qu’elle croist fermement que ce sont celles qui viennent à elle.
Interroguée se quant elle meictre ces chandelles devant l’ymaige de saincte Katherine, elle les meict, ces chandelles, en l’honneur de celle qui se apparut à elle, R. « Je le fais en l’onneur de Dieu, de Notre-Dame et de saincte Katherine, qui est au ciel; et ne fais point de différence de saincte Katherine qui est au ciel et decelle qui se apport (apparaît) à moy. »
Interroguée s’eIle le meict en l’onneur de celle qui se apparut à elle, R. Que ouil, car elle ne meict point de différence entre celle qui se apparut à elle et celle qui est au ciel.

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Interroguée s’elle fait et accomplist toujours ce que ses voix lui commandent, R. Que de tout son devoir elle accomplit le commandement de Nostre-Seigneur à elle ‘fait par ses voix, de ce qu’elle en sçait entendre; et ne luy commandent rien, sans le bon plaisir de NostreSeigneur.
Interroguée se en fait de la guerre elle a rien [fait], sans le congié de ses voix, R, « Vous en estes tous respondus [vous en avez la réponse]. Et usés bien votre livre (le procès) et vous le trouverés ». Et toutes voies dit que à la requeste des gens d’armes fut fait une vaillance d’armes devant Paris, et aussi nia devant La Charité à la requeste de son roy; et ne fut contre ne par le commandement de ses voix.
Interroguée se elle fist oncques aucunes choses contre leur commandement et volonté, R. Que ce qu’elle a peu et sceu faire, elle l’a fait et accomply à son pavoir; et quant est du sault du don[j]on de Beaurevoir, qu’elle fist contre leur commandement, elle ne s’en peust tenir; et quant elles veirent sa nécessité, et qu’elle ne s’en scavoit et pavait tenir, elles luy secourirent sa vie et la gardèrent de se tuer. Et dit oultre que, quelque chose qu’elle prist oneques en ses grans affaires, elles l’ont toujours secourue; et ce est signe que ce soient bans esperis.
Interroguée s’elle a point d’autre signe que ce soient bons esperis, R. « Saint Michel le me certifia avant que les voix me venissent ».
Interroguée comme elle congneust que c’estoit saint Michiel, R. « Par le parler et le langage des angles (anges) n; et le croist fermement que l’estoient angles
(anges).



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Interroguée comme elle congneust que c’estoit langaige d’angles (anges), R. Que elle le creust assés tôt, et en .ceste volenté de le croire. Et dit en oultre que saint Michiel, quand il vint à elle, luy dist que sainctes Kathenue et Marguerite vendroient (viendraient) à elle, et qu’elle feist par leur conseil, et estoient ordonnées pour la conduire et conseiller en ce qu’elle avoit à faire ; et qu’elle le creust de ce qu’elles luy diraient, et que c’estoit par le commandement de Notre-Seigneur.
Interroguée de l’Annemy (le diable) se mectoit en fourme ou signe d’angle (ange), camme[nt] elle cougnoistroit que ce fust bon angle ou mauvais angle (ange), R. Qu’elle congnoistroit bien se ce seroit saint Michel, ou une chose contrefaicte comme luy (d’après lui).
Item respant que à la première fais elle fist grant doubte se c’estoit saint Michiel, et à la première fois oult grand paour; et si le vist maintes fois, avant qu’elle sceut que ce fust saint Michiel.
Interroguée pourquoy elle congneust plus tost que c’estoit saint Michiel à la fois que elle creust que c’estoitil, que à la fois première, R. Que à la première fois elle estoit jeune enfant, et oult paour de ce; depuis lui enseigna et monstra tant, qu’elle creust fermement que c’estoit-il,
Interroguée quelle doctrine, il luy enseigna, R. « Sur toutes choses il luy disait qu’elle fust bonne enfant, et que Dieu luy aiderait; et entre les autres choses qu’elle venist au secours du roy de France. Et une plus grande partie de ce que l’angle (ange) lui enseigna est en ce livre (proces); et luy raconta l’ange la pitié qui estoit en royaume de France. »
Interroguée de la grandeur et stature de celluy angle

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(ange), dit que samedi elle en respondra avec l’autre chose dont elle doit respondre, c’est assavoir ce qu’il en plaira à Dieu. Interroguée s’elle croist point grant péchié de courroucer saincte Katherine et saincte Marguerite qui se apparent (apparaissent) à elle, et de faire (agir) contre leur commandement: dit que ouil, qui le sçait [avoir fait doit s’] amender et que le plus qu’elle les courrouçast oncques, à son advis, ce fut du sault de Beaurevair et dont elle leur a crié mercy, et [aussi] des autres offenses qu’elle peust avoir faictes envers elle[s].
Interroguée se saincte Katherine et saincte Marguerite prendraient vengence corporelle pour l’offence, R. Qu’elle ne sçait et qu’elle ne leur a point demandé.
Interroguée, pour ce qu’elle a dit que, pour dire vérité, aucunes fois l’an est pendu; et pour ce, s’elle [se] sçait en elle quelque crime ou faulte, pour quoy elle peust au deust mourir, s’elle le confesserait, R. Que non.


Huitième interrogatoire secret.

SAMEDI 17 MARS.


[Dans la prison.]
Interroguée sous serment de donner response en quelle fourme et espèce, grandeur et habit, vient saint Michiel, R. « Il estoit en la fourme d’un très vray preudomme »; et de l’abit et d’autres choses, elle n’en dira plus autre chose. Quant aux angles (anges), elle les a veus de ses yeux, et n’en aura-t-on plus autre chose d’elle.
Item dit qu’elle croist aussi fermement les ditz et les fais de saint Michiel, qui s’est apparu à elle, comme elle

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croist que Nostre-Seigneur Jeshu-Crist souffrit mort et passion pour nous, et ce qui la meust à le croire, c’est le bon conseil, confort et bonne doctrine qu’il luy a fais et donnés.
Interroguée s’elle se veult [sou]maictre de tous ses diz et fais, soit de bien ou mal, à la déterminacion de nostre mère saincte Eglise, R. Que quant à l’Eglise, et l’aime et la vouidroit soustenir de tout son povoir pour nostre foy chrestienne, et n’est pas elle que on doive destourber ou empescher d’aler à l’église ne de ouyr messe. Quant aux bonnes oeuvres qu’elle a faictes et de son advènement, il faut qu’elle s’en actende au Roy du ciel, qui l’a envoyée à Charles, filz de Charles, roy de France, qui sera roy de France; « et verrés que les Françays gaigneront bien tast une grande besoigne que Dieu envoyeroit aux Français; et tant que il branlera presque tout le royaume de France ». Et dit qu’elle le dit afin que, quant ce sera advenu, que on ait mémoire qu’elle l’a dit.
Et requise de dire le terme, dit : « Je m’en actend à Nostre-Seigneur ».
Interroguée de dire s’elle se rapportera à la déterminacion de l’Eglise, R. « Je m’en rapporte à Nostre-Seigneur, qui m’a envayée, à Notre-Dame et à tous les benoits saincts et sainctes du paradis n. Et luy est advis que c’est tout ung de Nostre-Seigneur et de l’Eglise, et que on n’en doit point faire de difficulté, en demandant pour quoy on fait difficulté que ce ne sait tout ung.
Adonc luy fut dit que il y a l’Eglise triomphant, où est Dieu, les saincts, les angles (anges) et les âmes saulvées. L’Eglise militant, c’est nostre saint Père le Pape, vicaire de Dieu en terre, les cardinaulx, les prélas de l’Eglise et clergiè, et tous bons chrestiens et catholiques; laquelle



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Eglise bien assemblée ne peut errer, et est gouvernée du saint Esprit. Et pour ce, Interroguée s’elle se veult raporter à l’Eglise militant, c’est assavoir c’est celle qui est ainsi déclairée, R. Qu’elle est venue au roy de France de par Dieu, de par la vierge Marie et tous les benoitz
sains et sainctes du paradis, et l’Eglise victorieuse de là hault, et de leur commandement; et à celle Eglise là elle submeict tous ses bons fais, et tout ce qu’elle a fait au à faire. Et de respondre s’elle se submeictra à l’Eglise militant, dit qu’elle n’en respondra maintenant autre chose.
Interroguée qu’elle dit à cel habit de femme que on luy offre, affin qu’elle puisse nier oyr messe, R. Quant à l’abit de femme, elle ne le prendra pas encore, tant qu’il plaira à Nostre Seigneur. Et se ainsi est qu’il la faille mener jusques en jugement, qu’il la faille desvestir
en jugement, elle requiert aux seigneurs de l’Eglise, qu’ils luy donnent la grâce de avoir une chemise de femme et un queuvrechief en sa teste ; qu’elle ayme mieulx mourir que de révoquer ce que Nostre Seigneur luy a fait faire, et qu’elle croist ferméement que Nostre Seigneur ne laira (laissera) à advenir de la meictre si bas, par chose, qu’elle n’ait secours bien tost de Dieu et par miracle.
Interroguée, pour ce qu’elle dit qu’elle porte habit d’omme par le commandement de Dieu, pourquoy elle demande chemise de femme en article de mort, R. Il luy suffist qu’elle soit langue.
Interroguée se sa marraine qui a veu les fées, s’elle est réputée saige femme 1, R. Qu’elle est tenue et ré-

1. Femme instruite.

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putée bonne prude femme, non pas devine ou sorcière.
Interroguée, pour ce qu’elle a dit qu’elle prendrait abit de femme, mais que on la laissast aler, se ce plairait à Dieu, R. Se on luy donnait congié en abit de femme, elle se meictrait tantoust en abit d’omme, et ferait ce qui luy est commandé par Notre Seigneur; et l’a autresfois ainsi respondu, et ne ferait pour rien le sèrement qu’elle ne se armast et meist en abit d’omme, pour faire le plaisir de Nostre-Seigneur.
Interroguée de l’aage et des vestemens de sainctes Katerine et Marguerite, R. « Vous estes respondus de ce que vous en aurez de moi; et n’en airés [aurez) aultre chose; et vous en ay respondu tout au plus certain que je sçay n.
Interroguée s’elle croit point au devant de aujourd’huy que les fées feussent maulvais esperis, R. Qu’elle n’en sçavoit rien.
Interroguée s’elle sçait point que sainctes Katherine et Marguerite haient les Angloys: respond: « Elles ayment ce que Nostre-Seigneur ayme, et haient ce que Dieu hait. »
Interroguée se Dieu hait les Angloys, R. Que de l’amour ou haine que Dieu a aux Angloys. ou que Dieu leur feit à leurs ames, ne sçait rien; mais sçait bien que ilz seront boutez hors de France, excepté ceulx qui y mourront; et que Dieu envoyera victoire aux Français, et contre les Angloys.
Interroguée se Dieu estait pour les Angloys, quand ilz estoient en prospérité en France, R. Qu’elle ne sçait se Dieu hayèt (haïssait) les Français ; mais croist qu’il voulait permectre de les laisser batre pourleurs péchiez, s’ilz y estoient.



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Interroguée quel garand et quel secours elle se actend avoir de Nostre Seigneur, de ce qu’elle porte abit d’homme, R. Que, tant de l’abit que d’autres choses qu’elle a fais, elle n’en a voulu avoir autre loyer, sinon la salvacian de son ame.
Interroguéc queiz armes elle offrit à saint Denis, R. Que [elle offrit] ung blanc humas entier à ung homme d’armes, avec une espée; et la guigna devant Paris.
Interroguée à quelle fin elle les offrit, R. Que ce fut par devocion, ainsi que il est accoustumé par les gens d’armes quant ilz sont bléciés: et pour ce qu’elle avait esté bléciée devant Paris, les offrit a saint Denis, pour ce que c’est le cry de France.
Interroguée se c’estoit pour ce que on les armast (qu’on s’en armât), R. Que non.
Interroguée de quoi servoient ces cinq croix qui estoient en l’espée qu’elle trouva à Saincte-Katherine de Fier-boys, R. Qu’elle n’en sçait rien.
Interroguée qui la meust de faire paindre angles (anges), avecque bras, piés, jambes, vestemens, respond: « Vous y estes respondus ».
Interroguée s’elle les a fait paindre tielz qu’ilz viennent à elle, R. Que elle les a fait paindre tiels en la manière qu’ilz sont pains ès églises.
Interroguée se oncques elle les vit en la manière que ilz furent pains, R. « Je ne vous en diray autre chose ».
Interroguée pourquoy elle n’y fist paindre la clarté qui venoit à elle avec les angles [anges] ou les voix, R. Que il en luy fust point commandé.

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Neuvième interrogatoire secret.

SAMEDI 17 MARS 1431, APRÈS-MIDI.

[Dans la prison].
Interroguée se les deux angles (anges) qui estoient pains en son estaindart représentaient sainct Michel et saint Gabriel, R, Qu’ilz n’y estoient fors seullement pour l’amour de Nostre-Seigneur, qui estoit painct en l’estandart; et dit qu’elle ne fist faire celle représentacion des deux angles (anges), fors seullement pour l’onneur de Notre-Seigneur, qui y estait figuré tenant le mande.
Interroguée se ces deux angles (anges) qui estoient figurés en l’estaindart estoient les deux angles (anges) qui gardent le monde, et pourquoy il n’y en avait plus [pas davantage], veu qu’il lui estoit commandé par Nostre Seigneur, par la voix des sainctes Katherine et Marguerite, qui luy dirent: « Pren estaindart de par le Roy du ciel », elle y fist faire celle figure de Nostre Seigneur et de deux angles[anges], et de couleur, et tout le fist par leur commandement »
Interroguée se alors elle leur demanda se en vertu de celluy estaindart elle gaigneroit toutes les batailles où elle se bouterait, et qu’elle aurait victoire, R. Qu’ilz luy dirent qu’elle le prinst hardiement, et que Dieu luy aiderait.
Interroguée qui aidait plus, elle à l’estaindart, ou l’estaindart à elle, R. Que de la victoire de l’estaindart ou d’elle, c’estoit tout à Nostre Seigneur.
Interroguée de l’espérance d’avoir victoire estoit fou-

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dée en son estaindart ou d’elle, R. « Il estoit fondé en Nostre-Seigneur et non ailleurs ».
Interroguée se ung autre l’eust porté qu’elle se il eust eu aussi bonne fortune comme elle de le porter, R. « Je n’en sçay rien, je m’en actends à Nostre-Seigneur. »
Interroguée se ung des gens de san party luy eust baillé son estaindart à porter; s’elle l’eust porté, s’elle y eust eu aussi bonne espérance comme en celluy d’elle, qui iuy estoit disposé de par Dieu; et mesmement ceiuy de son roy, R. « Je partage plus voulentiers celluy qui m’estait ordonné de par Nostre-Seigneur; et toutes voies du tout je m’en actendoye à Nostre Seigneur ».
Interroguée de quoy servait le signe qu’elle mectoit en ses lectres, Jhesus, Maria, R. Que les clercs escripvans ses lectres luy mectoient; et disaient les aucuns qui (qu’il) luy appartenait mectre ces deux mots Ihesus; Maria.
Interroguée se il luy a point esté révélé, s’elle perdoit sa virginité, qu’elle perdait son car (fortune), et que ses voix ne luy v[i]endroient plus, R. « Cela ne m’a point esté révélé «.
Interroguée, s’elle estoit mariée, s’elle croist point que ses voix luy venissent, R. « Je ne sçay; et m’en actend à Nastre Seigneur n.
Interroguée s’elle pense et croist ferméement que son roy feist bien de tuer ou faire tuer monseigneur de Boum-gangue, R. Que ce fust grand dommaige pour le royaume de France; et quelque chose qu’il y eust entr’eulx, Dieu l’a envoyée au secours du roy de France.
Interroguée, pour ce qu’elle a dit à monseigneur de Beauvez qu’elle respondroit autant à monseigneur et à ses commis, comme elle ferait devant nostre saint père


223.

le Pape, et toutesfois il y a plusieurs interrogatoires à quoy elle ne veult respondre, se elle respondoit point plus pleinement qu’elle ne fait devant monseigneur de Beauvez, R. Qu’elle a respondu tout le plus vray qu’elle a sceu; et s’elle sçavait aucune chose qui luy venist à mémoire qu’elle n’ait dit, elle [le] dirait voulentiers.
Interroguée de l’ange qui apporta le signe à son roy, de quel aaige, grandeur et vestement...
Interroguée se il luy semble qu’elle soit tenue respandre plainement vérité au Pape, vicaire de Dieu, de tout ce que on luy demanderait touchant la foy et le fait de sa conscience, R. Qu’elle requiert qu’elle soit menée devant luy; et puis respondra devant luy tout ce qu’elle devra respondre.
Interroguée se l’un de ses agneaulx (anneaux) où il estoit escript Jhesus Maria, de quelle matière il estoit, R. Elle ne sçait proprement: et s’il est d’or, il n’est pas de fin or; et si ne sçait se c’estoit or ou lectons (laiton)
et pense qu’il y avait trois croix et non autre signe qu’elle saiche, excepté Jhesus Maria.
Interroguée pourquoy c’estoit qu’elle regardoit voulentiers cet anel, quant elle aloit en fait de guerre, R. Que par plaisance et par l’onneur de son père et de sa mère; et elle, ayant son anel en sa main et en son doy, a touché à saincte Katherine qui luy appareist.
Interroguée en quelle partie de ladicte saincte Katherifle, R. « Vous n’en aurés autre chose. »
Interroguée s’elle baisa ou accola oncques sainctes Katherine et Marguerite, R. Elle les a accolez toutes deux.
Interroguée se ilz fleuraient bon, R. « Il est bon à savoir (certainement) et sentaient bon. »

224
Interroguée se, en accolant, elle y sentoit point de chaleur ou autre chose, R. Qu’elle ne les pavait point accoler sans les sentir et toucher.
Interroguée par quelle partie elle les accoloit, au par hault, au par bas, R. Il affiert (convient) mieulx à les accoler par le bas que par le hault.
Interroguée s’elle leur a paint donné de chappeaulx (couronnes de fleurs), R. Que en l’onneur d’elles, à leurs ymaiges au remembrance, ès églises, n’en a point baillé dont elle ait mémoire.
Interroguée quant elle mectoit chappeaulx en l’arbre, s’elle les meictait en l’onneur de celles qui iny appairaient, R. Que non.
Interroguée se quant ces sainctes venaient à elle, «‘elle leur faisait point révérence, comme de se agenouillier et incliner, R. Que ouil, et le plus qu’elle pavait leur faire de révérence, elle leur faisoit ; que elle sçait que ce sont qui sont celles, en royaume de paradis.
Interroguée s’elle sçait rien de ceulx qui vont à l’eure avec les fées, R. Qu’elle n’en fist oncques, on sceust quelque chose, mais a bien ouy parler, et que on y aloit le jeudi, mais n’y crois point, et croist que ce soit sorcerie.
Interroguée se on fist point flatter au tournier san estaindart au tour de la teste de son ray, R. Que non qu’elle saiche.
Interroguée pourquoy il fut plus porté en l’église de Raims, au sacre, que ceuix des autres capitaines, R. « Il avoit esté à la paine, c’estoit bien raison qu’il fût à l’onneur! »

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Lettre de trois gentilshommes angevins adressée le jour du sacre à la reine de France et à la reine sa mère.

Nos souveraines et très redoubtées dames, plaise vous sçavoir que yer le roy arriva en ceste ville de Rains, au quel il a trouvé toute et pleine obéissance. Aujourd’hui a esté sacré et couronné; et a esté moult belle chose avoir le beau mystère, car il a esté auxi solempnel et accaustré de toutes les besongnes y appartenans, auxi bien et si convenablement pour faire la chose, tant en abis royaux et autres choses à ce nécessaires, comme s’il eust mandé un an auparavant; et y a eu autant de gens que c’est là chose infinie à escrire, et auxi la grande joye que chacun en avait.
Messeigneurs le duc d’Alençon, le comte de Clermont, le comte de Vendosme, les seigneurs de Lavai et de La Trémoille, y ont esté en abis royaux, et monseigneur d’Alençon a fait le roy chevalier, et les dessusditz représentaient les pairs de France ; monseigneur d’Albret a tenu l’espée durant ledit mystère devant le roy; et pour les pairs de l’Église y estoient avec leurs croces et mitres messeigneurs de Rains et de Chalons, qui sont pairs; et en lieu des autres, les évêques de Séez et d’Orléans et deux autres prélas, et mondit seigneur de Rains y a fait ledit mystere et sacre qui lui appartient.
Pour aller querir la sainte ampolle en l’abaye de Saint Remy et pour l’apporter en l’église de Nostre-Daine, où a esté fait le sacre, furent ordonnez le mareschal de Bossac, les seigneurs de Rays, Graville et l’admirai, avec

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leurs quatre bannières que chacun portait en sa main, armez de toutes pièces et à cheval, bien accompagnez pour conduire l’abbé dudit lieu, qui apportoit ladite ampalle; et entrèrent à cheval dans ladite grande église et descendirent à l’entrée du choeur, et en cet estat l’ont rendue après le service en ladite abaye; lequel service a duré depuis neuf heures jusqu’à deux heures. Et à l’heure où le roy fut sacré, et auxi quand l’on lui assist la couronne sur la teste, tout homme cria : Noël !! et trompettes sonnèrent en telle manière qu’il semblait que les voultes de l’église se deussent fendre.
Et durant ledit mystère, la Pucelle s’est tousjours tenue joignant le roy, tenant son estandart en la main. Et estoit moult belle chose de voir les belles manières que tenait le roy et auxi la Pucelle. Et Dieu sache si vous y avez esté souhaitées.
Demain s’en doibt partir le roy tenant son chemin vers Paris. La Pucelle ne fait doubte qu’elle ne mette Paris en obéissance.
Nos souveraines et redoubtées dames, nous prions le benoist Saint-Esprit qu’il vous donne bonne vie et longue.
Escript à Rains, ce dimanche XVIIe de juillet.

Vostres humbles et obéissants serviteurs

BEAUVEAU, MOREAL, LUSSÉ.



TRENTE-UNIÈME SÉANCE DU PROCÈS

DIMANCHE DE LA. PASSION, 18 MARS.


Les écritures du procès sont communiquées aux assesseurs à la fin de l’es étudier et examiner.


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TRENTE-DEUXIÈME SÉANCE

JEUDI 22 MARS.


On décide qu’il sera rédigé un résumé par articles.

TRENTE-TROISIÈME SÉANCE

SAMEDI 24 MARS.


Dans la prison de Jeanne, en présence de l’évêque, du vice-inquisiteur et six assesseurs, le greffier Guillaume Manchon donne lecture en langue française à Jeanne du registre des interrogatoires et réponses.
Pendant ladite lecture Jeanne dit que son surnom était d’Arc ou Rommée et que dans son pays les filles portaient le nom de leur mère. Elle ajouta qu’on lût tout de suite les demandes et les réponses, et que ce qui serait lu sans contradiction de sa part elle le tenait pour vrai et confessé.
Sur l’article de prendre l’habit de femme, elle dit:
« Donnez-moi une robe de femme pour aller chez ma mère, et je m’en habillerai ». Elle dit cela pour être mise dehors, et qu’une fois dehors elle aviserait à ce qu’elle aurait à faire.
Finalement, après lecture elle confessa qu’elle croyait avoir dit tout ce qui venait d’être lu, sans y contredire,

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TRENTE-QUATRIÈME SÉANCE

DIMANCHE 25 MARS.


A la demande formulée plusieurs fois par Jeanne et renouvelée la veille d’ouïr la messe en raison de la solennité des Rameaux, l’évêque et ses assesseurs apposent l’obligation de revêtir l’habit de femme tel que le partent les femmes du lieu de sa naissance. Jeanne réitère sa demande d’entendre la messe avec ses vêtements d’homme et de recevoir l’eucharistie le jour de Pâques. A trois objurgations nouvelles elle répond qu’elle ne peut quitter encore l’habit d’homme. « Il lui fut dit enfin qu’elle se consultât avec ses voix pour se remettre en femme, afin de pouvoir communier à Pâques. R. Qu’elle ne communiera pas en cette condition. Elle prie qu’on la laisse entendre la messe dans l’habit qu’elle porte, cet habit ne changeant pas son âme et n’ayant rien de contraire à l’Eglise ».


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PROCÈS ORDINAIRE
JUGEMENT ET MONITIONS

LUNDI 26 MARS.


Il est décidé que le lendemain commencera le procès ordinaire suivant le procès préparatoire.

MARDI 27 MARS.


Le promoteur Jean d’Estivet expose san réquisitoire et remet au tribunal l’acte d’accusation. La requête est mise en délibération aussitôt en présence de Jeanne.
L’évêque offre ensuite à ladite Jeanne de lui désigner et attribuer un conseil.
« A quoi ladite Jehanne respondit: Premièrement de ce que [vous m’] admonnestez [pour] mon bien et de nostre foy, je vous mercye et à toute la compagnie aussi. Quant au conseil que me offrés, aussi je vous mercye, mais je n’ay point de intencion de me départir du conseil de Notre-Seigneur. Quant au sèrement que voulés que je face, je suis preste de jurer dire vérité de tout ce qui touchera vostre procès. Et elle jura en touchant les saints évangiles. »
Maître Thamas de Courcelles commence l’exposé des

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articles ou lecture de l’acte d’accusation, en français. Cette lecture occupe les Séances du mardi 27 et du mercredi 28 mars. Il requiert que par l’évêque et le vice-inquisiteur « ladite Jeanne soit prononcée et déclarée sorcière et sortilège, devineresse, fausse prophétesse, invocatrice et conjuratrice des malins esprits, superstitieuse, impliquée et adonnée aux arts magiques, mal sentant dans et de notre foy catholique, schismatique en l’article [du droit canon] Unam sanctam 1 et plusieurs autres; douteuse, déviée, sacrilège, idolâtre, apostate de la foi; maldisante et malfaisante, blasphématrice envers Dieu et ses saints; séditieuse, perturbatrice et impéditive de la paix, excitatrice aux guerres, cruellement avide de sang humain et incitatrice à le répandre; abandonnant sans vergogne toute décence et convenance de son sexe, usurpant impudemment un habit difforme et l’état d’homme d’armes ; par ces motifs et autres, abominable à Dieu et aux hommes; prévaricatrice des lois divine, naturelle, et de la discipline de l’Eglise ; séductrice de princes et de populaires, en permettant et consentant, au mépris et dédain de Dieu, qu’elle fust vénérée et adorée; en donnant ses mains et ses vêtements à baiser; usurpatrice du culte et des honneurs divins; hérétique ou du moins véhémentement suspecte d’hérésie ; et que sur et pour ces faits, conformément aux sanctions divines canoniques, elle soit punie et corrigée ».
Nous ne pouvons reproduire cet acte d’accusation qui n’est qu’un perpétuel mensonge. Les réponses de Jeanne s’y trouvent travesties avec une impudence qui confond.

1. Il s’agit d’une décrétale de Boniface VIII. Elle fait partie des « Extravagantes».


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Nous allons en citer un passage pris au début. Qu’on se rappelle l’interrogatoire public du 24 février et les dépositions des témoins dont nous l’avons fait suivre, on verra alors ce que devient la cause présentée par le promoteur.
« Item ladite Jeanne avait coutume de fréquenter lesdits arbre et fontaine [de Domremy] et souvent de nuit; quelquefois de jour, principalement aux heures des offices, afin d’y être seule; elle a pris part à des rondes qui s’opéraient en dansant à l’entour; ensuite elle appendait aux branches de l’arbre des guirlandes formées de diverses herbes et fleurs, en disant et chantant auparavant, ainsi qu’après, certains poèmes et chansons, accompagnés d’invocations, sortilèges et de maléfices; desquelles guirlandes le lendemain matin il ne se retrouvait plus rien ».
Devant cette explosion d’inepties, Jeanne répond tranquillement « qu’elle s’en réfère à sa réponse précédente [qu’elle n’en a jamais rien su ni rien fait] ; quant au reste de ce qui est contenu audit article, nie ».
Nous ferons comme Jeanne, nous écarterons ce ramas dans lequel la niaiserie le dispute à l’impudence, et nous ne relèverons que quelques réponses qui ajoutent une lumière au procès et à la psychologie de la jeune fille.

Requise de dire le Credo. R. Demandez à mon confesseur à qui je l’ai dit.

Ladite Jeanne attribue à Dieu, à ses anges et à ses saints, des prescriptions qui sont contraires à l’honnêteté féminine, prohibées par la loi divine, abominables à Dieu et aux hommes et interdites par les sanctions ecclésias-


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tiques sous peine d’excommunication; comme de revêtir des habits d’homme courts, brefs et dissolus, tant en vêtement de dessous et chausses, que autres. D’après le même précepte, elle a mis quelquefois des vêtements somptueux et pompeux, d’étoffes précieuses et drap d’or, de fourrures, et non seulement elle s’est habillée de robes courtes (huques), mais aussi de tabards (paletots flottants) et de robes fendues de chaque côté. Il est notaire qu’elle fut prise portant une huque de drap d’or ouverte de chaque côté, coiffée de chapeaux ou bonnets d’hommes ; les cheveux tondus en rond à la manière des, hommes; généralement et au mépris de la vergogne de son sexe, et non seulement elle s’est habillée d’une manière qui blessait toute pudeur féminine, mais même celle qui convient à des hommes bien morigénés; elle a usé de tous les affublements et vêtements par lesquels se distinguent les hommes les plus dissolus ; et cela en portant aussi des armes invasives... R. « Vous en estes assés respondus. »



TRENTE-NEUVIÈME SÉANCE

SAMEDI SAINT, 31 MARS.


[Interrogatoire dans la prison sur divers points touchant lesquels Jeanne avait différé de répondre.]
1° Interroguée s’elle se veult rapporter au jugement de l’Eglise qui est en terre, de tout ce qu’elle a dit on fait, soit bien ou mal, spécialement des cas, crimes et délia que on luy impute, et de tout ce qui touche son procès,

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R. Que de ce que on luy demande elle s’en raportera à l’Eglise militante, pourveu que elle ne iuy commande chose impossible à faire. Elle appelle ce qu’elle répute impossible, c’est que les fais qu’elle a diz et fais, déclairez au procès des visions et révélacions qu’elle les a faictes de par Dieu, et ne les révoquera pour quelque chose ; et de ce que Notre Sire luy a fait faire et commandé et commandera, et ne le lesra pour homme qui vive, et luy seroit impossible de les révoquer. Et en cas que l’Eglise lui vouldroit faire faire autre chose au contraire des commandements qu’elle dit à luy fait, elle ne le ferait pour quelque chose.
Interroguée se l’Eglise militant luy dit que ses revelacions sont illusions ou choses dyaboliques, au supersticions, ou mauvaises choses, elle s’en raportera à l’Eglise, R. Qu’elle raportera à Nostre Seigneur, duquel elle fera toujours le commandement, et qu’elle sçait bien que ce qui est contenu en son procès, qu’il est venu par le commandement de Dieu ; et ce qu’elle a affermé [au]dit procès avoir fait du commandement de Dieu, luy serait impossible faire le contraire. Et en cas que l’Eglise militante luy commanderait faire le contraire, elle ne s’en rapporterait à homme du monde, fors à Nostre Seigneur, qu’elle ne feist tousjours son bon commandement.
Interroguée s’elle croist point qu’elle soit subjecte à l’Eglise qui est en tout, c’est assavoir à nostre saint père le pape, cardinaulx, arcevesques, évesques et autres prélas d’Eglise, R. Que ouil, Nostre Sire premier servi.
Interroguée s’elle a commandement de ses voix qu’elle se submecte point à l’Eglise militant, qui est en terre, ni au jugement d’icelie, R. Qu’elle ne respond chose qu’elle prengne en sa teste, mais ce qu’elle respand,


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c’est du commandement d’icelle ; et ne commande point qu’elle ne obéisse à l’Eglise, Nostre Sire premier servi.
Interroguée se à Beaurevoir et Arras, on ailleurs, elle a point eu de limes, respond « Se on en a trouvé sur moy, je ne vous ay autre chose à respondre. »
Cela fait, nous nous sommes retirés.


SÉANCES 40e, 41e ET 42e

2, 3, 4 AVRIL 1431.

Il est fait un résumé de l’accusation sous forme de douze articles qui comprennent sommairement et compendieusement beaucoup des dits et assertions de l’accusée.

QUARANTE-TROISIÈME SÉANCE

5 AVRIL 1431.

Les douze articles destinés à servir de base aux consultations et à la condamnation sont transmis aux consulteurs, mais non à l’accusée. Certains commandements qu’on avait jugé convenable d’y introduire furent omis, ainsi qu’il ressort d’une pièce produite par le greffier Manchon au procès de réhabilitation, laquelle pièce contient les corrections et additions proposées.
ARTICLE I. — Et d’abord une femme dit et affirme que, lorsqu’elle avait treize ans ou environ, elle a vu de ses yeux corporels saint Michel qui la consolait et quelque


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fois saint Gabriel, lesquels tous deux lui apparurent en effigie corporelle, Quelquefois aussi elle vit une grande multitude d’anges. Depuis, saintes Catherine et Marguerite se sont fait voir corporellement à cette femme. Elle les voit chaque jour, entend leurs voix, les a embrassées et baisées, les touchant sensiblement et corporellement. Elle a vu les têtes desdits anges et saintes ; d’autres parties de leur personne, ou de leurs vêtements, elle n’a rien voulu dire. Lesdites saintes lui ont plusieurs fois parlé près d’une fontaine, située près d’un grand arbre, appelé communément l’arbre des fées. La renommée court au sujet de ces arbres et fontaine que les dames fées les hantent et que des fiévreux y vont, quoique ce soit profane, pour recouvrer la santé. Là et ailleurs elle a révéré lesdites saintes et leur a fait révérence.
De plus, elle dit que ces saintes apparaissent et se montrent à elle couronnées de couronnes très belles et précieuses. Depuis ce moment, et à plusieurs reprises, elles disent à cette femme, par ordre de Dieu, qu’il lui fallait se rendre auprès d’un prince séculier, promettant que par la main de cette femme et de son assistance ledit prince recouvrerait à force d’armes un grand domaine temporel, ainsi que sa glaire mondaine, et aurait victoire de ses adversaires; que ce prince la recevrait et lui donnerait à cet effet un commandement militaire. Elles lui prescrivirent, de la part de Dieu, de s’habiller en homme, ce qu’elle a fait et continue si persévéramment qu’elle a déclaré aimer mieux mourir que de quitter cet habit. Elle a fait cette déclaration tantôt pure et simple, tantôt en ajoutant: à moins d’un exprès commandement de Dieu. Elle a également préféré être privée des sacrements et de l’office divin en temps prescrit par l’Eglise,

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plutôt que de quitter l’habit d’homme et prendre celui de femme. Ces saintes l’auraient également favorisée pour s’éloigner, âgée de dix-sept ans, de la maison paternelle, à l’insu et contre le gré de ses parents, pour se mêler aux gens d’armes, vivant avec eux de jour et de nuit, sans avoir jamais, ou rarement, aucune femme auprès d’elle.
Les mêmes saintes lui ont dit et prescrit beaucoup d’autres choses, pour lesquelles elle se dit envoyée par Dieu et par l’Eglise triomphante, l’Église victorieuse des saints qui jouissent déjà de la béatitude, auxquels elle, soumet toutes ses louables actions. Quant à l’Eglise, elle a différé et refusé de s’y soumettre, elle, ses dits et faits quoiqu’elle ait été impérativement avertie et requise; disant qu’il lui était impossible de faire le contraire de ce qu’elle a affirmé dans son procès, par ordre de Dieu, et qu’elle ne s’en rapportera à la détermination ou jugement d’aucun être vivant. Elles lui ont, dit-elle, révélé qu’elle obtiendra la glaire des bienheureux avec le salut de son Lime, si elle garde sa virginité, qu’elle leur a vouée la première fois qu’elle les a vues et entendues.
ARTICLE II. — Item elle dit que son prince a été instruit par un signe, de sa mission. Ce signe fut que saint Michel s’approcha dudit prince, en compagnie d’une multitude d’anges, les uns couronnés, les autres ailés, ainsi que saintes Catherine et Marguerite. L’ange et cette femme marchaient ensemble sur terre par les chemins, les escaliers et la chambre, ‘tout le long du parcours, suivis des autres anges ou saintes. Un ange remit audit prince la couronne très précieuse d’or, et s’inclina devant lui en faisant révérence. Une fois elle a dit que lors de cette réception merveilleuse son prince était seul, ayant seule-

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ment de la compagnie à quelque distance; une autre fois, à ce qu’elle croit, un archevêque reçut le signe ou couronne et le transmit audit prince en présence et à la vue de divers seigneurs laïques.
ARTICLE IV. — Item elle a reconnu et constaté que celui qui la visite est saint Michel, par le bon conseil, le réconfort, la banne doctrine qu’il lui donne et fait; aussi parce qu’il se nomme et dit: « Je suis saint Michel.» Semblablement, elle connaît distinctement l’une et l’autre saintes Catherine et Marguerite, parce qu’elles se nomment et la saluent. C’est pourquoi elle croit en saint Michel qui lui apparaît ainsi. Elle écrit que les paroles dudit saint sont bonnes et vraies, comme elle croit que Notre-Seigneur Jésus-Christ a souffert et est mort pour notre rédemption.
ARTICLE V. — Item elle dit et affirme qu’elle est sûre, de certains événements futurs et pleinement contingents, qu’ils arriveront, comme elle est certaine de ce qu’elle voit actuellement devant elle. Elle se vante d’avoir et avoir eu connaissance de choses cachées, par les révélations verbales de ses voix : par exemple, qu’elle sera délivrée des prisons et que les Français feront en sa compagnie un fait plus beau qu’il n’a jamais été fait par toute la chrétienté. Elle a connu par révélation, sans autre instruction, des gens quelle n’avait jamais vus; elle a révélé et manifesté une épée cachée.
ARTICLE V. — Item elle dit et affirme que du commandement de Dieu et de son bon plaisir elle a pris, porté, continuellement porte et revêt habit d’homme. Depuis elle a dit: que Dieu lui ayant ordonné de porter l’habit d’homme, il lui fallait avoir robe courte, chaperon, gippon, braies et chausses à aiguillettes, cheveux coupés


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en rond au-dessus des oreilles, ne gardant rien de son sexe que ce que la nature lui a donné. Dans cet habit elle a reçu plusieurs fois l’Eucharistie. Elle a refusé de le quitter comme il est dit ci-dessus. Elle a ajouté que si elle retournait en habit d’homme et armée comme avant sa prise, ce serait le plus grand des biens qui pût advenir au -royaume de France; que pour rien au monde elle ne s’engagerait à ne pas le faire, obéissant à Dieu et à ses ordres.
ARTICLE VI. — Item elle confesse et affirme qu’elle a fait écrire beaucoup de lettres, dont quelques-unes portaient ces noms Jhesus Maria, avec le signe de la croix, Quelquefois elle mettait une croix et alors elle ne voulait pas que l’on fît ce que mandait la dépêche. En d’autres elle dit qu’elle ferait tuer ceux qui n’obéiraient pas, et que « l’on verrait aux coups de quel côté est le droit divin du ciel ». Souvent elle dit qu’elle n’a rien fait que par révélation et ordre de Dieu,
ARTICLE VII. — Item elle dit et confesse que, à l’âge de dix-sept ans environ, elle, spontanément et par révélation, alla trouver un écuyer qu’elle n’avait jamais vu ; quittant ainsi la maison paternelle contre la volonté de ses parents qui demeurèrent presque fous à la première nouvelle de son départ. Elle le requit de la conduire ou faire conduire, au prince susdit. L’écuyer, capitaine alors, lui donna sur sa demande un costume masculin, ainsi qu’une épée, et la fit conduire par un chevalier, son écuyer et quatre compagnons d’armes. Arrivés devant le prince, elle lui dit qu’elle voulait guerroyer contre ses adversaires. Elle lui promit de le mettre en grande domination, qu’elle vaincrait ses ennemis et qu’elle était envoyée du ciel. La prévenue affirme qu’en agissant ainsi elle a bien fait et par révélation divine.


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ARTICLE VIII. — Item dit et confesse que elle-même, personne ne la contraignant ni forçant, se précipita d’une tour très haute, préférant mourir plutôt que de se voir livrée aux mains de ses adversaires et que de survivre à la destruction de Compiègne. Dit aussi qu’elle ne put se soustraire à cette action; et cependant saintes Catherine et Marguerite susdites le lui avaient défendu, et elle dit que c’est grand péché de les offenser. Mais elle sait bien, dit-elle, que ce péché lui a été remis depuis qu’elle s’en est confessée. Elle dit en avoir eu révélation.
ARTICLE IX. — Item que lesdites saintes lui promirent de la conduire au paradis, si elle conservait bien la virginité qu’elle leur a vouée, tant de corps que d’âme. Elle en est aussi sûre que si elle était déjà dans la gloire des bienheureux. Elle ne pense pas avoir fait acte de péché mortel, car, à son avis, si elle y était, saintes Catherine et Marguerite ne la visiteraient pas comme elles font chaque jour.
ARTICLE X. — Item que Dieu aime certains [princes] déterminés et nommés encore errants, et les aime plus qu’il n’aime ladite femme. Elle le sait par révélation desdites saintes, qui lui parlent français et non anglais, n’étant pas du parti de ces derniers. Depuis qu’elle a su par révélation que ses voix étaient pour le prince susdit, elle n’a pas aimé les Bourguignons.
ARTICLE XI. — Item qu’elle a plusieurs fais fait révérence aux voix et esprits susdits, qu’elle appelle Michel, Gabriel, Catherine et Marguerite, se découvrant la tête, fléchissant les genoux, baisant la terre sous leurs pas, leur vouant sa virginité, quelquefois embrassant, baisant Catherine et Marguerite. Elle les a touchées sensiblement et corporellement, leur a demandé conseil et

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secours, les a invoquées ; quoique non invoquées, elles la visitent souvent. A acquiescé et obéi à leurs conseils et commandements, et cela dès le principe, sans demander Conseil à quiconque, tel que père, mère, curé, prélat au autre ecclésiastique. Néanmoins, croit fermement que sesdites révélations viennent de Dieu et par son ordre. Elle le croit aussi fermement que la foi et que Notre-Seigneur Jésus-Christ a souffert et est mort pour nous; ajoutant que si un malin esprit lui apparaissait, qui feignît être saint Michel, elle saurait bien discerner s’il est saint Michel, ou non. Dit que sans être contrainte ou requise aucunement, elle a juré à saintes Catherine et Marguerite, qui lui apparaissent, qu’elle ne révélerait pas le signe de la couronne à donner au prince vers qui elle était envoyée. A la fin ajoute : à mains de permission de le faire.
ARTICLE XII. — Item que si l’Eglise lui commandait d’agir contre le précepte qu’elle dit avoir reçu de Dieu, elle ne le ferait pas pour chose quelconque, affirmant que ses actes incriminés sont l’oeuvre de Dieu et qu’il lui serait impossible de faire le contraire. Elle ne veut s’en référer là-dessus à la détermination de l’Eglise militante ni d’aucun homme du monde, mais seulement à Notre-Seigneur Dieu, dont elle accomplira toujours les préceptes, principalement en ce qui concerne ces révélations et les actes qui lui ont été ainsi inspirés. Dit qu’elle n’a pas pris sur sa tête ces réponses, mais par les préceptes de ses voix et par leurs révélations. Lui a été cependant plusieurs fais déclaré par les juges et autres présents l’article Unam sanctam Ecclesiam catholicam, en lui exprimant que tout fidèle accomplissant le voyage d’ici-bas est tenu d’y obéir, de soumettre ses faits et dits à

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l’Eglise militante, principalement en matière de foi et qui touche à la doctrine sacrée, ainsi qu’aux sanctions de l’Eglise.

QUARANTE-QUATRIÈME SÉANCE

JEUDI 12 AVRIL 1431.




Sur les douze articles précités ont délibéré en la chapelle du logis épiscopal les seize docteurs et six bacheliers en théologie dont les noms suivent: Erard Ermengard président, Jean Beaupère, Guillaume Lebouchier, Jean de Touraine, Nicolas Midi, P. de Miget, prieur de Longueville, M. du Quesnoy,J. deNibat, P. deHoudenc, J. Lefèvre ou Fabri, P. Maurice, Guill. Théraade, G. Feuillet, Richard Dupré et Jean Charpentiers, docteurs; — G. Haiton, N. Coppequesne, Is. de la Pierre, Th. de Courcelles, bachéliers; — Raoul Sauvage, licencié ; —N. Loyseleur, maître ès arts.
Les susdits ont délibéré ce qui suit:
« Nous disons que, ayant diligemment considéré, conféré et pesé la qualité de la personne, ses dits, faits, apparitions, la fin, la cause, leurs circonstances, et tout ce qui est contenu dans les documents communiqués, il est à penser que ces apparitions et révélations qu’elle se vante et affirme avoir eues de Dieu, par les anges et les saintes, n’ont pas eu lieu comme il vient d’être dit, mais que ce sont bien plutôt des fictions d’invention humaine en procédant du malin esprit ; qu’elle n’a pas eu des signes suffisants pour y croire et savoir; qu’il y

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a dans lesdits articles des mensonges fabriqués ; des invraisemblances légèrement admises par cette femme; des divinations superstitieuses ; des actes scandaleux et irréligieux; des dires téméraires, présomptueux, pleins de jactance ; blasphèmes envers Dieu et les saints
impiété envers les parents ; quelques-uns non conformes au précepte d’aimer son prochain ; idolâtrie ou au moins fiction erronée ; propositions schismatiques de l’unité, de l’autorité et du pouvoir de l’Eglise ; malsonnantes et véhémentement suspectes d’hérésie.
« En croyant que ses apparitions sont saints Michel, Catherine et Marguerite, en croyant que leurs dits et faits sont bans comme elle croit en la foi chrétienne, elle mérite d’être tenue pour suspecte d’errer en la foi, car si elle entend que les articles de la foi ne sont pas plus sûrs que ses visions, elle erre en la foi. Dire aussi, comme dans les articles V et I, qu’en ne recevant pas les sacrements, etc., elle a bien fait, c’est blasphémer Dieu et errer en la foi ».
La délibération des docteurs sert de base à celles d’autres gens d’Eglise dont les adhésions se succèdent à partir du 13avril.
Denis Gastinel, chanoine, estime que « l’inculpée est infectée, suspecte en la foi,, véhémentement erronée,. schismatique, hérétique, entachée de doctrine perverse, contraire aux bannes moeurs, à la décision de l’Eglise, aux conciles généraux, saints canons, lais civiles, humaines ou politiques ; séditieuse, injurieuse à Dieu, à l’Eglise et à tous. les fidèles ;... Si elle s’amende... la prévenue doit être abandonnée au bras séculier pour expier son crime. Si elle abjure, qu’il lui soit accordé le bénéfice de l’absolution ; et, selon la coutume, qu’elle soit renfermée

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en prison, nourrie du pain de douleur et de l’eau d’angoisse pour pleurer ses fautes et ne plus les commettre. »
Jean Basset, chanoine, official de Rouen, adresse une consultation tout à fait normande : « Je n’ai que peu ou rien à dire sur une matière si grande en la foi, si ardue, si difficile, surtout en ce qui touche les révélations. Toutefois, sauf protestation, et sous votre correction, voici ce que je crois devoir dire:
« Sur les révélations, ce que dit cette femme est divinement passible; mais comme elle n’en justifie pas par miracles avérés ni par le témoignage de la sainte Ecriture, elle ne doit pas être crue. »
Le reste est à l’avenant.
Gilles, abbé de Fécamp. « Vous désirez avoir ma délibération. Mais après tant et de tels docteurs, que leurs pareils ne sont peut-être pas trouvables dans l’univers, que peut concevoir mon ignorance ou mon élocution inérudite enfanter? A peu près rien. Je m’arrête donc avec eux tous en tout ; j’adhère à leurs délibérations, en y ajoutant mes protestations et soumissions préalables et accoutumées. »

QUARANTE-CINQUIÈME SÉANCE

MERCREDI 13 AVRIL 1431.


J. Guesdon, dominicain.., s’associe aux théologiens réunis au logis de l’évêque.
Jean Maugier, chanoine, qualifie l’opinion des mêmes théologiens « bonne, juste, sainte, plausible, conforme

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aux sacrés canons, aux sanctions canoniques, aux sentences de nos docteurs ».
Jean Brullot, chanoine et chantre, « attendu les motifs qui le doivent rattacher à l’opinion de mes maîtres et supérieurs unanimes et nombreux », attendu quelques autres raisons assurément de moindre prix, acquiesce à l’opinion des théologiens.
Nicolas de Vendères, archidiacre d’Eu. « Dis et tiens que messeigneurs et maîtres ont bien, pieusement et doucement procédé. »
Gilles Deschamps, chanoine ; Nicolas Caval, chanoine; Robert Barbier, chanoine; Jean Alépée, chanoine ; Jean Hulot de Châtillon, chanoine; Jean de Bonesque, aumônier de l’abbaye de Fécamp ; Jéan Guarin, chanoine; le vénérable chapitre de l’Eglise de Rouen ; Aubert Morel et Jean du Chemin, avocats de la cour de l’officialité de Rouen ; onze avocats de la cour de Rouen ; Philibert de Montjeu, évêque de Cautances; Zanon de Castiglione, évêque de Lisieux; Nicolas, abbé de Jumièges; Guillaume, abbé de Cormeilles, et plusieurs autres font preuve de la même servilité et réclament des peines ou moins sévères.
Toutes ces consultations se placent entre le 13 avril et le 13 mai. Deux d’entre elles méritent une particulière attention : c’est d’abord celle de Philibert de Montjeu, évêque de Coutances, qui écrit ce qui suit: « Après de si grands docteurs consultés, je réponds à la requête de Votre Paternité en vous donnant, du moins mal que je puis, mon sentiment, en m’abstenant de qualifier chaque point, afin qu’il ne semble pas que je veuille en remontrer à Minerve.
« Assurément, je pense que cette femme a un esprit

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subtil, enclin au mal, agité par un instinct diabolique et vide de la grâce de l’Esprit saint. Témoin saint Grégoire, et si l’on considère les dires de cette femme, il y a deux signes qui attestent la présence de la grâce, et dont manque évidemment cette femme... Si elle révoque ce qu’elle doit révoquer, il faut la conserver sous bonne garde jusqu’à ce que sa correction et amendement soient bien manifestés. Si elle refuse, il faut la traiter en hérétique opiniâtre. »
L’évêque de Lisieux, un Milanais ayant nom Zanoni, répond en ces termes : « Je ne vois pas dans l’inculpée les signes ou indices d’une admirable sainteté, ni d’une vie exemplaire... Je dis que, attendu la basse condition de la personne, attendu ses assertions ou propos pleins de fatuité ou de folies présomptueuses, la forme et le made de ses visions, etc., il est à présumer que de deux choses l’une: ou ce sont illusions et fallaces des démons, qui dans les bois se déguisent en anges et entre temps s’affublent des apparences et ressemblances de diverses personnes: ou ce ne sont que mensonges, inventés et fabriqués à dessein pour duper les rudes et les ignorants. »

QUARANTE-SIXIÈME SÉANCE

18 AVRIL 1431,

Le 18, nous, juges, accompagnés de M. Guillaume Boucher, Jacques de Touraine, Maurice du Quénoy, Nicolas Midi, Guillaume Adelie et Guillaume Hecton, flous sommes transportés dans la chambre où Jeanne était détenue.

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En présence de ces personnes, nous, évêque susdit, nous nous adressâmes à ladite Jeanne, qui alors se disait malade. Nous lui dîmes que ces docteurs et maîtres venaient à elle familièrement et charitablement, la visiter, dans sa maladie, pour la réconforter et la consoler.
Nous lui rappelâmes ensuite que, par diverses et plusieurs fois, elle avait été interrogée solennellement, sous la grave prévention qui lui est imputée par-devant de notables clercs.
Item que plusieurs de ses dits et faits avaient semblé défectueux.
Item : attendu qu’elle ne saurait, étant ignorante et illettrée, connaître et discerner touchant certains articles à elle imputés s’ils sont contraires à notre foi, sainte doctrine et approbation des docteurs de l’Eglise, ces clercs offraient de lui donner bon et salutaire conseil, pour s’en instruire ; qu’elle voulût donc aviser de recevoir et choisir quelqu’un ou quelques-uns des assistants pour se conseiller dans sa conduite, et que si elle ne le faisait, que messeigneurs les juges lui en délégueraient pour la conseiller et réduire.
Item qu’ils offraient à cet effet de hi donner pour conseils quelques docteurs en théologie, droit canon et civil.
Item il lui fut dit que si elle ne voulait recevoir conseil, et se conduire par le conseil de l’Eglise, elle serait en très grand péril.
R. Il me semble, veu la maladie que j’ay, que je suis en grant péril de mort. Et se ainsi est que Dieu vueille faire son plaisir de may, je vous requier avec confession, et mon saulveur aussi, et d’estre ensevelie en la terre saincte. .

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Ad ce luy fut dit Se vouloiés (si vous vouliez) avoir les droictures et sacremens de l’Eglise, il faudrait que vous feissiez comme les bons catholiques dayvent faire, et vous submessiés (soumissiez) à saincte Eglise. R. Je ne vous en sçaroye maintenant autre chose dire.
Item. luy fut dit que, tant plus se crainct de sa vie pour la maladie, tant plus se devroit amender sa vie ; et ne aurait pas les droiz de l’Eglise. R. Se le corps meurt en prison, je me actend que le faciez mectre en terre saincte; se ne l’y faictes mectre, je m’en actend à Nostre Seigneur.
Item luy fut [dit] que autre fois elle avait dit en son procès que s’elle avait fait ou dit quelque chose qui fust contre nostre foy chrestienne, ordonnée de Notre Seigneur, qu’elle ne [le] vouldroit point soustenir. R. « Je m’en actend à la responce que j’en ay faicte et à Nostre-Seigneur. »
Item, luy fut faicte interrogacion, pour ce qu’elle dit avoir eu plusieurs fois révélacions de par Dieu, par saint Michiel, sainctes Katherine et Marguerite ; se il venait aucune bonne créature qui affirmast avoir eu révélacian de par Dieu, to’uchant le fait d’elle, s’elle le croirait. R. Qu’il n’y a crestien au monde qui venist devers elle, qui se deist (dit) avoir eu révélacion, qu’elle ne sceust (sait) s’il disait vray ou non; et le sçarait par sninctes Katherine et Marguerite.
Interroguée se elle ymagine point que Dieu puisse révéler chose à une bonne créature, qui luy soit incongneue:
R. Il est bon à savoir que ouil; mais je n’en croiroye homme ne femme se je n’avoye aucun signe.
Interroguée s’elle croit que la saincte Escripture soit révélée de Dieu, R. s Vous le sçavés bien; et est bon à savoir que ouil »



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Item fut sommée, exhortée et requise de prendre le bon conseil des clercs et notables docteurs, et le croire pour le salut de son âme.
Sa dernière réponse, ( interroguée si elle se soumettait elle et ses actions à notre saincte mère l’Eglise), fut à savoir : « Quelque chose qui m’en doive advenir, je n’en ferai ou dirai autre chose; car j’en ai dit devant au procès. »
Et ce ainsi fait, les vénérables docteurs là présents, c’est à savoir maîtres Guillaume le Bouchier, Maurice du Quesnay, Jacques de Touraine, Guillaume Adeije et Gérard Feuillet, l’exhortèrent instamment pour qu’elle voulût se soumettre à notre sainte mère l’Eglise et ce en alléguant de nombreux exemples et autorités de la sainte Ecriture; et, entre autres exhortations, maître Nicolas Midi allégua en français le chapitre 18 de saint Mathieu, si ton frère, etc. Ce à quai Jeanne répondit qu’elle étoit bonne chrétienne et vouloit mourir telle.
Interragués, puisqu’elle requiert que l’Eglise luy baille san Créateur s’elle se vouldroit submectre à l’Eglise et on lui promectroit bailler, R. Qui de celle submission, elle n’en respondra autre chose qu’elle a fait ; et qu’elle ayme Dieu, le sert et est banne chrestienne, et vouldroit aidier et soutenir saincte Eglise de tout son povoir.
Interroguée s’elle vouldroit point qui en ordonnast une belle et notable procession pour la réduire en bon estat, s’elle n’y est, R. Qu’elle veult très bien que l’Eglise et les catholiques prient pour elle.


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QUARANTE-SEPTIÈME SÉANCE

MERCREDI 2 MAI 1431.

En présence de l’évêque et de soixante-trois témoins, il est procédé à l’admonition publique de Jeanne par l’archidiacre d’Evreux, J. de Châtillon.
Jeanne introduite, nous l’avons avertie d’être attentive et avons prié l’archidiacre de commencer. Ce qu’il a fait en remontrant d’abord à ladite Jeanne que tout chrétien est tenu de se soumettre à l’Eglise et à son autorité.
« Requise si elle veut se corriger et s’amender conformément à la délibération des clercs, respand: « Luisez (lisez) vostre livre », c’est assavoir la cédule que tenait, ledit monseigneur l’arcediacre, « et puis je vous respandroy: « Je me actend à Dieu, mon Créateur, de tout; je l’aime de tout mon coeur. »
« Et Interroguée s’elle veuit plus respondre à celle monicion générale, R. « Je m’en actend à mon juge: c’est le Roy du ciel et de la terre ».
Après cette admonition générale, ledit archidiacre adressa divers avis spéciaux à la prévenue, conformément au mémorial ou programme ci-après :
En premier lieu, il lui fut rappelé qu’autrefois elle avait dit que si on trouvait quelque erreur dans ses faits et dits, elle était prête à s’amender. Ce qui était une bonne et pieuse pensée. Or l’examen des clercs a mis en lumière dans ses réponses bien des points défectueux. Ne pas se soumettre à leur correction, ce serait de la part de Jeanne se mettre en grand péril de Corps et d’âme.

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R. Qu’autant elle a répondu autrefois sur ce sujet, autant elle en répond maintenant.
Item luy fut déciairé [ce] que c’est que l’Eglise militante, etc. Et admonestée de croire et tenir l’article Unam sanctam Ecclesiam, etc., et à l’Eglise militante se submeictre (soumettre), R. « Je croy bien l’Eglise d’icy bas; mais de mes fais et dis, ainsi que autrefois j’ay dit, je me actend [et] rapporte à Dieu.
Item dit: « Je cray bien que l’Eglise militant ne peut errer ou faiblir ; mais quant à mes dis et mes fais, je les meicts et rapporte du tout à Dieu, qui me a fait faire ce que je ay fait «.
item dit qu’elle se submect à Dieu, son Créateur, qui [le] luy a fait faire; et s’en reporte à huy, à sa propre personne.
Item interroguée s’elle veult dire qu’elle n’ait point de juge en terre et se nostre saint père le Pape est point son juge, R. « Je ne vous en diray autre chose. J’ai bon maistre, c’est assa Voir Notre-Seigneur, à qui je me actend de tout, et non à autre ».
Item luy fut dit que, s’elle ne voulait croire l’Eglïse et l’article Ecclesiam sanctam catholicam, qu’elle serait hérétique de le soustenir, et serait pugnie d’estre arse par la sentence d’autres juges, R. « Je ne vous en diray autre chose, et se je véoye le feu, si diroye je tout ce que je vous dy, et n’en feroye autre chose ».
Interroguée si le conseil (concile) général, comme nostre saint Père, les cardinaulx, etc., estoient cy, s’elle .s’i vouidroit rapporter et submeictre, respond : « Vous n’en tirerés autre chose. »
Interroguée s’elle se veult subnieictre à nostre saint père le Pape, R. « Menés m’y, et je lui respondray. » Et autrement n’en a voulu respondre.

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Item, de l’abit, etc. R. de icelluy habit, qu’elle vouloit bien prendre longue robe et chaperon de femme, pour aler à l’église et recepvoir son Saulveur, ainsi que autrefois elle a respondu, pourveu que, tantoust après ce, elle le meist jus, et reprinst cestuy que elle porte.
Item, du seurplus qui luy fut exposé de avoir prins abit d’ammé, et sans nécessité, et en espécial qu’elle est en prison, etc., R. « Quand je auray fait ce pourquoy je suis envoyée de par Dieu, je prendray habit de femme.»
Interroguée s’elle croist qu’elle face bien de prendre habit d’omme, R. « Je m’en actend à Nostre-Seigneur »
Item, à l’exhortacion que on luy faisait, c’est assavoir, que en ce qu’elle disoit qu’elle faisait bien, et qu’elle ne .peichoit point en portant ledit habit, avec les circonstances touchant le fait de prandre et porter le dit abit, et en ce qu’elle disait que Dieu et les saincts [le] luy faisoient faire, elle les blasphémoit, comme plus à plain est contenu en ladicte cédule, elle errait et faisait mal, R. Qu’elle ne blasphème point Dieu ne ses saints.
Item amonnestée de se désister de porter l’abit, et de croire qu’elle face bien de le porter, et de reprandre abit de femme, R. Qu’elle n’en fera autre chose.
Interroguée se, toutes fois que saincte Katherine et Marguerite viennent, s’elle se signe, R. Que aucunes fois elle fait signe de la croix, à l’autre fois, non.
Item des révélations: R. Que de ce, elle s’en raporte à son juge, c’est assavoir Dieu ; et dit que ses révélacions sont de Dieu sans autre moyen.
Interroguée si du signe baillé à son ray, elle se veult rapporter à l’arcevesque de Rains, au sire deBoussac, Charles de Bourbon, La Tremoulle et La Hire, aus

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quieulz ou aucun d’eulz elle autresfois a dit avoir monstré ceste couronne, et qu’ilz estoient présens, quant l’angle (ange) apporta ladite couronne.., et la bailla audit arcevesque; ou s’elle se veult rapporter aux autres de son party, lesquieulz escriprent soubz leurs seaulz qu’il en est, R. « Baillez ung messagier, et je leur escripray de tout ce procès ». Et autrement ne s’i est voulu croire ne rapporter à eulx.
Item sur la témérité de sa croyance au sujet des choses futures, etc., R. « Je m’en rapporte à mon juge, c’est assavoir Dieu, et ad ce que autresfois j’ay respondu, qui est au1ivre » (au procès).
Item interroguée se on Iuy envoye deuix, ou trois, au quatre des chevaliers de son party, qui viennent par sauf conduit cy, s’elle s’en veut rapporter à eulx de ses apparitions et choses Contenues en cest procès, R. Que on les face venir, et puis elle respondra. Et autrement ne s’i est voulu raporterne submeictre de cest procès.
Interroguée se à l’Eglise de Poictiers, où elle a esté examinée, elle se veult raporter et submeictre, R. « Me cuidez-vous prandre parceste manière, et par cela attirer à vous? «
Item, en conclusion, d’abondant et de nouvel, fut admaonnestée généralement de se submeictre à l’Eglise, et sur paine d’estre laissée par l’Eglise; et se l’Eglise la laissoit, elle serait en grand péril du corps et de l’âme et se pourrait bien meictre en péril de encourir paines du feu éternel, quant à l’âme, et du feu temporel, quant au corps. et par la sentence des autres juges, R. « Vous ne ferés jà ce que vous dictes contre moy, que il ne vous en pregne mal au corps et à l’âme. »

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Interroguée qu’el[le] di[s]e une cause pourquoy elle ne se rapporte à l’Eglise à quoy elle ne voult faire autre reponce. »
[Les clercs se retirent, Jeanne est reconduite en prison.]


Déposition de fr. Isambard de la Pierre, frère prêcheur.

Jeanne avait dix-neuf ans environ,elle était ignorante1, mais très intelligente On lui fit subir des interrogatoires trop difficiles, subtiles et cauteleux à tel point que les grands clercs et gens bien lettres qui étaient la presents n’y eussent donné réponse qu’à grand’peine.
Maintes fois elle répondait patiemment sur des points ou elle etait profondément ignorante, ainsi qu’on peut le voir au procès que le greffier Manchon a rédigé avec impartialité.
Parmi tant de choses qui se dirent au procès, je remarquai les réponses de Jeanne touchant le royaume et la guerre. Elle semblait alors inspirée par l’Esprit-Saint. Mais quand elle parlait de sa personne, elle accommodait certaines choses. Toutefois je ne crois pas ce qu’elle dit la dût faire condamner pour hérésie.
L’interrogatoire durait parfois pendant trois heures le matin, et on tenait une deuxième séance l’après-midi. Aussi ai-je entendu souvent Jeanne se plaindre de ce ce qu’on lui faisait trop de questions.


1. Dans sa déposition Fr. Martin Lacivenu dit: « Pauvre fille, assez simple, très ignorante, qui à grand’peine savait Pater noster et Ave Maria !»


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Selon moi les juges respectaient tellement quellement les formes du droit. Mais dans la déduction du procès comme dans la sentence, ils procédèrent par malignité de vengeance plus que par zèle de justice.
L’ignorance de Jeanne touchant l’Eglise fut, je crois, la cause qui la retenait de s’y soumettre, Pendant une grande partie du procès, quand on la questionnait sur sa soumission à l’Eglise, Jeanne entendait par là, la réunion des juges et assesseurs là présents. Mais enfin Pierre Morice l’endoctrina sur l’Eglise. Dès qu’elle le sut, elle fit toujours acte de soumission envers le pape, ne demandant qu’à être conduite vers lui.
Un jour en ma présence, on sollicitait Jeanne de se soumettre à l’Eglise. Elle répondit qu’elle se soumettrait volontiers au Saint-Père, requérant d’être menée à lui, mais qu’elle ne voulait pas se soumettre à ceux qui étaient là, en particulier à l’évêque de Beauvais, parce qu’ils étaient ses ennemis capitaux. Je pris la parole pour lui conseiller de se soumettre au concile général de Bâle en ce moment réuni. Jeanne me demanda ce qu’était un concile général. Je lui répondis que c’était une congrégation de toute l’Eglise, et que là il y avait autant de prélats et de docteurs de son parti que de l’autre. Alors Jeanne se mit à dire: « Oh ! puisqu’en ce lieu sont aucuns de notre parti, je veux bien me rendre et soumettre au concile de Bâle. »
Aussitôt me reprenant avec grand dépit et irritation, l’évêque de Beauvais s’écria : « Taisez-vous de par le diable. » Pour lors, le greffier, messire Guillaume Manchon, demanda à l’évêque s’il devait enregistrer cette soumission de Jeanne au concile de Bâle. L’évêque lui dit que non, que ce n’était pas nécessaire; qu’il se gardât

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bien de l’écrire. Sur quoi Jeanne dit à l’évêque : « Ha! vous écrivez bien ce qui fait contre moi, et vous ne voulez pas écrire ce qui fait pour moi. » Je crois en effet que la déclaration de Jeanne ne fut pas enregistrée et il s’ensuivit dans l’assemblée un grand murmure.
A cause de cela et d’autre chose, les Anglais et leurs officiers me menacèrent horriblement, disant que si je ne me taisais, ils me jetteraient à la Seine. Je fus particulièrement menacé par le comte de Warwick.



QUARANTE-HUITIÈME SÉANCE

MERCREDI 9 MAI 1431.

[A Rouen, dans la grosse tour du château.]
Jeanne a été requise et admonestée de dire la vérité sur plusieurs points qui lui furent rappelés et remontrés sur lesquels points elle avait nié ou déguisé la vérité. Il lui a été dit que si elle n’avouait pas la vérité, elle serait mise à la torture, dont les instruments sont prêts et présents.
Voyant l’endurcissement de la prévenue et son mode de répondre et craignant que l’application de la torture fût peu efficace, nous y avons sursis pour le moment iusqu’à ce que nous en eussions délibéré.
« Après les requisitions et monitions à elle faites par les juges et assesseurs, R. Vraiment, se vous me deviez faire détruire les membres et faire partir l’âme du corps, si, ne vous dirai-je autre chose ; et se aucune chose vous en disoy-je, après si diroye-je toujours que vous me le auriés fait dire par force. »

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Item dit que, à la Sainte-Croix [fête du 3 mai], oult le confort de saint Gabriel; « Et croiez que ce fust sainct Gabriel » ; et l’a sceu par ses voix que c’estoit saint Gabriel,
Item dit qu’elle [a] demandé conseil à ses voix s’elle se submectroit à l’Eglise, pour ce que les gens d’église la pressaient fort de se submectre à l’Eglise, et ils luy ont dit que, s’elle veult que Nastre-Seigneur luy aide, qu’elle s’actende à luy de tous ses fais.
Item dit qu’elle sçait bien que Nostre-Seigneur a esté toujours maistre de ses fais, et que l’ennemy [le dinble] n’avait oncques eu puissancesurces fais. Item, dit qu’elle a demandé à ses voix qu’elle sera arse (brûlée) et que lesdictes voix luy ont respondu que elle se actende à nostre Sire, et il luy aidera.
Item du signe de la couronne qu’elle dit avoir baillé à l’arcevesque de Rains, Interroguée s’elle veuit rapporter à luy ‘respond: « faictes-le y[ci] venir, et que je l’oye parler, et puis je vous respon[d]ray; ne il ne oserait dire le contraire de ce que je vous en ay dit. »


QUARANTE-NEUVIÈME SÉANCE

SAMEDI 12 MAI 1431.


Le samedi suivant, dans notre maison d’habitation àRouen, furent présents par devant nous, juges, les assesseurs ci-dessous dénommés.
Après avoir rappelé ce qui s’est passé mercredi dernier, nous avons mis en délibération si Jeanne serait appliquée à la torture.

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Il en a été délibéré comme suit:
Me Raoul Roussel, trésorier de l’Église de Rouen, a dit que non, de peur qu’un procès si bien fait pût être calomnié.
Me Nicolas de Venderès et A. Marguerie, chanoine de Ronen, non pour le moment.
Me P. Erard, non; il y a assez ample matière contre elle pour qu’on n’ait pas besoin de la torture.
R. Barbier, D. Gastinel: non.
Aubert Mord, Th. de Courcelles: oui.
N. Couppequesne, I. Ledoux, Is. de la Pierre; non, mais qu’elle sait exhortée de se soumettre à l’Eglise.
N. Loyseleur: Il me semble que pour le remède de son âme, il serait bon de mettre ladite Jeanne à la torture. Toutefois s’en rapporte à l’avis des préopinants.
Me G. Hecton, qui survint: non.
Me Jean Lemaître dit qu’il faut demander de nouveau à la prévenue si elle veut se soumettre à l’Eglise militante.
Attendu ces votes, nous avons conclu qu’il n’était pas nécessaire ni expédient de l’appliquer à la torture, et qu’il serait passé outre.

CINQUANTIÈME SÉANCE

SAMEDI 19 MAI 1431.

[Dans la chapelle du palais archiépiscopal de Rouen, l’évêque et le vice-inquisiteur, juges, assistés de cinquante docteurs et maîtres.]
Le 19 avril, Me Jean Beaupère, Jacques de Touraine


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et Nicolas Midi quittaient Rouen afin d’aller soumettre les douze articles qu’on a lus plus haut à leurs collègues de l’Université de Paris. Celle-ci fut Convoquée le 29 avril, et il fut décidé que la décision à prendre serait confiée à la Faculté de théologie et à la Faculté des décrets, lesquelles, leur travail achevé, le soumettraient au corps entier de l’Université. Ce qui fut fait le 14 mai, toutes Facultés réunles.

Articles touchant les dits et faits de Jeanne dite la Pucelle 1.

I. Quant au 1er article,.., attendu la fin, le mode, l’a matière desdites révélations, la qualité de la personne, le lieu et autres circonstances, que ces révélations sont des mensonges feints, séducteurs et pernicieux, ou que les apparitions et révélations susdites sont superstitieuses et procèdent des esprits malins et diaboliques: Belial, Satan et Behemmoth.
II. Ce que contient le 2e ne lui paraît pas vrai, mais mensonger, présomptueux, séductif, pernicieux, feint et dérogatif pour la dignité des anges.
III. Les signes ne sont pas suffisants. Ladite femme croit légèrement et affirme témérairement. De plus, dans la comparaison qu’elle fait elle mécroit et erre en la foi.
IV. Superstition, assertion divinatoire et présomptueuse, accompagnée d’une vaine jactance.
V. Blasphème envers Dieu; mépris de Dieu dans ses

1. « Soumis par ladite Faculté au jugement de notre saint-père le pape et au saint concile général », dit le texte. Il ne fut donné aucune suite à cette réserve.

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sacrements; prévarication de la loi divine, de la doctrine sacrée, des sanctions ecclésiastiques; mécréance, erreur en la foi, vaine jactance. La prévenue est en outre suspecte d’idolâtrie et d’exécration d’elle et de ses vêtements, pour parler la langue des anciens gentils.
VI. La prévenue est traîtresse, dolosive, cruelle, ayant soif de l’effusion du sang humain, séditieuse, provoquant à la tyrannie, blasphématrice de Dieu en ses mandements et révélations.
VII. Elle est impie envers ses parents, méconnaît le précepte d’honorer ses père et mère; scandaleuse, blasphémeuse envers Dieu, erre en la foi, s’engage en promesse téméraire et présomptueuse.
VIII. Pusillanimité tournant au désespoir et au suicide, assertion présomptueuse et téméraire; quant à la rémission de sa faute, faux sentiment du libre arbitre.
IX. Assertion présomptueuse et téméraire, mensonge pernicieux, contradictoire au précédent article; mal senti en la foi.
X. Assertion présomptueuse et téméraire, divination superstitieuse, blasphèmes envers saintes Catherine et Marguerite. Transgresse le commandement d’aimer son prochain.
XI. Idolâtre, invocatrice des démons; erre en la foi; affirmation téméraire; serment illicite.
XII. Schismatique, mal pensante de l’unité et autorité de l’Eglise, apastate et opiniâtrée jusqu’ici dans l’erreur.


Avis de la Faculté des décrets.

I. Elle est schismatique, le schisme étant la séparation illicite, par inobédience, de l’unité de l’Eglise, etc.

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II. Elle erre en la foi contre Unam sanctam. Et, dit saint Jérôme, quiconque y contredit n’est pas seulement mal avisé, malveillant et non catholique, mais hérétique.
III. Apostate; car sa chevelure, que Dieu lui a donnée pour voile, elle l’a fait couper mal à propos, et de même, laissant habit de femme, elle s’est vêtue en homme.
IV. Menteuse et devineresse se disant envoyée de Dieu, se vantant de parler avec les anges et les saints.
V. Par présomption de droit, cette femme erre en la foi : 1° étant anathème par les canons de l’autorité et demeurant longuement en cet état ; 2° parce qu’elle dit aimer mieux ne pas recevoircorpus Christi, etc., plutôt que de reprendre habit de femme. Elle est aussi véhémentement suspecte d’hérésie, et doit être diligemment examinée sur les articles de foi.
VI. Elle erre en ce qu’elle dit être sûre d’aller en paradis, etc.., Si donc ladite femme, charitablement admonestée, n’abjure publiquement au gré du juge et ne donne pas satisfaction convenable, elle doit être abandonnée au bras séculier, pour la juste punition de son crime.
Lecture de ces pièces étant donnée, les docteurs et maîtres présents à l’assemblée délibèrent sur la cause.



CINQUANTE-UNIÈME SÉANCE

MERCREDI 23 MAI 1431.


[Dans une chambre du château de Rouen, voisine de la prison de Jeanne. L’évêque Cauchon et le vice-inqui-

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siteur de la foi siégeant en leur tribunal; les évêques de Thérouenne et de Nayon, maîtres J. de Châtillon, J. Beaupère, N. Midi, G. Erard, F. Maurice, A. Marguerie, N. de Venderès, et J. d’Estivet, promoteur.]
Maître Pierre Maurice lisant une cédule, fait à l’accusée un exposé de ses manquements. Il reproduit en douze griefs la substance des douze articles déjà connus avec un résumé de la délibération de l’Université de Paris.
Jeanne a ensuite été admonestée en français, ainsi qu’il suit :
« Jeanne, ma chère amie, il est temps maintenant, pour la fin de votre procès, de bien peser ce qui a été dit. Déjà quatre fois, tant par monseigneur de Beauvais que par les docteurs commis à cet effet, vous avez été avertie et admonestée soit publiquement, soit à part, et vous l’êtes de nouveau pour l’honneur et révérence de Dieu, pour la foi et la loi de Jésus-Christ, pour le rassérénement des consciences, pour l’apaisement du scandale causé, pour votre salut de l’âme et du corps. On vous a également démontré le dommage que vous avez encouru pour votre âme et votre corps, à moins que vous ne corrigiez et amendiez vos faits et vos dits en les soumettant à l’Eglise et en acceptant son jugement; ce à quoi jusqu’ici vous n’avez pas voulu entendre.
Déjà plus d’un, parmi vos juges, aurait pu se contenter des éléments acquis à la cause. Cependant par zèle pour le salut de votre âme et de votre corps, ils ont transmis l’examen de cette matière à l’Université de Paris, qui est la lumière des sciences et l’extirpatrice des hérésies. Après avoir reçu les délibérations de cette compagnie, vos juges ont commandé que vous seriez avertie de nouveau de vos erreurs, scandales et défauts, vous priant,

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exhortant et avertissant, par les entrailles de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, pour la rédemption du genre humain, a voulu souffrir une mort si cruelle, de corriger vos faits et de les soumettre à l’Eglise, comme tout ban chrétien doit le faire. Ne permettez pas que vous soyez séparée de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui vous a créée pour participer à sa gloire. N’élisez pas volontairement la voie de damnation éternelle avec les ennemis de Dieu, qui chaque jour s’efforcent d’inquiéter les hommes, en prenant le masque du Christ, des anges et saints, soi-disant tels, comme il est à plein contenu dans les vies des Pères et les Ecritures.
Conséquemment, si de telles visions vous sont apparues, n’y attachez pas votre créance. Repoussez au contraire de telles imaginations, acquiescez à l’avis des docteurs de l’Université de Paris, et autres, qui connaissent la loi de Dieu et la sainte Ecriture. Ils vous représentent que l’on ne doit pas croire à de telles apparitions, ni à aucune nouveauté insolite et prohibée, à moins de prophétie et de miracle.
Or ni l’un ni l’autre n’appuie votre présomption. Vous y avez cru légèrement, au lieu de recourir à la prière et à la dévotion, pour vous en assurer. Vous n’avez pas invoqué non plus de prélat ou autre docteur ecclésiastique qui pût vous instruire : ce que néanmoins vous auriez dû faire, attendu votre état intellectuel et votre simplicité.
Prenons un exemple : si votre roi, de son autorité, vous avait donné à garder quelque forteresse, en vous défendant d’y recevoir aucun survenant; quelqu’un, je suppose, se présente en disant qu’il vient de par le roi: eh bien! s’il ne vous offrait en même temps des lettres ou

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autres signes certains, vous ne devriez pas le croire et le recevoir. De même, lorsque Notre-Seigneur Jésus-Christ montant au ciel, commit à l’apôtre saint Pierre et à ses successeurs le gouvernement de son Eglise, il leur défendit pour l’avenir d’accepter qui que ce fût se présentant en son nom, à moins qu’ils n’en justifiassent autrement que par leurs propres assertions. Donc, tenez pour certain que vous ne deviez pas croire à ceux que vous dites s’être ainsi présentés à vous ; et nous, nous ne devons pas vous croire, puisque le Seigneur nous commande le contraire.
1° Jeanne, vous devez considérer ceci: lorsque vous étiez sur les domaines de votre roi, si un chevalier ou autre natif ou sujet, de son obéissance, s’était insurgé en disant : Je n’obéirai pas au roi, ni ne me soumettrai à ses officiers; ne l’auriez-vous pas jugé condamnable? Quel jugement porterez-vous donc de vous-même, enfantée par le sacrement de baptême en la foi du Christ, devenue fille de l’Eglise et l’épouse de Jésus-Christ, si
vous n’obéissez aux officiers du Christ, c’est-à-dire aux prélats de l’Eglise ? Quel jugement donnerez-vous de vous-même? Désistez-vous, je vous prie, de vos assertions, si vous aimez Dieu, votre créateur, votre précieux époux et votre salut. Obéissez à l’Eglise en acceptant son jugement. Sachez que si vous ne le faites, si vous persévérez dans cette erreur, votre âme sera damnée au supplice et aux tourments éternels; et, pour votre corps, je doute beaucoup qu’il vienne à perdition.
Ne vous laissez pas retenir par le faux respect humain, par in vergogne inutile, qui peut-être vous dominent, à raison des grands honneurs que vous avez eus et ~que vous aurez perdus en agissaût comme je vous dis.

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Préférez à cela l’honneur de Dieu et votre salut, tant de l’âme que du corps. Vous perdrez l’un et l’autre si vous ne faites pas ce que je vous dis, car vous vous réparez àinsi de l’Eglise et de la foi que vous avez promise au saint baptême. Vous enlevez à l’Eglise l’autorité de Dieu, qui cependant la guide, la conduit et gouverne de son autorité et de son esprit. Il a dit aux prélats de l’Eglise « Qui vous écoute, m’écoute; qui vous méprise, me méprise ». Donc, en ne voulant pas vous soumettre à l’Eglise. de fait vous vous retirez, vous refusez de vous. soumettre à Dieu, vous errez contre l’article Unam sanctam; et, quant à ce qu’est l’Eglise ou son autorité, on vous l’a précédemment déclaré dans les précédentes. admonitions.
Donc, au nom de mes seigneurs de Beauvais et le vicaire de l’Inquisistion, vas juges, je vous avertis, priep exhorte, afin que, par la piété que vous portez à la Passion de votre Créateur, par l’amour que vous portez à votre salut spirituel et corporel, vous corrigiez et amendiez les susdites erreurs; que vous retourniez à la voie de vérité en obéissant à l’Eglise, en vous soumettant aux jugements et déterminations sus-énoncés. En agissant ainsi, vous sauverez votre âme ; vous rachèterez, je pense, votre corps de la mort. Mais si vous ne le faites pas, si vous persévérez, sachez que votre âme sera vouée à la damnation, et votre corps, je le crains,. à la destruction. Que Jésus-Christ daigne vous préserver. »
Sur le premier et sur les autres articles ; sur les qualifications exposées solennellement à ladite Jeanne par maître P. Maurice, sur les admonitions et requêtes charitables faites à ladite Jeanne, celle-ci répond : « Quant à

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mes fais et mes diz que j’ay diz au procès, je m’y raporte et les veulx soustenir. »
Item interroguée s’elle cuide et croist qu’elle ne soit point tenue submeictre ses diz et fais à l’Eglise militant ou à autres que Dieu, R. « La manière que j’ay tous-jours dicte et tenue en procès, je la vueil maintenant quand ad ce ». Item dit que, s’elle estait en jugèment, et véoit le feu alumé, et les bourreaux alumer, et le bourreau prest de bouter le feu, et elle estoit dedans le feu, si n’en dyroit-elle autre chose, et soustendroit ce qu’elle a dit en procès jusqu’à la mort.
Nous avons ensuite demandé au promoteur et à l’accusée s’ils voulaient ajouter quelque chose. Sur leur réponse négative, nous avons procédé à la conclusion de la cause, selon la teneur d’une cédule que nous, évêque, tenions en nos mains, dont la teneur suit
Nous, juges compétents, nous déclarant et agissant comme tels sur votre renonciation et vous ayant pour renoncé nous concluons en la cause. La cause conclue,. nous vous assignons au jour de demain pour entendre par nous faire droit et prononcer la sentence comme aussi pour faire et procéder ultérieurement ainsi qu’il sera de droit et de raison.
[La séance est levée.]

Déposition de Jean de Mailly, évêque de Noyon.

…La veille de la prédication qui eut lieu à Saint-Ouen, je fus témoin d’une exhortation adressée à Jeanne. Mais les détails ne m’en sont pas restés. Le lendemain j’assistai à la prédication faite à Saint-Ouen par maître Guillaume Erard. Il y avait là deux estrades au écha-

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fauds. Sur un échafaud était l’évêque de Beauvais, plusieurs autres et mai. Sur le second échafaud se tenaient le prédicateur Guillaume et Jeanne. Les paroles dites par le prédicateur je ne me les rappelle pas, mais je me rappelle bien que ce jour-là ou la veille, Jeanne dit que, si dans ses propos ou ses actes il y avait quelque mal, bien au mal cela procédait d’elle et que son roi ne lui avait rien fait faire.
La prédication finie, je m’aperçus qu’on donnait un ordre à Jeanne. J’imagine qu’il s’agissait de l’abjuration. On lui disait: « Jeanne, faites ce qu’on vous conseille. Voulez-vous vous faire mourir ? » Ces paroles vraisemblablement la touchèrent. Elle abjura.
Après l’abjuration farce gens disaient : « C’est une pure boufferie. Jeanne n’a fait que se moquer. »
Dans le nombre un Anglais, homme d’église et docteur, qui appartenait à la maison du cardinal d’Angleterre, apostropha ainsi l’évêque de Beauvais: « Vous procédez dans cette matière avec trop grande complaisance et vous vous montrez favorables à Jeanne. — Vous mentez, répondit l’évêque. — Taisez-vous, docteur », cria le cardinal.
Ainsi que je l’ai dit, plusieurs assistants disaient qu’ils ne faisaient pas cas de cette abjuration et qu’elle n’était qu’une plaisanterie. Il me semble en effet que Jeanne ne prenait guère son abjuration au sérieux ni n’en tenait grand compte. A mon avis, tout ce qu’elle en fit, elle le fit vaincue par les prières des assistants.

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Déposition de Jean Lefévre, évêque in partibus de Démétriade.

Ce qui est sûr, c’est que le procès était fait aux frais des Anglais 1; de plus, je sais fort bien que tous ceux qui assistèrent nu procès n’avaient pas leur pleine liberté. Personne n’osait rien dire de peur d’être noté. Ainsi, une fois on demandait à Jeanne si elle était en état de grâce. Je fis remarquer que c’était là une très grosse question, et que Jeanne n’était pas tenue d’y répondre. Aussi l’évêque me cria: « Vous, vous auriez mieux fait de vous taire. »
…Jeanne fut-elle visitée? Je l’ignore. Mais un jour, comme on lui demandait pourquoi on l’appelait la Pucelle et si elle l’était d’effet, elle répondit: « Je puis bien dire que je suis telle; et, si vous ne le croyez, faites-moi visiter par des femmes. » Et elle se montrait prête à subir tout examen, pourvu qu’il fût fait par des femmes comme c’est la coutume.
On adressait à Jeanne beaucoup de questions embarrassantes, dont pourtant elle ne se tirait pas mal. Il arrivait que les interrogateurs interrompaient la suite de leurs demandes et passaient d’un sujet à un autre, pour voir si elle ne se contredirait pas. Parfois même ils tournaient leurs questions en telle manière qu’il était à peine passible à Jeanne de répondre. L’homme le plus sage du monde aurait difficilement trouvé de quoi dire. Les

1. Jean de Mailly termine sa déposition ainsi « Une chose qui est à ma connaissance c’est que l’évêque de Beauvais qui dirigeait le procès ne le dirigeait point à ses frais, mais aux frais du roi d’Angleterre. Les dépenses qu’il faisait, les Anglais les payaient.

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interrogatoires se prolongeaient deux ou trois heures. Les docteurs eux-mêmes sortaient de là très fatigués.
Un jour, durant le procès, comme Jeanne était interrogée sur ses apparitions et qu’on lui lisait un article de ses réponses, il me sembla que l’article avait été inexactement consigné, et que Jeanne n’avait pas répondu ainsi. « Faites attention, Jeannette , lui dis-je, —Relisez cela », dit-elle alors au greffier. La lecture faite, Jeanne fit observer au greffier qu’elle avait dit tout le contraire, et que le procès-verbal n’était pas exact. Le texte de la réponse fut corrigé et maître Guillaume Manchon dit à Jeanne d’être attentive pour tout le reste.
J’étais là quand maître Nicolas Midi prononça son sermon sur la place du Vieux-Marché. Un détail dont je me souviens, c’est qu’après le sermon Jeanne adressa une prière à tous les prêtres présents, demandant que chacun d’eux dît une messe pour elle. Sa fin fut une fin bien chrétienne. Elle trépassa en jetant ce cri : « Jésus, Jésus. » Elle pleurait tant et faisait de si pieuses lamentations que je ne crois pas qu’il soit un homme de coeur assez dur pour voir un pareil spectacle sans être ému jusqu’aux larmes. L’évêque de Thérouenne et tous les docteurs qui étaient là pleuraient, tellement ils étaient pris de compassion.

Déposition de frère Pierre Migiet, prieur de Lorigueville.

…Selon ma créance et comme j’ai pu en juger par les effets, les Anglais poursuivaient Jeanne d’une haine capitale; ils l’abhorraient; ils avaient soif de sa mort par tous moyens ; et cela, parce qu’elle avait été au secours de notre sire très chrétien, le roi de France. J’ai ouï un che-

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valier d’Angleterre me dire que les Anglais la craignaient plus que cent hommes d’armes. On disait qu’elle avait un sort. A la pènsée de ses victoires on entrait en épouvante 1…
Jeanne dans ma créance avait alors vingt ans. Dans sa simplicité elle se figurait que les Anglais devaient lui rendre sa liberté contre rançon; elle ne pouvait croire qu’ils voulussent la faire mourir. Ils la mirent en prison séculière et la tinrent bien enchaînée. Personne ne lui parlait. Elle avait pour gardiens des Anglais qui ne la laissaient pas approcher. D’après ce qu’on disait, elle était durement traitée et avait les fers aux pieds et aux mains, mais je ne lai pas vu…
Voici un fait que je connais par ouï dire. Un homme vint la trouver de nuit en tenue de captif; se fit passer auprès d’elle pour un prisonnier du parti de notre sire le roi de France et lui persuada de persister dans ses déclarations, ajoutant que les Anglais n’oseraient lui faire aucun mal. D’après ce que m’a rapporté le greffier Guillaume Manchon, ce prétendu prisonnier était Nicolas Loyseleur...
A mon avis, personne n’aurait osé prendre sur soi de conseiller Jeanne ou de la défendre. Il y avait deux catégories de gens parmi ceux qui participèrent au jugement:
d’une part, ceux qui ne se sentaient pas tout à fait libres; de l’autre, ceux qui ne faisaient que suivre les volontés.
A coup sûr, attendu la haine que les Anglais avaient


1. Rymer, Foedera, a publié plusieurs documents qui renseignent sur cet état d’esprit, en particulier un édit du 3 mai 1430 De proclarnationibus contra capitaineos et soldarios tergiversantes incantationibus Puellae terrificatos. — 23 décembre 1430 De fugitivis ab exercitu quos terriculamenta Puellae exanimaverant arrestandis.

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conçue contre Jeanne, on a toute raison de dire que le procès fut injuste ainsi que la sentence. Selon moi, le but du procès était de diffamer le roi de France.
Je reviens au fait de l’abjuration que Jeanne prononça. La formule était écrite d’avance. C’était long à peu près comme Notre Père…
Plusieurs de ceux qui avaient assisté au procès étaient fort irrités. Ils trouvaient excès de rigueur et d’injustice dans le traitement infligé à Jeanne. « Mal jugé »,telle, était la voix commune.

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LA RENONCIATION AU CIMETIÈRE DE SAINT-OUEN

JEUDI 24 MAI.

Déposition de Jean Massieu, huissier.

Au cimetière Saint-Ouen, maître Guillaume Erard, après avoir fort blâmé Jeanne, cria encore : « Ha ! France! tu es bien abusée, toi qui as été la maison très chrétienne, Charles, qui ‘se dit roi et de toi gouverneur, s’est attaché comme hérétique et schismatique aux paroles et faits d’une femme malfaisante, diffamée et pleine de tout déshonneur; et non pas lui seul, mais le clergé de son obédience et seigneurie, par lequel elle a été examinée et non reprise, comme elle a dit. » Ledit Erard répéta deux ou trois fais ces propos sur le roi. Puis, levant le doigt, il dit à Jeanne: « C’est à toi, Jeanne, que je parle, et je te dis que tan roi est hérétique et schismatique. » A quoi elle répondit: « Par ma foi, messire, révérence gardée, je vous ose bien dire et jurer sur peine de ma vie que c’est le plus noble chrétien de tous les chrétiens et qui mieux aime la foi et l’Eglise, et n’est point tel que vous dites. » Lors le prêcheur me dit : « Fais-la taire. »
Erard, à la fin de sa prédication, lut une cédule contenant les articles, il l’invitait à abjurer et à révoquer. Jeanne répondit qu’elle n’entendait pas ce que cela voulait dire et que là-dessus elle avait besoin de conseil. Erard me passa la cédule pour la lire à Jeanne. Je la lus.

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Je me souviens qu’il y était dit que Jeanne ne porterait plus les armes, ni l’habit d’homme, ni les cheveux taillés en rond, sans compter d’autres points dont je ne me souviens pas. Cette cédule, je puis l’affirmer ,ne contenait que sept lignes, huit tout au plus. Je sais positivement que ce n’était pas la même qui est mentionnée au procès; la formule que j’ai lue et que Jeanne a signée était différente de celle qui a été insérée au procès.
Comme on pressait Jeanne de signer la cédule, il. s’éleva un grand tumulte dans l’assemblée. J’entendis l’évêque crier : « Vous me le payerez ». Il ajouta: « Je viens d’être insulté. Je ne procéderai pas plus avant jusqu’à ce qu’il m’ait été fait amende honorable. »
Pendant ce temps j’avertissais Jeanne du péril qui la menaçait, au sujet de la signature de cette cédule; je voyais bien qu’elle ne comprenait ni la cédule, ni le danger imminent pour elle. Jeanne demandant conseil, Erard m’avait dit : « Conseillez-la pour cette abjuration ». D’abord, je m’étais excusé ; puis je dis à Jeanne: « Comprenez bien que si vous allez à l’encontre d’aucun desdits articles, vous serez brûlée. Je vous conseille de vous en rapporter à l’Eglise universelle si vous devez abjurer ces articles ou non. » Guillaume Erard me dit: « Eh bien! que lui dites-vous? » Je fais connaître à Jeanne le texte de la cédule et je l’invite à signer; mais elle déclare qu’elle ne saurait signer.» A ce moment Jeanne dit à haute voix:
« Je veux que l’Eglise délibère sur ces articles. Je m’en rapporte à l’Eglise universelle si je les dois abjurer ou non. Que la cédule soit lue par l’Eglise et par les clercs aux mains desquels je dois être placée. Si leur avis est que je doive la signer et faire ce qui m’est dit, je le ferai volontiers.» Maître Erard répartit : « Fais-le maintenant;

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sinon tu seras brûlée aujourd’hui même, » et il me défendit de conférer davantage avec Jeanne. Celle-ci dit alors qu’elle aimait mieux signer que brûler. Au même instant un grand tumulte s’éleva parmi le populaire. Il y eut plusieurs pierres jetées, par je ne sais qui. De fait, avant de quitter la place, Jeanne abjura les articles. Elle fit une croix, avec une plume que je lui donnai 1.
Au départ j’avisai Jeanne qu’elle requît d’être menée aux prisons d’Eglise, et qu’elle y avait droit puisque c’est l’Eglise qui la condamnait. Même chose fut requise auprès de l’évêque de Beauvais, par quelques-uns des assistants dont j’ai oublié les noms. Mais l’évêque répondit: « Menez-la au château d’où elle est venue. » Et ainsi fut fait.
Ce même jour, après dîner, devant le conseil de l’Eglise, Jeanne déposa l’habit d’homme et prit l’habit de femme, ainsi qu’il lui était ordonné. C’était le jeudi ou le vendredi de la Pentecôte. L’habit d’homme fut mis dans un sac dans la chambre même où Jeanne était détenue prisonnière. Elle demeura sous la garde de cinq Anglais. La nuit, il en restait trais dans la chambre et deux dehors à la porte de la chambre., Jeanne, couchée, avait les jambes tenues par deux paires de fers et le corps enserré par la chaîne qui, traversant les pieds de son lit, tenait à une grosse pièce de bois et fermait à clef. En cet état elle ne pouvait changer de place.


1. Rapprochez les dépositions de Manchon, Boisguillaume, Taquel, Courcel, Jean de Mailly, Guillaume de la Chambre, Guillaume du Désert, Jean Monnet, Jean de Lenozoles, Aimond de Macy, Guesdon, Moreau, qui établissent l’existence d’une formule falsifiée de l’abjuration.


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Déposition de Guillaume Manchon, greffier.

Lorsque le procès fut complètement instruit, des consultations furent demandées, la collation fut faite, et on décida que Jeanne serait prêchée. On la conduisit sur un échafaud. Je me souviens que dans la prédication qui fut faite, maître Jean Erard proféra, entre autres, les paroles suivantes: « Ha, noble maison de France qui as toujours été protectrice de la foi, as-tu été ainsi abusée, de t’attacher à une hérétique et schismatique ! C’est grande pitié ! »A quoi la Pucelle fit une réponse que je ne me rappelle pas, sauf qu’elle y faisait grand éloge de son rai, en disant que c’était le meilleur chrétien et le plus sage qui fût au monde. Sur ce, ledit Erard et monseigneur de Beauvais dirent impérieusement à l’huissier Massieu « Faites-la taire ».
Deux sentences étaient préparées: l’une d’abjuration, l’autre de condamnation. L’évêque les avait toutes deux sur lui. Déjà il avait produit la sentence de condamnation et en donnait, lecture. Maître Nicolas Loyseleur continuait à presser Jeanne de faire ce qu’il lui avait dit et de prendre un, habit de femme, Il y eut un court temps. d’arrêt pendant lequel un Anglais qualifia l’évêque de traître. « Vous mentez », lui répondit l’évêque. À ce moment Jeanne se déclara prête à obéir à l’Eglise Aussitôt on lui fit prononcer l’abjuration dont on lui donna lecture. Je ne sais si elle répéta ce qui était lu, ou si elle se contenta, la lecture faite, de déclarer qu’elle disait de même. Ce que je sais, c’est qu’elle souriait. Le bourreau était là, avec sa charrette, attendant qu’on lui donnât Jeanne pour la brûler.


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Je n’ai pas vu faire la cédule d’abjuration; mais elle avait été faite, une fois les opinions recueillies, avant qu’on se rendît à la place Saint-Ouen. Je ne me souviens pas qu’on eût lu ou expliqué à Jeanne la formule d’abjuration, si ce n’est au moment même où elle abjura.
Comme, en revenant du prêche de Saint-Ouen, après l’abjuration, Loyseleur dit à la Pucelle: « Jeanne, vous avez fait une bonne journée. S’il plaît à Dieu, vous avez sauve votre âme — Or çà, dit-elle, entre vous gens d’Eglise, menez-moi en vos prisons, et que je ne sois plus en la main de ces Anglais. » Sur quoi monseigneur de Beauvais: « Menez-la où vous l’avez prise. » En conséquence, Jeanne fut ramenée au château d’où elle était partie.
Au cours du procès on lui demanda pourquoi elle ne revêtait pas un habit de femme et ne reconnaissait pas qu’il y a indécence pour une personne de son sexe d’avoir une tunique d’homme ainsi que des chausses attachées avec force cordons étroitement serrés, Jeanne se plaignit à lui et au comte de Warwick. « Je n’oserais quitter ces chausses, dit-elle, ni les garder sans qu’elles fussent fortement attachées. Vous savez bien, l’un et l’autre, que mes gardes ont plusieurs fais tenté de me violer. Une fois même, comme je criais, vous, comte de
Warwick, vous êtes venu à mes cris pour me secourir ; et si vous n’étiez venu, j’aurais été violée par mes gardes. »

Déposition de Guillaume Delachambre, médecin.

Lors du sermon prêché par Guillaume Erard [au cimetière Saint-Ouen], je me trouvai dans l’assistance. Je ne me souviens pas cependant de ce qui fut dit dans le

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sermon. Mais j’ai bonne souvenance de l’abjuration de Jeanne. Elle différa longtemps à la faire. Enfin, maître Guillaume Erard l’y détermina, en lui disant de faire ce qu’au lui conseillait et qu’elle sortirait de prison. Sans cette condition, non autrement, elle se décida, et lut ensuite certaine autre petite, cédule contenant six ou sept lignes sur une feuille de papier double. J’étais si près que je pouvais voir les lignes en leur nombre.


Déposition de Guillaume Boisguillaume, greffier.

Au sujet de la cédule d’abjuration qui fut faite lors de la première sentence, je sais qu’elle fut lue en public. Par qui? Je l’ai oublié. Selon moi, Jeanne n’y comprenait rien; et il ne lui fut pas donné d’explication. Pendant un long espace de temps, elle refusa de signer cette cédule d’abjuration. Enfin, de force et par crainte, elle signa, en faisant une croix.


Déposition de Nicolas Taquel, greffier.

J’ai assisté à la prédication de Saint-Ouen. Je n’étais pas sur l’estrade avec les autres greffiers ; mais j’étais assez près pour tout voir et tout entendre. J’avais les yeux sur Jeanne, je me le rappelle bien, quand la cédule d’abjuration lui fut lue. C’est messire Jean Massieu qui, la lut. Elle comprenait à peu près six lignes de grosse écriture. Jeanne répétait à mesure que Massieu lisait. Cette formule d’abjuration était en français et commençait par ces mats : Je Jeanne... Après l’abjuration, Jeanne fut condamnée à la prison perpétuelle et conduite au château.

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Déposition de Jean Monnet, chanoine.

J’ai assisté au prêche de Saint-Ouen ; je me souviens d’avoir vu la cédule d’abjuration qui fut lue alors. A ce qu’il me semble, c’était une petite cédule de six ou sept lignes.

Déposition du chevalier Aymoin de Macy.

Jeanne fut conduite sur la place, devant Saint-Ouen. Elle dit qu’elle était contente de faire tout ce qu’on voudrait. Aussitôt un secrétaire du roi d’Angleterre, là présent, nommé Jean Calot, tira de sa manche une petite cédule tout écrite, qu’il lui présenta à signer. « Mais, répondit-elle, je ne sais ni lire ni écrire. » Ce nonobstant, le secrétaire Laurent Calot revint à Jeanne avec ladite cédule et une plume pour signer. Par manière de dérision, Jeanne fit une espèce de rond. Alors Laurent Calot prit la main de Jeanne qui tenait la plume et lui fit tracer un signe dont je n’ai pas souvenir.

Déposition de maître Jean Beaupère, chanoine de Paris, de Besançon, de Rouen.

..Avant que Jeanne fût menée à Saint-Ouen, j’eus congé d’entrer dès le matin dans la prison où elle était, et je l’avertis qu’elle serait tantôt conduite à l’échafaud pour être prêchée. « Si vous êtes bonne chrétienne, lui dis-je, vous direz là que vous soumettez tous vos faits et dits à notre sainte Mère l’Eglise et spécialement aux jugea ecclésiastiques. — Ainsi ferai-je, » me répondit-elle.

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Déposition de maître Nicolas Dudésert, chanoine.

J’assistai à la prédication de Saint-Ouen. J’y vis et entendis l’abjuration de Jeanne, se soumettant à la détermination, au jugement et aux commandements de l’Eglise. Un docteur anglais fut mécontent que l’évêque acceptât cette abjuration de Jeanne, parce qu’elle en prononçait quelques mots en riant. Il dit â l’évêque: « Vous faites mal d’accepter une abjuration pareille. C’est une dérision. » L’évêque lui répondit avec humeur: « Vous mentez. Juge en cause de foi, je dois plutôt chercher son salut que sa mort. »


Déposition de Jean Fave, maître des requêtes.

Après le prêche de Saint-Ouen, comme on ramenait Jeanne en prison au château de Rouen, les soldats l’insultaient et leurs chefs les laissaient faire. Les principaux d’entre les Anglais étaient en grande irritation contre l’évêque de Beauvais et les assesseurs, parce que Jeanne n’avait pas été trouvée coupable, condamnée et mise à mort. L’indignation fut telle qu’au moment où l’évêque et les docteurs revenaient du château, quelques Anglais, disant qu’ils avaient mal gagné l’argent du roi, levèrent leurs épées sur eux. Cependant ils ne les frappèrent pas.
J’ai ouï qu’après ce prêche le comte de Warwick se plaignit à l’évêque et aux docteurs: « Le roi est mal soutenu, dit-il, puisque Jeanne s’échappe. » A quoi l’un d’eux répondit: « Messire, n’ayez cure, nous la rattraperons bien. »


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CINQUANTE-DEUXIÈME SÉANCE

JEUDI 24 MAI 1431.

[Dans la préface de ce livre nous avons montré l’iniquité de la séance du cimetière de Saint-Ouen. Les preuves de l’imposture sont aujourd’hui évidentes; et l’abjuration, au sens où on l’entendait, n’a jamais été faite. Jeanne a témoigné de sa soumission, de sa déférence; elle n’a rien désavoué de son passé. La formule qu’elle a consenti à signer ne contredit en rien ses affirmations au procès. Elle n’a eu ni faiblesse, ni chute: ce point est indiscutable. Afin de permettre l’étude de cet épisode, nous donnons ici, non pas le récit véritable, mais le document falsifié du faux acte d’abjuration.]
Ledit jour jeudi après la Pentecôte, au matin, nous juges, nous sommes transportés en lieu public dans le cimetière de l’abbaye de Saint-Ouen de Rouen, Jeanne étant présente devant nous sur un échafaud ou ambon. Là, nous avons d’abord fait prononcer une solennelle prédication par illustre maître Erard, docteur en sainte théologie, pour l’admonition salutaire de ladite Jeanne , et de tout le peuple assistant en grande multitude. Nous assistaient:
Révérendissime père en Jésus-Christ (de Beaufort) par la permission divine cardinal prêtre du titre de Saint-Eusèbe, de la sacro-sainte Eglise romaine, vulgairement appelé le cardinal d’Angleterre ;

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RR. PP. en Dieu les évêques de Thérouanne, Noyau, Norwich ;
Messeigneurs les abbés de la Sainte-Trinité de Fécamp, de Saint-Ouen de Rouen, de Jumièges, de Bec-Hélouin, de Cormeilles, de Saint-Michel-au-péril-de-la-Mer, de Mortemer, de Préaux;
Les prieurs de Longueville-Giffard et de Saint-Lô de Rouen;
Maîtres J. de Châtillon, J. Beaupère, N. Midi, P. Houdenc, P. Maurice, J. Faucher, G. Haiton, N. Coppequesne, Th. de Courcelles, R, Sauvage, R. du Grouchet, P. Minier, J. Pigache, J. Duchemin, M. du Quesnoy, G. Boucher, J. Lefèvre, R. Roussel, J. Garin, N. de Venderès, J. Pinchon, J. Ledoux, R. Barbier, A. Marguerie, J. Alépée, Aubert-Morel, J. Colombel, D. Gatinel.
Le docteur susnommé a pris son thème au chap. XV de saint Jean: « Le palmier ne peut fructifier par lui-même s’il ne reste en la vigne ». Il dit ensuite que tout catholique devait rester en la vraie vigne de notre sainte mère l’Eglise que la droite du Christ a plantée. Il a montré que ladite Jeanne s’était séparée de l’unité de cette même sainte mère l’Eglise, par beaucoup d’erreurs et de crimes graves : qu’elle avait ainsi maintes fois scandalisé le peuple chrétien admonestant Jeanne et tout le peuple.
Après la prédication, M. le prédicateur dit à Jeanne : « Veecy Messeigneurs les juges, qui plusieurs fois vous ont soumis et requise que voulsissiez submectre tous vous fais et dis à nostre mère saincte Eglise : et que, en ses diz et fais, estoient plusieurs choses, lesquels, comme il semblait aux clercs, n’estoient bonnes à dire ou soustenir. »

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A quoy elle respond: « Je vous respondray ». Et à la submission de l’Eglise, dist : « Je leur ay dit en ce point de toutes les oeuvres que j’ay faictes, et les diz soient envoyés à Romme devers nostre saint père le pape, duquel et à Dieu premier je me rapporte. Et quant aux dis et fais que j’ay fais, je les ay fais de par Dieu. »
Item dit que, de ses fais et dis, elle ne charge quelque personne, ni son roy, ni autre; et s’il y a quelque faulte, c’est à elle et non à autre.
Interroguée se les fais et dis qu’elle a fais, qui sont réprouvez, s’elle les veult révoquer, R. « Je m’en raporte à Dieu et à nostre saint père le pape. »
Et pour ce, il luy dit que il ne suffisait pas, et que on ne pavait pas pour [cela] aler querir nostre saint père si bing; aussi que les ordinaires estaient juges chacun en leur diocèse; et pour ce estoit besoing qu’elle se rapportast à nostre mère saincte Eglise, et qu’elle tenist ce que les clercs et gens en ce se congnoissans en disaient et avaient déterminé de ses dix et fais, et de ce fut amonnestée jusques à la tierce monicion.
Et après ce, comme la sentence fut encommencée à lire, elle dit qu’elle vouloit tenir tout ce que les juges et l’Eglise vouldroient dire et sentencier, et obéir du tout à l’ordonnance et voulenté d’eulx. Et alors, en la présence des dessusdits et grant multitude de gens qui là estoient, elle révoqua et fist son abjuracion en la manière qui en suit...
Et dist plusieurs fois que, puisque les gens d’Eglise disoient que ses apparicions et révélacions n’estoient point à soustenir ni à croire, elle ne voulait soutenir; mais du tout s’en rapportait aux juges et à nostre mère saincte Eglise.


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Et ensuite la sentence fut prononcée par MM. les juges comme il sera exprimé ci-après.

Formule falsifiée de l’abjuration.

Toute personne qui a erré et mespris en la foy chrestienne, et depuis, par la grâce de Dieu, est retournée en lumière de vérité et à l’union de nostre mère saincte Eglise, se doit moult bien garder que l’ennemi d’enfer ne le reboute et fasse recheoir en erreur et damnacion.
Pour ceste cause, je Jehanne, communément appelée la Pucelle, misérable pécheresse, après ce que j’ay cogneu les las (lacs) de erreur auquel je estoie tenue, et que, par la grâce de Dieu, sui retournée à nostre mère saincte Eglise, affin que on voye que non pas fainctement, mais de bon cuer et de bonne volonté, sui retournée .à icelle, je confesse que j’ay très griefment péchié, en faignant mençongeusement avoir eu révélacions et apparicions de par Dieu par les anges et saincte Katherine et saincte Marguerite; en séduisant les autres, en criant (croyant) facilement et légièrement, en faisant superstitieuses divinacions, en blasphémant Dieu, ses sains et ses sainctes; en trespassant la loy divine, la saincte Escripture, les droiz canons; en partant habit dissolu, difforme et déshonneste contre la décence de nature et cheveux rongnez en ront en guise de homme, contre toute honnesteté du sexe de femme; en portant aussi armeures par grant présompcian; en désirant crueusement effusion de sang humain; en disant que toutes ces choses j’ay fait par le commandement de Dieu, des angelz et des sainctes dessus dictes, et que en ces choses j’ay bien fait et n’ay point mespris en mesprisant Dieu et ses sacre-

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ments; en faisant sédicions et ydolatrant, par aourer (adorer) mauvais esperis, est en invocant iceuix.
Confesse aussi que j’ay esté scismatique et que par pluseurs manières ay erré en la foy. Lesqueiz crimes et erreurs, de bon cuer et sans ficcion, je, de la grâce de Nostre-Seigneur, retournée à voye de vérité, par la saincte doctrine et par le bon conseil de vous et des docteurs et maistres que m’avez envoyez, abjure, déteste, regnie et de tout y renonce et m’en dépars.
Et sur toutes ces choses devant dictes, me soubmetz à la correccion, disposicion, amendement et totale déterminacion de nostre mère saincte Eglise et de vostre bonne justice. Aussi je vous jure et prometz à monseigneur saint Pierre, prince des apostres, à nostre saint père le pape de Romme, son vicaire et à ses successeurs, et à vous, mes seigneurs, révérend père en Dieu, monseigneur l’évesque de Beauvais, et religieuse personne frère Jehan le Maistre, vicaire de monseigneur l’Inquisiteur de la Foy, comme à mes juges, que jamais, par quelque exhortement ou autre manière, ne retourneray aux erreurs devant diz, desquelz il a pieu à nostre seigneur moy délivrer et ostel; mais à toujours demourer en l’union de nostre mère saincte Eglise, et en l’obéissance de nostre saint père le pape de Romme.
Et cecy je diz, afferme et jure par Dieu le Tout-Puissant, et par ces sains Evangiles. Et en signe de ce, j’ay signé ceste cédule de mon signe; ainsi signée : JEHANNE.

Sentence prononcée après la soumission de Jeanne.

Au nom de Dieu, amen. Tous les pasteurs de l’Eglise qui veulent garder le troupeau du Seigneur doivent sur-

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tout s’efforcer de résister, par une vigilance constante et la plus grande sollicitude, à déjouer les embûches de l’ennemi, semeur perfide, qui cherche à infecter de ses fraudes les ouailles de Dieu. Cela est surtout nécessaire dans ces temps périlleux où de faux prophètes sont annoncés par l’Ecriture comme devant venir au monde, introduisant avec eux des sectes de perdition et d’erreur. Ceux-ci pourraient en effet séduire les fidèles du Christ par des doctrines nouvelles et étrangères, si notre sainte mère l’Eglise, appuyée sur les canons des saines doctrines, ne mettait ses soins attentifs à repousser leurs interventions erronées. C’est pourquoi, par-devant nous, Pierre, etc., et Jean, etc., juges compétents, toi, Jeanne, dite la Pucelle, tu as été déférée et appelée en jugement doctrinal, à raison de divers crimes pernicieux. Nous donc, vu ton procès et spécialement tes réponses, vu la délibéracion des docteurs, tant de la faculté de théologie que de l’Université de Paris, vu la délibération de beaucoup d’autres clercs et docteurs étant à Rouen; après en avoir sincèrement délibéré avec des zélateurs pratiques de la foi chrétienne, considérant tout ce qui dans cette cause est à considérer, etc.
Nous, ayant devant les yeux le Christ et l’honneur de la foi orthodoxe, afin que notre jugement provienne du visage de Dieu, nous disons et prononçons que tu as très gravement manqué en feignant menteusement des révélations et apparitions divines; en séduisant autrui; en croyant avec légèreté et témérité, en divination superstitieuse; en blasphémant Dieu et les saints; en prévariquant contre la loi, la saincte Ecriture et les sanctions canoniques; en méprisant Dieu dans ses sacrements, suscitant des séditions, encourant le crime

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de schisme et en errant contre la foi catholique. Cependant, attendu que, plusieurs fais admonestée et mise en demeure, enfin, le secours de Dieu aidant, revenant, nous le croyons, au giron de notre sainte mère l’Eglise, d’un coeur contrit, avec une foi non feinte, tu as ouvertement de ta bouche révoqué tes erreurs, repoussées ou dissipées par une prédication publique, et que tu les as abjurées, ainsi que toute hérésie, de vive voix par une déclaration publique, nous t’absolvons par les présentes, conformément aux sanctions canoniques, des liens de l’excommunication dont tu avais été liée. Si ton retour à l’Eglise est l’acte d’un coeur sincère et d’une foi non feinte, tu observeras fidèlement les injonctions qui t’ont été et qui te seront prescrites. Or donc, et attendu les délits téméraires que tu as commis, comme il a été dit, contre Dieu et la sainte Eglise, nous te condamnons finalement et définitivement, comme pénitence à expier pour ton salut, â la prison perpétuelle avec le pain de douleur et l’eau d’angoisse, afin que tu pleures tes péchés et que les ayant pleurés, tu ne les commettes plus à l’avenir, sauf notre grâce et mitigation.


CINQUANTE-TROISIÈME SÉANCE

JEUDI 24 MAI, APRÈS-MIDI.


A ladite heure (après-midi), nous frère Jean Lemaître, vicaire susdit, assisté de N. Midi, N. Loyseleur, Th. de Courcelles, Is. de la Pierre et plusieurs autres, nous sommes transportés dans la prison de Jeanne où elle

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était. Il lui a été exposé par nous et d’autres, que Dieu, en ce jour, lui avait fait une grande grâce, et aussi les ecclésiastiques, en la recevant en grâce et miséricorde de notre sainte mère l’Eglise; que, par ces motifs, elle devait obéir humblement à la sentence et au commandement des juges et ecclésiastiques; quelle devait abandonner tout à fait ses anciennes erreurs et inventions, sans y plus revenir. Nous lui avons signifié que si elle y retombait, l’Eglise ne la recevrait plus, mais l’abandonnerait totalement. Ensuite il lui a été dit qu’elle quittât ses habits d’homme et prît ceux de femme, comme il lui avait été commandé par l’Eglise.
Ladicte Jeanne a répondu qu’elle prendrait volontiers l’habit de femme et qu’elle obéissait ponctuellement aux ecclésiastiques. Ayant donc reçu l’habillement féminin qui lui était présenté, elle le revêtit en dépouillant sur le champ son costume d’homme. Elle se baissa en outre enlever et raser les cheveux qu’elle portait auparavant taillés au rond.


Déposition de Jean Massieu, huissier.

Le dimanche, qui était le jour de la Trinité, voici ce qui se passa. Jeanne me l’a dit à moi-même. Le jour se leva et Jeanne dit aux Anglais, ses gardes: « Déferrez-mai et je me lèverai. » Alors un de ces Anglais lui tira ses habits de femme qu’elle avait sur elle. On vida le sac où était l’habit d’homme; on jeta cet habit sur son lit, en lui disant: « Lève-toi », et on serra dans le sac les habits de femme. Jeanne se couvrit de l’habit d’homme qu’on lui avait donné. En même temps, elle disait: « Messieurs, vous savez que cela m’est défendu. Sans faute, je ne le

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prendrai point ». Mais ils refusèrent de lui rendre l’autre, si bien que le débat dura jusqu’à midi. A la fin, étant obligée de faire ses besoins, Jeanne fut contrainte de sortir dehors et de prendre cet habit; et, après qu’elle fut retournée, on ne lui en voulut pas donner d’autre, nonobstant quelque supplication ou requête qu’elle en fit.
C’est le mardi après la Trinité, avant le dîner, que Jeanne me raconta tout cela. Ce jour-là le promoteur l’avait quittée pour aller avec monseigneur de Warwick et j’étais demeuré seul avec elle. Incontinent je demandai à Jeanne pourquoi elle avait repris l’habit d’homme, et nie fit le récit qu’on vient de lire.
Le dit dimanche de la Trinité divers conseillers et gens d’église furent mandés au château, après dîner, pour constater que Jeanne avait repris l’habit d’homme. Je n’y fus pas avec eux, mais je les rencontrai auprès du château tout transis de peur. Ils disaient que les Anglais, avec haches et épées, les avaient bien furieusement pourchassés, les appelant traîtres avec d’autres injures.
Après que Jeanne eut été vue pendant tout ce jour de la Trinité, avec l’habit d’homme repris par elle, on remit à sa disposition pour le lendemain les vêtements de femme.
Cette reprise de l’habit d’homme fut cause de la condamnation et jugement de relaps: condamnation injuste d’après ce que j’ai vu et connu de Jeanne.


Déposition de frère Isambard de la Pierre, frère prêcheur.

Lorsque, malgré sa renonciation, Jeanne eut repris l’habit d’homme, plusieurs autres et moi l’entendirent se justifier de ce fait, protestant publiquement que les

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Anglais lui avaient fait en la prison beaucoup de tort et de violence quand elle portait les vêtements de femme. Je la vis éplorée, le visage plein de larmes et défigurée et changée, de telle sorte que j’en eus pitié et compassion.
On la déclara devant tous hérétique obstinée et relapse; elle dit très haut : « Si vous, messeigneurs de l’Eglise, m’eussiez conduite et gardée en vos prisons, par aventure il n’en eût pas été ainsi. »
Jeanne avait demandé à être conduite aux prisons de l’Eglise. On le lui refusa. Je tiens de sa propre bouche qu’elle se trouva en butte à une tentative de viol de la part d’un lord anglais. C’est pour ce motif et en vue de pouvoir résister plus efficacement, disait-elle, qu’elle avait repris l’habit d’homme. On avait eu d’ailleurs l’habileté de laisser son vêtement tout près d’elle dans sa prison.
Jeanne fut, sur le fait de l’habit, déclarée relapse. En sortant d’auprès d’elle, l’évêque de Beauvais disait aux Anglais qui attendaient dehors: « Farewell (adieu); faites bonne chère ; c’est fait. » Moi-même je vis et entendis l’évêque quand il se réjouissait avec les Anglais et disait devant tout le monde au comte de Warwick et à d’autres: « Elle est pincée ».

Déposition de Guillaume Manchon, greffier.

Le dimanche qui suivit l’abjuration et qui était la fête de la Trinité, nous maîtres-greffiers et d’autres gens devisant du procès, nous fûmes mandés par l’évêque et par le comte de Warwick pour nous rendre au château de Rouen. « Jeanne, nous disait-on, avait repris l’habit d’homme et était relapse ». Nous allâmes au château; mais quand nous fûmes arrivés à la grande cour, en

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l’absence de l’évêque, voilà que des Anglais en armes vinrent nous assaillir. Ils étaient au mains cinquante, peut-être quatre-vingts, peut-être même cent. Ils nous invectivaient, disant que nous tous, gens d’Eglise, étions faux, traîtres, armagnacs, mauvais conseillers, ayant gâté le procès. Leur colère venait, je pense, de ce que Jeanne n’avait pas été brûlée à la suite de la première prédication. C’est à grand’peine et avec grande frayeur que nous échappâmes et sortîmes du château. Pour ce jour-là nous ne fîmes rien.
Le lendemain, lundi, je fus derechef mandé au château par l’évêque et par le comte. Je répondis que je n’irais point si je n’avais entière sûreté, vu la peur que j’avais eue la veille. Et, en effet, je n’y fusse pas revenu, n’eût été l’envoi qui me fut fait d’un des gens de monseigneur de Warwick, qui me conduisit jusqu’à la prison, où je trouvai les deux juges et quelques autres avec eux, quoique en petit nombre.

Déposition de maître Jean Beaupère.

L’abjuration faite, Jeanne revêtit en sa prison l’habit de femme. Mais, le vendredi ou samedi d’après, il fut rapporté aux juges qu’elle se repentait d’avoir laissé l’habit d’homme et pris l’habit de femme derechef. C’est pourquoi mon seigneur de Beauvais envoya maître Nicolas Midi et moi, dans l’espoir que nous parlerions à Jeanne pour l’admonester et l’induire à persévérer dans le bon propos qu’elle avait eu sur l’échafaud et à se garder d’une rechute. Mais nous ne pûmes trouver celui qui gardait le chef de la prison. Tandis que nous attendions le gardien,


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quelques Anglais qui étaient dans la cour du château prononcèrent des paroles de menace à notre adresse. C’est Midi qui me les rapporta. Ils disaient: « Qui les jetterait tous deux dans la rivière, ce serait bien fait. » Sur ces propos, nous nous en retournâmes. Comme nous traversions le pont du château, ledit Midi ouït et me rapporta des propos pareils tenus par d’autres Anglais. Cela nous épouvanta, et nous nous en retournâmes sans parler à Jeanne.


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DEUXIÈME JUGEMENT
CINQUANTE-QUATRIÈME SÉANCE

LUNDI 28 MAI 1431.

Le lundi suivant 28 mai, en présence de R. P. en J.-C. et seigneur Monseigneur l’évêque de Beauvais, et de religieuse personne frère Jean Lemaître, vicaire..., s’assemblèrent mes seigneurs maîtres : N. de Venderès, G. Haiton, Th. de Courcelles, frère Is. de la Pierre, Furent aussi présents : Jacques Camus, Nicolas Bertin, Julien Fbosquet et J. Gris. Par-devant lesquels comparut ladite Jeanne. Or, comme celle-ci était vêtue et habillée en homme, à savoir de robe courte, chaperon, gippon, et autres vêtements masculins, vêtements que, par ordre de mes seigneurs, elle avait naguère quittés pour reprendre. habit de femme, nous l’avons interrogée pour savoir quand et pourquoi elle avait repris habit d’homme.
R. Qu’elle a nagaires reprins ledit abit d’omme, et lessié l’abit de femme.
Interroguée pourquoy elle l’avait prins, et qui luy avoit fait prandre, R. Qu’elle l’a prias de sa vollenté, sans nulle contraincte, et qu’elle ayme mieulx l’abit d’omme que de femme.
Item luy fut dit qu’elle avoit promis et juré non rep

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prandre ledit abit d’homme, R. Que oncques n’entendi qu’elle eust fait le serement de non le prendre.
Interroguée pour quelle cause elle l’avait reprins. R. Que, pour ce qu’il luy estait plus licite de le reprendre et avoir habit d’omme, estant entre les hommes, que de avoir habit de femme. Item dit qu’elle l’avait reprins, pour ce que on ne luy avait point tenu ce qu’on luy avait promis, cest assavoir qu’elle irait à la messe et recevrait son Sauveur, et que on la mectroit hors des fers.
Interroguée s’elle avait abjuré et mesmement de celui habit non reprandre, R. Qu’elle ayme mieulx à mourir que de estre ès fers, mais se on la veult laisser aler à la messe et oster hors des fers et meictre en prison gracieuse, et qu’elle eust une femme, elle sera bonne et fera ce que l’Eglise vauldra.
Interroguée se, depuis jeudi, elle a point ouy ses voix, R. Que ouil.
Interroguée qu’elles luy ont dit, R. Qu’elles luy ont dit que Dieu luy a mandé par sainctes Katherine et Marguerite la grande pitié et trayson que elle consenty en faisant l’abjuracion et révocacion pour sauver sa vie; et que elle se dampnoit pour sauver sa vie.
Item dit que, au devant de jeudi, que ses voix luy avoient dit ce que elle ferait, qu’elle fist ce jour.
Dit oultre que ses voix luy disrent en l’escharfault que elle respondit à ce preseheur hardiement, et lequel prescheur elle appelait faulx prescheur, et qu’il avait dit plusieurs choses qu’elle n’avoit pas foictes.
Item dist que, se elle disoit que Dieu ne l’avait envoyée, elle se dampneroit; que vray est que Dieu l’a envoyée.
Item dist que ses voix luy ont dit depuis, que avait fait

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grande mauvestié de ce qu’elle avait fait, de confesser qu’elle n’eust bien fait.
Item, dit que de paour du feu, elle a dit ce qu’elle a dit.
Interroguée s’elle croist que ses voix soient saincte Marguerite et saincte Katherine, R. Que ouil et de Dieu.
Interroguée de la couronne, R. « De tout je vous en ay dit la vérité au procès, le mieulx que j’ay sceu. »
Et quant ad ce qui luy fut dit que en l’escharfault avoir dit, mansongeusement elle s’estoit vantée que s’estoient sainctes Katherine et Marguerite, R. Qu’elle ne l’entendoit point ainsi faire ou dire.
Item dit qu’elle n’a point dit ou entendu révoquer ses apparicions, c’est assavoir que ce fussent sainctes Marguerite et Katherine ; et tout ce qu’elle a fait, c’est de paour de feu, et n’a rien révoqué que ce ne soit contre la vérité.
Item dit qu’elle ayme mieulx faire sa pénitance à une fois, c’est assavoir à mourir, que endurer plus longuement paine en chartre.
Item dit qu’elle ne fit oncques chose contre Dieu ou la foy, quelque chose que on luy ait fait révoquer ; et que ce qui estoit en la cédule de l’abjuracion, elle ne l’entendait point.
Item dit qu’elle dist en l’eure [qu’elle était sur l’échafaud] qu’elle n’en entendoit point revoquer quelque chose, se ce n’estoit pourvu qu’il plust à nostre Sire (Dieu).
Item dit que se les juges veullent, elle reprandra l’habit de femme ; du résidu, elle n’en fera autre chose.



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CINQUANTE-CINQUIÈME SÉANCE

MARDI 29 MAI 1431.


[Dans la chapelle de l’archevêché, à Rouen.]
Dernière délibération.
N. de Venderès : Jeanne doit être et est considérée hérétique. La sentence ayant été portée par les juges, Jeanne doit être abandonnée au bras séculier, avec prière de la vouloir traiter bien doucement.
Gilles, abbé de Fécamp : Jeanne est relapse. Cependant il est bon de lui relire la cédule comminatoire qui lui a été lue dernièrement et de la lui expliquer en lui prêchant la parole divine. Cela fait, les juges ont à la déclarer hérétique, puis à l’abandonner au bras séculier avec prière de la traiter bien doucement.
J. Pinchon: Elle est relapse. Pour le reste s’en rapporte aux théologiens. G. Erard : Relapse, et partant doit être abandonnée (comme M. de Fécamp).
R. Gilbert, comme G. Erard.
L’abbé de Saint-Ouen, J. de Châtillon, E. Emengard, G. Boucher, le prieur de Longueville, G. Haiton, A. Marguerie, J. Alépée, J. Garin, comme M. de Fécamp.
D. Gastinel : Cette femme est hérétique et relapse ; elle doit être abandonnée au bras séculier sans recommandation de la traiter doucement.
P. de Vaux: idem.
P. de Houdenc, J. Nibat, Guillaume abbé de Mortemer, J. Guesdon, N. Coppequesne, G. du Desert, P. Maurice, Baudribosc, Cavai, Loyseleur, Desjardins, Tiphaine, du

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Livet, du Crotoy, P. Correl, Ledoux, Colombel, Morel, Ladvenu, Dugrouchet, Pigache, Delachambre médecin, comme M. de Fécamp.
Th. de Courcelles, Is. de la Pierre, comme M. de Fécamp. Ils ajoutent que cette femme doit être encore avertie charitablement pour le salut de son âme, en lui représentant qu’elle n’a plus rien à espérer de sa vie temporelle.
J. Mauget, comme M. de Fécamp.




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L’EXÉCUTION SUR LA PLACE DU VIEUX MARCHÉ
30 Mai 1431.

CINQUANTE-SIXIÈME SÉANCE

MERCREDI 30 MAI, VERS 9 HEURES DU MATIN,
A ROUEN, SUR LE VIEUX MARCHÉ.

Par exploit de Jean Massieu, prêtre, Jeanne, ayant été citée, comparaît:
Présents et assistants : Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, et fr. Jean Lemaître, de l’ordre de Saint-Dominique, juges.
[Henri de Beaufort, cardinal d’Angleterre 1.]
Les évêques de Thérouanne et de Noyon.
J. de Châtillon, A. Marguerie, N. de Venderès, R. Rousse!, D. Gastinel, G. le Bouchier, Th. de Courcelles, J. Alépée, P. de Houdenc, P. Maurice, G. Haiton, le prieur de Longueville, R. Gilebert, [J. Lefebvre,

1. Le cardinal d’Angleterre témoin au cimetière de Saint-Ouen ne figure pas parmi les membres présents au Vieux-Marché, Cf. L’Averdy. Notice des mss. du procès, in-4°, 1790, p. 155, n’°111. Il paraît toutefois certain, d’après divers témoignages, que le prélat assiste au prononcé et à l’exécution de la sentence, Quicherat, Procès, t. II, p. 6; t. III, p. 185; Vallet de Viriville, Procès, p. 240, notes.

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J. Garin 1] et beaucoup d’autres seigneurs et maîtres, ecclésiastiques, fut amenée ladite Jeanne par-devant nous, par Jean Massieu, à la vue du peuple réuni en foule, et placée sur un échafaud ou ambon. Pour l’admonester salutairement et édifier les peuples, une prédication solennelle a été faite par illustre docteur eu théologie M. Nicolas Midi. Celui-ci a pris pour thème la parole de l’apôtre écrite au chapitre XIe de la Ire aux Corinthiens « Si un membre souffre, tous les autres membres souffrent. »
La prédication finie, nous avons de nouveau averti ladite Jeanne qu’elle pourvût au salut de son âme; qu’elle songeât à ses méfaits pour en faire pénitence avec vraie contrition. Nous l’avons exhortée de croire aux conseils des clercs et notables hommes qui l’instruisaient et enseignaient touchant son salut; spécialement des deux vénérables frères qui l’assistaient et que nous y avions commis pour cet effet 2. Cela fait, nous évêque et vicaire, eu égard à ce qui précède. D’où il résulte que ladite femme, obstinée dans ses erreurs, ne s’est jamais sincèrement désistée de ses témérités et crimes infâmes; que, bien plus et loin de là, elle s’est montrée évidemment plus condamnable, par la malice diabolique de son obstination en feignant une contrition fallacieuse et une pénitence et amendement hypocrite, avec parjure du saint nom de Dieu et blasphème de son ineffable majesté; attendu qu’elle s’est montrée ainsi, — comme obstinée, incorri-


1. Ces noms figurent dans un acte spécial dressé pour commémorer les condainsiations et produit en justice lors du procès de réhabilitation. Cf. Quicherat, Procès, t. III, p. 386.
2. Fr. Isambard de la Pierre et fr. Martin Ladvenu, dominicains.


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gible, hérétique et relapse — indigne de toute grâce et communion que nous lui avions miséricordieusement offertes dans notre première sentence; tout considéré, sur la délibération et conseil de nombreux consultants, nous avons procédé à notre sentence définitive, en ces termes.
Au nom de Dieu, amen. Toutes les fois que le venin pestilentiel de l’hérésie s’attache à l’un des membres de l’Eglise, et le transfigure en un membre de Satan, il faut s’étudier avec un soin diligent à ce que l’infâme contagion de cette lèpre ne puisse gagner les autres parties du corps mystique de Jésus-Christ. Les préceptes des saints Pères ont en conséquence prescrit qu’il valait mieux séparer du milieu des justes les hérétiques endurcis que de réchauffer un serpent aussi pernicieux pour le reste des fidèles dans le sein de notre pieuse mère l’Eglise. C’est pourquoi nous, Pierre, etc., Jean, etc., juges compétents en cette partie, nous t’avons déclarée par juste jugement, toi, Jeanne, vulgairement appelée la Pucelle, être tombée en diverses erreurs et crimes de schisme, idolâtrie, invocation des démons et beaucoup d’autres délits. Néanmoins comme l’Eglise ne ferme pas son sein au pécheur qui y retourne, nous, pensant que tu avais de bonne foi abandonné ces erreurs et ces crimes, attendu que certain jour tu les as désavoués, que tu as publiquement juré, voué et promis de n’y plus retourner sous aucune influence ou d’une manière quelconque, mais que tu préférais demeurer fidèlement et constamment dans la communion, ainsi que dans l’unité de l’Eglise catholique et du pontife romain, comme il est plus explicitement contenu dans ta cédule souscrite de ta propre main; attendu néanmoins que, après cette abjuration, séduite

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dans ton coeur par l’auteur de schisme et d’hérésie, tu es retombée dans ces délits, ainsi qu’il résulte de tes déclarations, ô honte! itératives, comme le chien retourne à son vomissement; attendu que nous tenons pour constant et judiciairement manifeste que ton abjuration était plutôt feinte que sincère.
Pour ces motifs, nous te déclarons retombée dans les sentences d’excommunication que tu as primitivement encourues, relapse et hérétique, et par cette sentence émanée de nous siégeant au tribunal, nous te dénonçons et prononçons, par ces présentes, comme un membre pourri, qui doit être rejeté et retranché de l’unité ainsi que du corps de l’Eglise, pour que tu n’infectes pas les autres. Comme elle, nous te rejetons, retranchons et t’abandonnons à la puissance séculière, en priant cette puissance de modérer son jugement envers toi en deçà de la mort et de la mutilation des membres, priant aussi que le sacrement de pénitence te soit administré, si en toi apparaissent les vrais signes de repentir.
Suit la sentence spéciale d’excommunication.


Déposition de Guillaume Manchon, greffier.

Le mercredi, au point du jour, avant la sentence et le (départ du château, Jeanne communia suivant sa demande. Pouvait-on donner la communion à une personne ainsi déclarée excommuniée et hérétique? Ne fallait-il pas absolution en forme de l’Eglise? Les juges et conseillers mirent ce point en délibération et décidèrent de lui accorder, sur sa requête, le sacrement de l’Eucharistie, avec l’absolution.

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Jeanne fut menée à son supplice avec une grande troupe d’hommes d’armes, au nombre d’environ quatre-vingts, partant épées et bâtons. Je la vis amener à l’échafaud. Sur la place étaient rangés sept à huit cents hommes de guerre. Ils entouraient Jeanne, si bien que personne n’eût été assez hardi pour lui parler, excepté frère Martin Ladvenu et maître Jean Massieu.
Jeanne ouït patiemment le sermon tout au long. Après, elle fit ses prières et lamentations, bien notablement et dévotement, de telle sorte que les juges, les prélats et tous les autres assistants furent provoqués à grands pleurs et larmes en la voyant exprimer ses pitoyables regrets et faire ses douloureuses complaintes. La sentence de l’Eglise venait d’être prononcée et Jeanne savait qu’elle allait mourir. Elle fit ses plus belles oraisons, recommandant son âme à Dieu, à la sainte Vierge et à tous les saints, les invoquant et demandant pardon et à ses juges et aux Anglais et au roi de France et à tous les princes du royaume. Je me retirai et ne vis pas le reste. Jamais je ne pleurai tant pour chose qui m’advint. Encore un mois après je ne m’en pouvais bonnement apaiser. C’est pourquoi de l’argent que j’avais eu du procès en rémunération de mes peines et labeurs, j’achetai un petit missel, que j’ai encore, comme souvenir de Jeanne et afin d’avoir occasion de prier pour elle.
J’ai ouï dire qu’à la suite de la sentence du juge d’Eglise qui la livrait au bras séculier, Jeanne fut conduite au bailli là présent, et que celui-ci sans autre délibération ou sentence, faisant signe de la main, dit « Menez ! Menez! » Et Jeanne fut menée au bûcher.
J’ai ouï dire encore par les témoins que Jeanne, à sa fin, avait invoqué le nom de Jésus. Elle ne voulut jamais

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révoquer ses révélations et y persista jusqu’à la dernière heure. De l’avis de tous, sa mort fut bien chrétienne. Pour moi, oncques ne vis aucun chrétien, plus grand signe de pénitence finale.

Déposition de Jean Massieu, huissier.

Le mercredi suivant eut lieu l’exécution. Dès le matin, après avoir ouï deux fais Jeanne en confession, frère Martin Ladvenu m’envoya trouver l’évêque de Beauvais pour l’informer qu’elle s’était confessée et demandait la communion. L’évêque réunit quelques docteurs. Après qu’ils eurent délibéré il revint me dire : « Dites à frère Martin de lui donner la communion et tout ce qu’elle demandera ». Je revins nu château et avisai frère Martin.
Certain clerc, messire Pierre apporta à Jeanne le corps de Notre-Seigneur, mais avec bien de l’irrévérence, sur une patène enveloppée du conopée dont on couvre le calice, sans lumière, sans cortège, sans surplis et sans étole. Frère Martin en fut mécontent. Il envoya quérir une étale et de la lumière, puis il communia Jeanne. J’y étais. Elle reçut l’hostie très dévotement et en répandant beaucoup de larmes.
Cela fait, Jeanne fut conduite au Vieux-Marché; frère Martin et moi nous la conduisîmes. Il y avait plus de 800 hommes d’escorte portant haches et glaives. Sur le chemin, Jeanne faisait de si pieuses lamentations que frère Martin et moi ne pouvions nous tenir de pleurer.
Au Vieux-Marché, Jeanne ouït le sermon de maître Nicolas Midi bien paisiblement. Le sermon fini, maître Midi dit à Jeanne : « Jeanne, va en paix, l’Eglise ne peut plus te défendre et te livre au bras séculier. » A ces mots,

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Jeanne, s’étant agenouillée, fit à Dieu les plus dévotes oraisons. Elle eut une merveilleuse constance, montrant apparences évidentes et grands signes de contrition, pénitence et ferveur de foi, tant par ses piteuses et dévotes lamentations que par ses invocations de la benoîte Trinité, de la benoîte glorieuse Vierge Marie et de tous les benoîts saints du paradis, parmi lesquels elle en nommait expressément plusieurs. Au milieu de ses lamentations, dévotions et attestations de vraie foi, elle demandait merci très humblement à toute manière de gens, de quelque condition ou état qu’ils fussent, tant de l’autre parti que du sien, en requérant qu’ils voulussent prier pour elle et en leur pardonnant le mal qu’ils lui avaient fait. Elle continua ainsi longtemps, environ une demi- heure. A cette vue les juges assistants se mirent à pleurer avec abondance. Plusieurs des Anglais présents reconnaissaient et confessaient le nom de Dieu au spectacle d’une si notable fin. Ils étaient joyeux d’y avoir assisté, disant que ç’avait été une bonne femme.
Quand Jeanne fut abandonnée par l’Eglise, j’étais encore avec elle. Elle requit avec grande dévotion qu’on lui donnât une croix. Un Anglais en fit une avec le bout d’un bâton et la lui donna. Jeanne la reçut dévotement, la baisa tendrement, faisant de piteuses lamentations et oraisons à Dieu notre Rédempteur qui souffrit en la croix pour notre salut; de laquelle croix elle avait le signe et la représentation. Elle mit cette croix en son sein, entre sa chair et son vêtement. De plus, elle me demanda humblement de lui faire avoir la croix de l’église afin qu’elle la vît continuellement jusqu’à la mort. Je fis tant que le clerc de la paraisse Saint-Sauveur la lui apporta. Quand on la lui eut apportée, Jeanne l’embrassa bien fort et longue-

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ment en pleurant, et elle la serra dans ses mains jusqu’à ce que son corps fût lié au poteau.
Pendant que Jeanne faisait ses dévotions et pieuses lamentations, les soldats anglais et plusieurs de leurs capitaines nous harcelaient, ayant hâte qu’elle fût mise entre leurs mains pour la faire plus tôt mourir. Je réconfortais Jeanne sur l’échafaud du mieux que je pouvais
quand ils me dirent: « Comment, prêtre, nous ferez-vous dîner ici? » Et incontinent, sans aucune forme ni signe de jugement, ils l’envoyèrent au feu en disant au bourreau : « Fais ton office. » Accompagnée de frère Martin, Jeanne fut conduite et liée, et jusqu’au dernier moment elle continua les louanges et lamentations dévotes envers Dieu, saint Michel, sainte Catherine et tous les saints. En mourant, elle cria à haute voix: JÉSUS !
Je tiens de Jean Fleury, clerc et greffier du bailli, qu’au rapport du bourreau, le corps étant réduit en cendres, le coeur de Jeanne était resté intact et plein de sang.
On donna ordre au bourreau de recueillir tout ce qui restait de Jeanne et de le jeter à la Seine, il le fit.

Déposition de frère Jean Toutmouillé, des frères prêcheurs.

Le jour où Jeanne fut brûlée, je me trouvai dès le matin en la prison avec frère Martin Ladvenu que l’évêque de Beauvais lui avait envoyé pour l’induire à vraie pénitence et l’entendre en confession; ce que ledit Ladvenu fit bien soigneusement et charitablement.
Quand il annonça à Jeanne la sentence des juges et qu’elle ouït la dure et cruelle mort qui l’attendait, elle cria douloureusement et piteusement, se tira et arracha

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les cheveux: « Hélas, me traite-t-on ainsi horriblement et cruellement qu’il faille que mon corps net et entier qui ne fut jamais corrompu soit aujourd’hui consumé et réduit en cendres! Ah! ah! j’aimerais mieux être décapitée sept fois que d’être ainsi brûlée. Hélas si j’eusse été en la prison ecclésiastique à laquelle je m’étais soumise et que j’eusse été gardée par les gens d’Eglise, non pas par mes ennemis et adversaires, il ne me fût pas si misérablement arrivé malheur. Oh! j’en appelle devant Dieu, le grand juge, des grands torts et ingravances qu’on me fait. » Et elle se plaignait merveilleusement des oppressions et violences qu’on lui avait faites.
Après ces plaintes survint l’évêque de Beauvais auquel elle dit incontinent: « Evêque, je meurs par vous. » Il commença à lui faire des remontrances, disant: « Ah! Jeanne, prenez tout en patience, vous mourez pour ce que vous n’avez pas tenu ce que vous aviez promis et que vous êtes retournée à votre premier maléfice. » Et la pauvre Pucelle lui répondit : « Hélas! si vous m’eussiez mise aux prisons de cour d’Eglise et rendue entre les mains de concierges ecclésiastiques compétents et convenables, ceci ne fût pas advenu. C’est pourquoi j’en appelle de vous devant Dieu. » Pour lors je sortis et n’ouïs plus rien.

Déposition de frère Martin Ladvenu, frère prêcheur.

La Pucelle me révéla qu’après son abjuration, on l’avait tourmentée violemment en la prison, molestée et battue, et qu’un lord anglais avait tenté de la violer. Elle disait publiquement et elle me dit à moi que c’était la cause pour laquelle elle avait repris l’habit d’homme.

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Avec la permission des juges, avant le prononcé de la sentence, j’entendis Jeanne en confession et je lui administrai le corps de Notre-Seigneur. Elle le reçut avec grande dévotion et beaucoup de larmes. Son émotion était telle que je ne saurais l’exprimer.
Le matin de ce jour qui était un mercredi, tandis que j’étais avec Jeanne pour la préparer au salut, l’évêque de Beauvais et quelques chanoines de Rouen entrèrent: Quand elle vit l’évêque, Jeanne lui dit : « Vous êtes cause de ma mort, vous m’aviez promis de me mettre aux mains de l’Eglise et vous m’avez remise aux mains de mes pires ennemis. » Près de sa fin elle disait encore à l’évêque : « Hélas je meurs par vous, car si vous m’eussiez donnée à garder aux prisons d’Eglise, je ne serais pas ici. »
Au lieu de procéder régulièrement, on s’en tint à la sentence épiscopale et il n’y eut pas de sentence laïque. C’est là un fait dont je suis certain, car je ne quittai pas Jeanne depuis sa sortie du château jusqu’au moment où elle rendit l’esprit. Après qu’elle eut été abandonnée par l’Eglise au bras séculier, deux sergents anglais la contraignirent de descendre de l’échafaud, la menèrent au lieu de l’exécution et la livrèrent au bourreau. Pourtant le bailli et la cour séculière étaient présents, assis sur un échafaud. Mais, je le répète, il n’y eut pas de condamnation portée par eux.
Le bourreau disait: « Jamais l’exécution d’aucun criminel ne m’a donné tant de crainte que l’exécution de cette pucelle; d’abord à cause de sa réputation et du grand bruit fait autour d’elle, puis à cause de la manière cruelle dont elle a été liée et affichée. » De fait les Anglais avaient fait faire un haut échafaud en plâtre, et


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au dire du bourreau, il ne la pouvait bonnement ni facilement expédier, ayant peine à atteindre jusqu’à elle. De tout cela il était fort marri et il avait grande compassion de la façon atroce dont on faisait mourir Jeanne.
Je puis attester la grande et admirable contrition de Jeanne, sa continuelle confession et repentance. Elle prononçait toujours le nom de Jésus et elle invoquait dévotement l’aide des saints et saintes du paradis.
Jusqu’à sa dernière heure, comme toujours, Jeanne affirma et maintint que ses voix étaient de Dieu, que tout ce qu’elle avait fait elle l’avait fait par ordre de Dieu, et qu’elle ne croyait pas avoir été trompée par ses voix; enfin que ses révélations étaient de Dieu.

Déposition de frère Jean de Lenozoles, prêtre de l’ordre des Célestins.

J’ai souvenir d’avoir été présent au prêche du Vieux-Marché. Dès le matin avant le prêche, je vis porter à Jeanne le corps du Christ, en grande solennité. On chantait les litanies ; on disait: « Priez pour elle! » et il y avait une grande multitude de flambeaux. Je n’assistai point à la communion de Jeanne. Mais depuis, j’ai entendu dire qu’elle avait reçu le bon Dieu fort dévotement et avec grande abondance de larmes.

Déposition de frère Isambard de la Pierre, frère prêcheur.

A son dernier jour, Jeanne se confessa et communia. La sentence ecclésiastique fut ensuite prononcée. Ayant assisté à tout le dénouement du procès, j’ai bien et clairement vu qu’il n’y eut pas de sentence portée par le juge séculier. Celui-ci était à son siège, mais il ne for-

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mula pas de conclusion. L’attente avait été longue. A la fin du sermon, les gens du roi d’Angleterre emmenèrent Jeanne et la livrèrent au bourreau pour être brûlée. Le
juge se borna à dire au bourreau, sans autre sentence: « Fais ton office .»
Frère Martin Ladvenu et moi suivîmes Jeanne et restâmes avec elle jusqu’aux derniers moments. Sa fin fut admirable tant elle montra grande contrition et belle repentance. Elle disait des paroles si piteuses, dévotes et chrétiennes que la multitude des assistants pleurait à chaudes larmes. Le cardinal d’Angleterre et plusieurs autres Anglais ne purent se tenir de pleurer; l’évêque de Beauvais, même lui, versa quelques pleurs.
Comme j’étais près d’elle, la pauvre pucelle me supplia humblement d’aller à l’église prochaine et de lui apporter la croix pour la tenir élevée tout droit devant ses yeux jusqu’au pas de la mort, afin que la croix où Dieu pendit, fût, elle vivante, continuellement devant sa vue.
C’était bien une vraie et bonne chrétienne. Au milieu des flammes, elle ne s’interrompit pas de confesser à haute voix le saint nom de Jésus, implorant et invoquant l’aide des saints du paradis. En même temps elle disait qu’elle n’était ni hérétique, ni schismatique comme le partait l’écriteau. Elle m’avait prié de descendre avec la croix, une fois le feu allumé, et de la lui faire voir toujours. Ainsi je fis. A sa fin, inclinant la tête et rendant l’esprit, Jeanne prononça encore avec force le nom de Jésus. Ainsi signifiait-elle qu’elle était fervente en la foi de Dieu, comme nous lisons que le firent saint Ignace d’Antioche et plusieurs autres martyrs. Les assistants pleuraient.
Un soldat anglais qui la haïssait mortellement avait



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juré qu’il mettrait de sa propre main un fagot au bûcher de Jeanne. Il le fit. Mais à ce moment, qui était celui où Jeanne expirait, il l’entendit crier le nom de Jesus. Il demeura terrifié et comme foudroyé. Ses camarades l’emmenèrent dans une taverne près du Vieux-Marché pour le ragaillardir en le faisant boire. L’après-midi, le même Anglais confessa en ma présence à un frère prêcheur de son pays, qui me répéta ses paroles, qu’il avait gravement erré, qu’il se repentait bien de ce qu’il avait fait contre Jeanne, qu’il la réputait maintenant bonne et brave pucelle; car au moment où elle rendait l’esprit dans les flammes il avait pensé voir sortir une colombe blanche valant du côté de la France.
Le même jour, l’après-midi, peu de temps après l’exécution, le bourreau vint au couvent des frères prêcheurs trouver frère Martin Ladvenu et moi. Il était tout frappé et ému d’une merveilleuse repentance et angoissante contrition. Dans son désespoir il redoutait de ne jamais obtenir de Dieu indulgence et pardon pour ce qu’il avait fait à cette sainte femme. « Je crains fort d’être, damné, nous disait-il, car j’ai brûlé une sainte. »
Ce même bourreau disait et affirmait que nonobstant l’huile, le soufre et le charbon qu’il avait appliqués contre les entrailles et le coeur de Jeanne, il n’avait pu venir à bout de consumer et réduire en cendres ni les entrailles ni le coeur. Il en était très perplexe, comme d’un miracle évident.

Déposition de maître Nicolas de Houppeville.

Je me trouvais là quand Jeanne sortit du château pour se rendre au lieu de son supplice. Il y avait environ cent

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vingt hommes qui la conduisaient, ayant haches et glaives. Jeanne pleurait très fort. La compassion me prit. Je n’eus pas 1a force d’aller jusqu’au lieu du supplice.


Déposition de Guillaume de la Chambre, médecin.

J’ouïs dire que les Anglais avaient amené Jeanne à reprendre l’habit d’homme. On racontait que les habits de femme lui avaient été soustraits et les habits d’homme mis à la place : d’où cette conclusion qu’on l’avait injustement condamnée. J’assistai à la dernière prédication qui fut faite au Vieux-Marché, à Rouen, par maître Nicolas Midi, après laquelle Jeanne fut brûlée. Les fagots étaient tout prêts et Jeanne faisait de si pieuses lamentations et exclamations que beaucoup pleuraient. Quelques Anglais riaient ; j’entendis Jeanne prononçant ces mots ou d’autres semblables : « Ha ! Rouen ! j’ay grant paour que tu ne ayes à souffrir de ma mort! » Un moment elle se mit à crier « Jésus » et à invoquer saint Michel. Puis elle expira dans les flammes.

Déposition de Guillaume Boisguillaume, greffier

J’ouïs dire en ce temps-là que le jour ou il vit Jeanne condamnée à mort, Loyseleur eut le coeur torturé par le remords et voulut monter sur la charrette pour crier pardon à Jeanne. Cela indigna les nombreux Anglais présents, si bien que sans l’intervention du comte de Warwick, Loyseleur eût été tué. Le comte enjoignit à Loyseleur de sortir de Rouen au plus vite s’il tenait à la vie.


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Déposition de Jean Riquier, curé d’Heudicourt.

Maître Pierre Morice visita Jeanne dès le matin avant qu’on la conduisît au prêche du Vieux-Marché. « Maître Pierre, lui dit-elle, où serai-je ce soir? — N’avez-vous pas banne espérance dans le Seigneur? répondit maître Pierre. — Oui, reprit-elle. Dieu aidant je serai en paradis. » Maître Pierre m’a raconté cela.
Quand Jeanne vit mettre le feu au bûcher, elle se mit à crier d’une voix forte : JÉSUS ! et toujours, jusqu’à son trépas, cria : JÉSUS!
Une fois morte, les Anglais, redoutant qu’on ne fît courir le bruit qu’elle s’était échappée, ordonnèrent au bourreau d’écarter un peu les flammes pour que les assistants la pussent voir morte.
Pendant l’exécution, maître Jean Alépée, alors chanoine de Rouen, était à mes côtés. Il pleurait que c’était merveille et je lui entendis dire : « Plut à Dieu que mon âme fût au lieu oùje crois être l’âme de cette femme. »

Extrait du « Journal de Paris ».

Jeanne fut bientôt estainte et sa robe toute arse (toute brûlée) ; et fut veue de tout le peuple-toutte nue et tous les secrets qui peu[v]ent estre ou doibvent en femme, pour aster les doubtes du peuple. Et quand ils l’[eu]rent assez à leur gré veue, toutte morte, le bourrel remist le feu grant sur sa p[a]u[v]re charongne qui tantôt fut toutte comburée et os et cha[i]r mis en cendre.